1-2-3 et hop ! (Emmanuelle)

Anna sait marcher, Anna sait nager
Anna a huit ans.
La roche est humide et luisante
La roche est glacée et glissante
Ses petits pieds nus
Doucement avancent
La roche est glacée et glissante
L’eau écume et se déverse en torrent
Les petits pieds nus
Doucement avancent
Un, deux, trois et hop !

Anna a aimé, Anna ne veut plus aimer
 Anna a seize ans Ses cheveux s’envolent dans le vent
La roche est sèche et rêche, là-haut sur la falaise.
La roche est sèche et rêche.
Le vent fouette son visage
Le vent sèche ses yeux noirs Anna a seize ans et ne veut plus souffrir.
En bas, l’eau du torrent qu’elle aime tant, écume.
Sauter pour ne plus jamais souffrir
Avancer ses petits pieds nus juste une fois
La roche est sèche et rêche, là-haut sur la falaise…
Un, deux, trois et hop !

Anna a 30 ans, Il a 30 ans
Ils ont beaucoup plus que 60 à tous les deux
Chaque geste lui coûte, chaque parole l’étrangle
Elle suffoque dans ce couple centenaire
Elle se débat : elle étouffe encore plus.
Se laisser glisser, se laisser couler jusqu’à l’infini
Ne plus se retenir, se laisser couler en dehors
Sentir à nouveau le vent lui fouetter le visage
Sentir à nouveau l’eau glacée brûler ses pieds
Quitter le navire pour tout recommencer
Sans lui, sans eux deux, sans leur cent ans de vie commune
Retrouver sa respiration légère, légère et vivante.
Anna a 30 ans, Anna a 100 ans.
Tout recommencer, là, maintenant, sans résistance
Allez… Un, deux, trois et hop !



Anna a retrouvé ses 30 ans
Anna est seule à porter ses 30 ans
Chaque matin depuis des années elle traîne son ombre
Elle traîne son ombre jusqu’au bureau qu’elle déteste
Elle déteste son quotidien, ce quotidien vide et gris.
Demain, elle quittera cette chaise et ce bureau
Demain elle ira voir son patron et elle lui dira
Elle lui dira qu’elle s’emmerde, elle lui dira que c’est un con
Demain elle sortira dans la rue sous un ciel de printemps
Légère et libre et elle ira vers sa rivière
Là où la roche est glacée et glissante
Là où l’eau écume et se déverse en torrent
et pourquoi pas maintenant
Anna hésite, elle se lève…
Un, deux, trois et hop !

Anna est seule face à lui
Anna n’a plus d’âge aujourd’hui
elle a ancré ses yeux dans les siens
Seule une grille les sépare.
Un grand silence lourd et moite les enveloppe
La poussière du cirque assèche sa peau.
Anna a peur, Anna veut surmonter sa peur.
Entrer dans la cage et ne pas baisser le regard
Juste une fois dans sa vie ne pas baisser le regard
Sa gorge est rêche, sa gorge est sèche
Anna avance lentement  vers la cage
Anna n’a plus d’âge aujourd’hui
Sa main s’approche du verrou
Un, deux, trois et hop !

Un grand hall d’embarquement.
Des voyageurs, des valises, une voix dans un micro
Des adieux, des baisers et Anna au milieu, seule.
Un billet à la main, un aller simple.
Un aller simple pour Pondichéry pour ne plus revenir, jamais.
Anna a 60 ans, Anna regarde ce qu’elle laisse derrière.
Des peurs, des regrets et de doux souvenirs.
La voix au micro annonce son nom.
Anna se sent couler vers son destin.
Adieu la roche humide et luisante
Adieu la roche glacée et glissante
Adieu l’eau qui écume et se déverse en torrent.
Anna caresse machinalement la cicatrice sur sa joue
Elle se lève et serre son billet aller simple
Un, deux, trois et hop !




