Partir, ne pas partir ?
Anna
est assise à la terrasse d’un café. Ses longues jambes apparaissent sous
une jupe fluide qui annonce le printemps.
Avec un geste élégant, elle fume une cigarette devant une menthe à l’eau.
Anna semble paisible. Elle attend et profite simplement de l’instant, de
l’air tiède qui caresse la peau, de la jolie vue sur le square d’enfants.
Alban se prépare pour aller à la pêche.
Il nettoie méticuleusement sa canne à pêche, prépare ses hameçons, cale
ses boites d’asticots au fond du panier en osier.
Au fond du garage, il a tout regroupé sur son établi et vérifie chaque
ustensile. Un rayon de soleil chauffe sa nuque. Alban est serein et un
sourire doux illumine son visage.
Dans une demi-heure, Alban ira chercher Anna qui l’attend à côté du
square Vendôme, en terrasse, dans une demi-heure Alban emmènera dans sa
voiture la belle Anna à la pêche, dans le plus beau des sous-bois, où
coule une rivière.
Partir ou ne pas partir
Partir.
Partir tous les deux, là, tout de suite. Partir pour ne plus revenir
ou dans longtemps.
Partir pour quitter ces deux univers, quitter femme et mari, partir
main dans la main sans se retourner. Regarder devant, ensemble, à deux,
serrer sa main très fort et avancer vers le soleil au bout du chemin.
Partir pour être heureux, partir pour s’aimer, se dévorer, se combler.
Partir à deux et offrir à l’autre ce qu’il n’a jamais eu. Ce que l’autre
conjoint n’a jamais pensé ou voulu lui offrir. De moments de bonheurs
intenses, des moments de grâce comme un pique-nique au bord d’une rivière.
De petits bonheurs égrainés tout au long de la journée et des journées
mises bout à bout pour construire des années de bonheur.
Regarder l’autre dormir et caresser sa peau à deux millimètres pour
ne pas la réveiller. Sentir son souffle tiède et se retenir de ne pas
la dévorer. Regarder son ventre et lui faire un enfant, regarder ses yeux
et sentir qu’ils ne sont que pour soi.
Refaire le monde à deux en partant sur des routes inconnues. Rencontrer
des gens nouveaux et être à leurs yeux un couple légitime enfin. Deviner
ce que l’autre ressent et le surprendre souvent pour ne jamais connaitre
l’ennui.
Projeter des milliers de rêves et les siens et les nôtres.
Partir pour vivre ses rêves et ne jamais se lasser de la vie.
Partir pour pouvoir rire ensemble chaque matin, aller ramasser des escargots
pieds nus dans la rosée, s’asperger d’eau dans une fontaine, retrouver
l’espièglerie de l’enfance et faire l’amour comme deux amants avides l’un
de l’autre.
Partir pour vivre heureux ensemble tout simplement. Pour se réveiller
auprès d’elle chaque matin et voir apparaitre petit à petit une ride après
l’autre. Et aimer les regarder et les toucher.
Et attendre son premier cheveu blanc et les suivants et les aimer bien
davantage encore que sa belle chevelure brune.
Partir pour se trouver enfin et faire de notre union une œuvre d’art.
Partir c’est sacrifier deux autres personnes qui n’ont pas su garder
mais qui nous aiment quand même à leur façon…
Ne pas partir
Ne pas partir c’est rester avec elle et Anna avec lui.
Ne pas partir c’est renoncer à un bonheur possible, grand, immense qui
nous submerge.
Rester dans notre confort que l’on connait si bien. Eviter les risques,
éviter le changement de vie et l’inconnu.
Ne pas partir c’est rester fidèle à l’image que l’on a toujours donné
de soi. Un garçon sérieux pour moi, un bon mari qui ne rit pas beaucoup
mais qui a bon caractère.
Rester c’est faire l’amour à une femme que l’on ne désire plus mais
que l’on veut continuer à protéger.
Rester c’est ne pas partir avec Anna, c’est abandonner nos rêves et
notre vie à deux.
Remballer ses sentiments, étouffer ses désirs, éteindre la lumière pour
ne plus voir les rêves.
