Elle est seule. Dans un grand manteau noir qui laisse sortir
une grosse écharpe violette. Elle est seule et regarde au loin ; Au loin,
il n’y a rien.
« Elle », c’est une femme d’une quarantaine d’années ; « Elle », c’est une
silhouette dans la journée finissante. Quelques rares voitures passent devant
l’abribus contre lequel elle s’est appuyée. Mais elle semble ignorer toute
vie autour d’elle ; Une silhouette et un regard absent. Au bout du chemin,
un bâtiment se dresse : c’est la maison d’arrêt. La grande dame brune a les
yeux rougis et elle attend.
Un bus arrive.
Les portes s’ouvrent, elle monte. Le chauffeur lui vend son ticket en la
regardant, en la dévisageant. Elle ne regarde rien. Elle regarde au loin
et au loin il n’y a rien. Mais le chauffeur de bus
qui enclenche la première n’a pas rien vu. Il a vu une silhouette, il a vu
des mains, il a senti un parfum qui lui rappelle une femme. Une femme qu’il
a aimé il y si longtemps, là-bas, loin dans son passé. Bien sûr ce n’est
pas elle, ce ne peut être elle mais il ne peut pas s’empêcher d’avoir le
regard embué. Juste quelques instants…
Ils avaient tout
pour être heureux, tout. Il avait trouvé la petite maison au bord de l’océan
dont elle rêvait tant, les grandes plages désertes ; les pins le long des
chemins, la façade blanche aux volets de couleurs. Tout y était. Il avait
signé le bail et devait l’amener le surlendemain. Tout était prêt : leur
chambre en sous-pente comme elle aimait, le petit balcon pour boire son café
le matin, et puis bien sûr une chambre d’enfant. Elle était mauve mais on
aurait pu la repeindre, c’était rien, ça. Ils avaient tout pour être heureux.
Il lui avait promis l’éternité, elle lui avait promis ses rires pour chaque matin. Leurs doigts s’étaient agrippés
lorsqu’il lui avait parlé de la maison de ses rêves et elle avait serré.
Serré, serré d’émotion, serré de bonheur. Dans ces doigts entremêlés il avait
tout senti… la promesse des jours heureux, leurs rires à venir, les battements
de cœur du bébé, là qui grossissait à l’intérieur. Il aurait tout donné pour
revivre ce serrement de doigts.
Sa main s’agrippa
un peu plus sur le volant du bus, il tenta de reprendre ses esprits. La soirée
allait être longue, il le savait.
Assis non loin
de lui, une vieille dame l’observe. Elle semble le reconnaitre. Est-ce lui ?
Il avait un grand nez comme celui-ci c’est vrai, mais de ¾, c’est pas facile de se déterminer. Et puis il avait
davantage de cheveux mais… après tant d’années c’est possible qu’il en ait
perdu… et puis avec les coups durs qu’il a vécu…
Dans le bus qui
s’éloigne de la maison d’arrêt, la vieille dame se souvient. Elle se souvient
de la première année qu’elle visitait les prisonniers. Elle s’occupait de
trois d’entres eux : le lundi, le mercredi et le vendredi. Lui, c’était le
mercredi matin. Elle s’en souvient parce qu’il lui avait dit : « le mercredi
c’est le jour des enfants et j’ai pas envie de rester seul ce jour-là. Faut
que je parle ; faut qu’on me parle ».
« Alors je viendrai vous parler chaque mercredi » lui avait-elle répondu
en souriant, « je vous le promets ».
Et ainsi, ils avaient
conversé chaque mercredi pendant deux ans.
Le regard de la
vieille dame se pose sur la vitre. Quand même se dit-elle, la compagnie de
bus ne lui aurait pas fait faire ce trajet en connaissant ses antécédents ?
Pas un trajet qui le ramènerait devant la prison dans laquelle il a été enfermé
plus de deux ans ?