Le monologue prisonnier

Elle est seule. Dans un grand manteau noir qui laisse sortir une grosse écharpe violette. Elle est seule et regarde au loin ; Au loin, il n’y a rien.
« Elle », c’est une femme d’une quarantaine d’années ; « Elle », c’est une silhouette dans la journée finissante. Quelques rares voitures passent devant l’abribus contre lequel elle s’est appuyée. Mais elle semble ignorer toute vie autour d’elle ; Une silhouette et un regard absent. Au bout du chemin, un bâtiment se dresse : c’est la maison d’arrêt. La grande dame brune a les yeux rougis et elle attend.

Un bus arrive. Les portes s’ouvrent, elle monte. Le chauffeur lui vend son ticket en la regardant, en la dévisageant. Elle ne regarde rien. Elle regarde au loin et au loin il n’y a rien.  Mais le chauffeur de bus qui enclenche la première n’a pas rien vu. Il a vu une silhouette, il a vu des mains, il a senti un parfum qui lui rappelle une femme. Une femme qu’il a aimé il y si longtemps, là-bas, loin dans son passé. Bien sûr ce n’est pas elle, ce ne peut être elle mais il ne peut pas s’empêcher d’avoir le regard embué. Juste quelques instants…

Ils avaient tout pour être heureux, tout. Il avait trouvé la petite maison au bord de l’océan dont elle rêvait tant, les grandes plages désertes ; les pins le long des chemins, la façade blanche aux volets de couleurs. Tout y était. Il avait signé le bail et devait l’amener le surlendemain. Tout était prêt : leur chambre en sous-pente comme elle aimait, le petit balcon pour boire son café le matin, et puis bien sûr une chambre d’enfant. Elle était mauve mais on aurait pu la repeindre, c’était rien, ça. Ils avaient tout pour être heureux. Il lui avait promis l’éternité, elle lui avait promis ses rires pour chaque matin. Leurs doigts s’étaient agrippés lorsqu’il lui avait parlé de la maison de ses rêves et elle avait serré. Serré, serré d’émotion, serré de bonheur. Dans ces doigts entremêlés il avait tout senti… la promesse des jours heureux, leurs rires à venir, les battements de cœur du bébé, là qui grossissait à l’intérieur. Il aurait tout donné pour revivre ce serrement de doigts.

Sa main s’agrippa un peu plus sur le volant du bus, il tenta de reprendre ses esprits. La soirée allait être longue, il le savait.

Assis non loin de lui, une vieille dame l’observe. Elle semble le reconnaitre. Est-ce lui ? Il avait un grand nez comme celui-ci c’est vrai, mais de ¾, c’est pas facile de se déterminer. Et puis il avait davantage de cheveux mais… après tant d’années c’est possible qu’il en ait perdu… et puis avec les coups durs qu’il a vécu…

Dans le bus qui s’éloigne de la maison d’arrêt, la vieille dame se souvient. Elle se souvient de la première année qu’elle visitait les prisonniers. Elle s’occupait de trois d’entres eux : le lundi, le mercredi et le vendredi. Lui, c’était le mercredi matin. Elle s’en souvient parce qu’il lui avait dit : « le mercredi c’est le jour des enfants et j’ai pas envie de rester seul ce jour-là. Faut que je parle ; faut qu’on me parle ».
« Alors je viendrai vous parler chaque mercredi » lui avait-elle répondu en souriant, « je vous le promets ».

Et ainsi, ils avaient conversé chaque mercredi pendant deux ans.

Le regard de la vieille dame se pose sur la vitre. Quand même se dit-elle, la compagnie de bus ne lui aurait pas fait faire ce trajet en connaissant ses antécédents ? Pas un trajet qui le ramènerait devant la prison dans laquelle il a été enfermé plus de deux ans ?