Rester avec le devoir de ne pas faire souffrir la femme que l’on a promis
de garder pour toujours.
Rester c’est accepter le devoir et tourner le dos à son cœur.
Ne pas partir c’est renoncer. Choisir c’est renoncer ; Pourtant là on
ne choisit pas, on subit. On subit et on renonce en même temps.
Ne pas partir c’est savoir où l’on sera au repas de Noël prochain, c’est
rester raisonnablement au même poste car il faut assumer le crédit de la
maison. Rester c’est éviter des conflits, des reproches et l’immense
culpabilité qui nous attend au coin du chemin.
Ne pas partir c’est dire adieu à la chasse aux escargots, c’est dire
adieu au sous-bois moite et tendre à partager à deux.
Ne pas partir c’est redouter les rides et les cheveux blancs qui arrivent
trop vite et qui vont l’enlaidir, elle.
Rester enfin, c’est garder le cap sur la route tracée et ignorer la
fraicheur du sous-bois qui mène à la rivière et qui mène à Anna…
Un an a passé. Alban est au fond de son garage. Un rayon de soleil chauffe
sa nuque.
C’est le printemps, c’est le jour idéal pour aller pêcher. Pourtant
la canne à pêche est rangée dans l’angle avec le panier en osier, derrière
la grande armoire. Il l’a posée là, il y a un an et ne l’a plus jamais
touchée. Adieu les sous-bois, adieu la chasse aux escargots, adieu la volupté
de la peau tiède d’Anna.
Le devoir l’a cloué là, au-dessus de ce garage, dans sa grande maison
décorée par sa femme.
Alban s’échappe tous les dimanches au fond de son garage et bricole
sur son établi.
Il reproduit les gestes de l’année précédente ou presque. Le panier
en osier est remplacé par un couffin qu’il est entrain de confectionner.
L’ombre d’une femme enceinte passe au fond du jardin. Alban se retourne
pour ne pas que l’on voit ses larmes couler.
Etre
un homme…
- Etre
un homme c’est être le contraire d’une femme ou plutôt le complément.
- C’est
ne plus être un petit garçon et être capable de s’assumer.
- Etre
un homme c’est certainement un jour devenir papa.
- Etre
un homme c’est tomber amoureux d’une femme en général, mais parfois
d’un homme aussi.
- C’est
avoir des poils sur le torse et sur les mains et être capable de
partir à la guerre s’il le faut.
- Etre
un homme c’est rendre une femme dépendante par amour et après oublier
de la séduire.
- C’est
chercher une femme pour en faire sa maitresse et après lui demander
d’être une mère.
- Etre
un homme c’est s’interdire de pleurer parce qu’on est un homme alors
qu’une femme adore voir un homme pleurer.
- C’est
aussi entendre les jérémiades des femmes qui se sentent incomprises
et c’est ne jamais les comprendre vraiment, et au mieux tendre vers…
- Etre
un homme c’est se sentir responsable d’une famille mais souvent préférer
retrouver les amis pour retrouver l’âme de l’enfance.
- Etre
un homme c’est cacher le petit garçon qui est en soi pour plaire
à une femme en oubliant qu’elle a des rêves de petites filles.
- Etre
un homme c’est pas facile.
- Etre
un homme c’est se mettre des devoirs vis-à-vis de sa famille et vivre
ses envies et sa liberté au club de sport.
- Etre
un homme c’est ne plus supporter les femmes mais être incapable de
vivre sans.
- Etre
un homme c’est très compliqué.
Tu vois, il n’y a pas longtemps
j’ai quitté un homme qui ne se sentait pas à la hauteur avec moi, qui
me reprochait d’avoir trop d’exigences en amour, trop d’attentes pour
rompre le quotidien. Tu vois ce même homme m’a écrit il y a quelques jours
que la vie était quand même beaucoup plus intéressante et drôle avec moi.
Etre
une femme…
- Etre une femme c’est… être
un homme avec des seins…
- Non, c’est un peu plus compliqué
que ça…
- Etre une femme c’est vouloir
être une maitresse avec des rêves de petite fille.
- C’est être dans un corps
de grande avec des rêves d’enfants
- Etre une femme c’est devoir
être une épouse, une mère, travailler, organiser la maison et avoir
le sourire.