La vieille dame
ne sait plus quoi en penser et ne saura jamais car elle descend au prochain
arrêt et se dirige vers la mercerie du coin de la rue. Chaque vendredi elle
s’y arrête. Elle achète boutons, fils, dentelles, rubans et s’amuse, avec
ses deux petites filles à faire des robes de poupée. Alors, chaque vendredi
elle reste de longs moments dans la boutique, aidée de vendeuses qui aiment
la voir pousser la porte et faire sonner la cloche et dire en entrant : « Je
viens chercher de nouvelles merveilles, qui vient m’aider ? »
Elodie, qui travaille
ici depuis maintenant un an se débrouille toujours pour être dans le lot
des favorites de la vieille dame. Elles s’assoient autour de paniers de boutons
et de rubans et cherchent à deux ou à trois à accorder les couleurs. Et la
vieille dame raconte ce qu’elle va faire le week-end approchant. Parfois
elle leur apporte une robe de poupée pas complètement achevée et c’est toujours
avec admiration qu’Elodie regarde ces merveilles.
Elodie aimerait
tellement mais n’ose pas. Chaque vendredi elle se dit en voyant la vieille
dame repartir : « la prochaine fois ». Et aujourd’hui encore, Elodie sent
son courage la quitter. Elle aimerait tellement lui demander de lui en offrir
une pour sa petite fille de cinq ans. Elle aimerait tellement que la poupée
de sa fille soit parée d’une si belle robe… avec ces jolis boutons et ces
jolis rubans. Mais Elodie est une jeune fille timide et souvent sent le rouge
monter à ses joues avant d’oser parler.
A peine la clochette
de la porte d’entrée annonce le départ de la vieille dame qu’Elodie se remet
derrière son présentoir et remet de l’ordre dans ses boites de fils.
Elle ne voit pas
que sa patronne la regarde ; avec bienveillance. La patronne regarde cette
jeune fille timide et se souvient… Quand elle l’a vu partir sans se retourner,
quand ils l’ont emmenée elle devait avoir à peine son âge… Elle avait 27
ans quand elle a quitté le contact avec le ciel bleu, le soleil, les oiseaux,
les parfums et les rubans. Des années à vieillir plus vite que les autres,
à compter de nouvelles rides sans avoir pourtant jamais plus ri. Elle avait
27 ans quand ils l’ont emmenée dans ce grand bâtiment au bout du chemin.
Et ce soir, à la veille de ses 39 ans, elle sort enfin ! Ils lui rendent
enfin la chair de sa chair. Usée, vidée, vieillie, sans avenir et sans plus
de passé, mais ils lui rendent enfin. Pour de vrai. Pas pour quelques minutes
de parloir, pas pour quelques doigts caressés en vitesse. Non, la cloche
va sonner et elle va rentrer. Elle aura la grosse écharpe violette qu’elle
lui a tricotée, elle aura cette même silhouette dans son seul manteau noir.
Alors tout doucement elle s’éloignera de la caisse du magasin,
elle s’approchera d’elle, elle fermera la porte sur son passage et elle la
serrera contre son sein de mère.
La patronne n’est
plus tout à fait patronne en ce moment ; il faut se préparer à entendre la
cloche sonner enfin comme elle n’a plus sonné depuis douze longues années.
Il fait nuit, les
rues sont éclairées. La chaussée, humide brille et reflète les lumières des
réverbères.
Une longue dame
brune se tient devant la porte d’une mercerie et hésite. Elle remonte son
écharpe violette, prend une grande inspiration et pousse la porte. Une cloche
retentit.
Deux rues plus
loin, une vieille dame lit une recette. Elle fait la liste des ingrédients
qu’elle ira acheter au marché demain matin. Elle pense au plaisir qu’elle
va faire à ses deux petites filles adorées et sourit.
Elodie borde sa
petite fille et lui raconte une histoire de princesse. La princesse aux rubans.
Et sur les yeux endormis de l’enfant dépose un baiser.
Le trafic est fluide,
il n’y aura pas beaucoup d’accrochages de soir dans les rues de la ville.
A un feu rouge, un chauffeur de bus fait le point sur sa vie. Nouveau quartier,
nouvel itinéraire qu’on lui a confié. La prison n’est peut-être pas un hasard…
Demain, c’est décidé, il déposera une demande pour être visiteur de prison.
Le feu passe au vert, le bus démarre. Le chauffeur sourit : « Moi je suis
vivant, alors je vais vivre. »