La vieille dame ne sait plus quoi en penser et ne saura jamais car elle descend au prochain arrêt et se dirige vers la mercerie du coin de la rue. Chaque vendredi elle s’y arrête. Elle achète boutons, fils, dentelles, rubans et s’amuse, avec ses deux petites filles à faire des robes de poupée. Alors, chaque vendredi elle reste de longs moments dans la boutique, aidée de vendeuses qui aiment la voir pousser la porte et faire sonner la cloche et dire en entrant : « Je viens chercher de nouvelles merveilles, qui vient m’aider ? »

Elodie, qui travaille ici depuis maintenant un an se débrouille toujours pour être dans le lot des favorites de la vieille dame. Elles s’assoient autour de paniers de boutons et de rubans et cherchent à deux ou à trois à accorder les couleurs. Et la vieille dame raconte ce qu’elle va faire le week-end approchant. Parfois elle leur apporte une robe de poupée pas complètement achevée et c’est toujours avec admiration qu’Elodie regarde ces merveilles.

Elodie aimerait tellement mais n’ose pas. Chaque vendredi elle se dit en voyant la vieille dame repartir : « la prochaine fois ». Et aujourd’hui encore, Elodie sent son courage la quitter. Elle aimerait tellement lui demander de lui en offrir une pour sa petite fille de cinq ans. Elle aimerait tellement que la poupée de sa fille soit parée d’une si belle robe… avec ces jolis boutons et ces jolis rubans. Mais Elodie est une jeune fille timide et souvent sent le rouge monter à ses joues avant d’oser parler.

A peine la clochette de la porte d’entrée annonce le départ de la vieille dame qu’Elodie se remet derrière son présentoir et remet de l’ordre dans ses boites de fils.

Elle ne voit pas que sa patronne la regarde ; avec bienveillance. La patronne regarde cette jeune fille timide et se souvient… Quand elle l’a vu partir sans se retourner, quand ils l’ont emmenée elle devait avoir à peine son âge… Elle avait 27 ans quand elle a quitté le contact avec le ciel bleu, le soleil, les oiseaux, les parfums et les rubans. Des années à vieillir plus vite que les autres, à compter de nouvelles rides sans avoir pourtant jamais plus ri. Elle avait 27 ans quand ils l’ont emmenée dans ce grand bâtiment au bout du chemin. Et ce soir, à la veille de ses 39 ans, elle sort enfin ! Ils lui rendent enfin la chair de sa chair. Usée, vidée, vieillie, sans avenir et sans plus de passé, mais ils lui rendent enfin. Pour de vrai. Pas pour quelques minutes de parloir, pas pour quelques doigts caressés en vitesse. Non, la cloche va sonner et elle va rentrer. Elle aura la grosse écharpe violette qu’elle lui a tricotée, elle aura cette même silhouette dans son seul manteau noir.

Alors tout doucement elle s’éloignera de la caisse du magasin, elle s’approchera d’elle, elle fermera la porte sur son passage et elle la serrera contre son sein de mère.

La patronne n’est plus tout à fait patronne en ce moment ; il faut se préparer à entendre la cloche sonner enfin comme elle n’a plus sonné depuis douze longues années.

Il fait nuit, les rues sont éclairées. La chaussée, humide brille et reflète les lumières des réverbères.

Une longue dame brune se tient devant la porte d’une mercerie et hésite. Elle remonte son écharpe violette, prend une grande inspiration et pousse la porte. Une cloche retentit.

Deux rues plus loin, une vieille dame lit une recette. Elle fait la liste des ingrédients qu’elle ira acheter au marché demain matin. Elle pense au plaisir qu’elle va faire à ses deux petites filles adorées et sourit.

Elodie borde sa petite fille et lui raconte une histoire de princesse. La princesse aux rubans. Et sur les yeux endormis de l’enfant dépose un baiser.

Le trafic est fluide, il n’y aura pas beaucoup d’accrochages de soir dans les rues de la ville. A un feu rouge, un chauffeur de bus fait le point sur sa vie. Nouveau quartier, nouvel itinéraire qu’on lui a confié. La prison n’est peut-être pas un hasard… Demain, c’est décidé, il déposera une demande pour être visiteur de prison. Le feu passe au vert, le bus démarre. Le chauffeur sourit : « Moi je suis vivant, alors je vais vivre. »