- Etre une femme c’est râler
après un homme parce qu’il n’est pas assez ou qu’il est trop mais
ne pas savoir vivre sans lui.
- Etre une femme c’est tenter
de trouver l’équilibre entre ses propres désirs et les désirs de
l’homme et des enfants.
- Etre une femme c’est vouloir
rester belle, jeune mais aussi être intelligente cultivée pour rivaliser
avec toutes les autres.
- Etre une femme c’est s’accorder
parfois de pleurer sans en avoir honte.
- Etre une femme c’est vouloir
être un homme pour se sentir libre mais dépendre sans cesse de son
regard.
- Etre une femme c’est savoir
jouer avec un enfant, savoir le consoler et lui faire aimer la vie,
qu’il soit garçon ou fille.
- Etre une femme c’est tenter
d’exister autant que son mari.
- Etre une femme c’est apprendre
la frustration des attentions qui n’arriveront jamais.
- Etre une femme c’est être
adulte et grande et c’est très compliqué..
Tu vois l’homme que j’ai
quitté il n’y a pas longtemps, je lui reprochais de ne pas s’occuper assez
de moi, de ne pas assez parler avec moi, de ne pas assez être comme sur
ma liste de petite fille…
Hier j’ai rencontré un homme avec qui j’ai parlé de ces attentes. Il
m’a dit que j’attendais trop et que je bouffais l’espace de l’autre avec
mes déceptions…
Tu vois être une femme c’est réfléchir à tout ça et essayer de se remettre
en cause, encore…
Le
silence
- Le silence ça peut être merveilleux.
- Le silence c’est quand on entend rien et qu’à
force on entend plein de petits bruits, de petits craquements que
l’on n’aurait pas soupçonnés.
- Le silence c’est devant un beau paysage, c’est
quand on a le souffle coupé devant des lacs en Norvège, un soleil
couchant sur une dune, une mer démontée ou au contraire si calme…
c’est un silence plein partagé par une émotion commune. Alors on sert
la main de celui d’à côté et on regarde, on emplit ses yeux de souvenirs
et on se tait, bouche-bée.
- Le silence peut mettre en valeur un moment
d’émotion lors d’un regard soutenu, lors d’une projection d’un film
triste, après un opéra qui nous a noué la gorge. Le silence ça peut
vouloir dire mille et une choses…
- Le silence ça t’enveloppe quand tu es heureux
et ça te vide lorsque tu attends des paroles. Le silence ça te repose
après le brouhaha de la rue, après une dispute, ça t’attire lorsque
la nuit tombe et que tu veux t’endormir. Le silence c’est aussi un
compagnon de route que tu redoutes, que tu appréhendes, que tu tentes
de fuir mais qui te rattrape. Le silence dans un couple t’étouffe,
t’éloigne l’un de l’autre, te tue à petit feu parce qu’il t’isole.
- Le silence, lorsque tu essaies de le casser à
coups de phrases anodines, c’est qu’il est alors trop tard et il
te revient en pleine face comme un boomerang : Plus de mots venus
du cœur, plus de mots pour rejoindre l’être aimé… juste des mots
lâchés pour entendre un son de voix, pour rivaliser avec la télévision.
- Le silence ça peut être magique et maléfique.
-« Chut,
arrête de parler des choses qui ne vont pas et profite de celles qui vont
bien »
-« Mais j’ai besoin de parler… »
-« Chut… oui ça va j’ai compris… »
-« Tu n’as pas compris puisque je ne t’ai rien dit… »
-« Arrête, j’ai pas envie d’entendre, ça va alourdir… »
Alors j’ai arrêté d’alourdir et puis je suis partie…
Le silence c’est ce qui rapproche un homme et une femme au début et
qui les éloigne par la suite.
Le silence c’est l’ami de l’homme et l’ennemi de la femme.
L’homme aux serpents
J’avais loué une maison
dans un petit village. J’avais besoin de me ressourcer alors j’avais cherché
une maison au calme.
Lorsque je suis arrivé dans les montagnes italiennes, la route qui m’emmenait
au village suspendu aux nuages, sinuait. Elle sinuait tant et si bien que
passé un virage on ne voyait déjà plus le précédent. La montagne était
jaune et mordorée, de mille couleurs qui font la douceur automnale.
Et pourtant… les grandes ombres des montagnes qui dominaient la route
m’impressionnaient toujours un peu plus. Soudain, après avoir passé un énième
lacet de montagne, je vis, se dressant au-dessus de moi un village agrippé
à la falaise avec des façades si maigres et si hautes qu’il me fit frissonner.
Un panneau signalétique me confirmait que j’étais arrivé à destination,
et que j’allais donc séjourner sur cette commune durant deux mois. Suivant
le plan qu’une vieille tante m’avait inscrit sur un morceau de papier pour
accéder à la maison, j’empruntais une petite route bordée de mélèzes. Ils
n’étaient pas jaunes comme ceux de la vallée, non ceux-là étaient sombres
comme si le soleil ne passait jamais à travers ces branches immenses et
déployées. Au bout d’un long moment, je vis au bout de cette petite route
une maison, ou plutôt un petit manoir.
J’avais demandé du calme,
me voilà servi. Cette propriété était isolée de toute âme. Pourtant, de
la fumée sortait de la cheminée et quelques lumières étaient éclairées
au rez-de-chaussée. Je toquais à la porte. Après quelques instants d’attente,
n’entendant personne arriver, je décidais d’entrer. Un petit mot était
déposé sur un guéridon : « Bienvenue ». Passé un long couloir, j’entrais
dans un immense salon où un feu de cheminée crépitait. Cette chaleur me
réconforta et la fatigue du voyage m’emmena dans une chambre et me poussa
rapidement dans un sommeil profond. Au milieu de la nuit, un bruit sourd
semblant venir du contrebas de la maison me sortit violemment de mon sommeil.
Deux autres coups suivirent ; puis rien. Les paupières lourdes, je réussis
à me rendormir rapidement.
Au petit matin, un rayon de soleil entré dans la chambre me réveilla.
Après m’être étiré voluptueusement sous les édredons, je sortis du lit
et me dirigeai vers la fenêtre.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ouvris les volets : en contrebas,
sur la gauche, j’aperçus un cimetière abandonné. Un cimetière comme dans
les films anglais où l’on s’attend à voir surgir un chat noir ou une vieille
dame courbé. Mais mon cimetière à moi n’avait pas âme qui vive dans ses
entrailles. Il n’y avait que des stèles éventrées, défoncées et des croix
de fer renversées.
Un frisson me parcourus l’échine. Mais ce qui était le plus surprenant
pour moi, c’est que je n’entendais rien. Pas un cri d’oiseau, pas un souffle
d’air dans les feuillages. La nature a mille et un bruit pourtant ; et
là, rien. Je voyais un paysage mais je ne le sentais pas vivant. Il était
comme coupé de la réalité.
Je fermais la fenêtre et décidais de déjeuner avant l’aller explorer
le cimetière si énigmatique. Et en descendant le grand escalier de bois,
je n’entendis aucun craquement, rien. Je me mis alors à me chuchoter quelque
chose pour vérifier mon audition. ;je m’entendis. Ce n’était donc pas ça.
Après quelques préparatifs succincts, je sortais de cette grande maison
bien décidé à aller découvrir le cimetière.
Un vent chaud m’accompagnait, un vent sec et étouffant pareil à celui
que j’avais connu dans le désert. Cet air n’était pas en osmose avec ce
paysage automnal, le manque de bruit, de craquement, de bruissement rajoutait
à l’étrangeté du moment.*Je passais le portillon en fer forgé du petit
cimetière et me mis à circuler entre les tombes. Je me mouvais de l’une
à l’autre en essayant de déchiffrer les noms et les dates inscrites sur
les stèles. Une fois ou l’autre je me penchais pour dépoussiérer une inscription,
une fois ou l’autre je découvrais une photo sépia d’une belle jeune femme
morte il y a longtemps. Un sentiment de bien être s’empara enfin de moi
peu à peu et j’oubliais l’absence de son, l’absence de fraicheur, l’absence
de présence… je gérais ainsi l’absence en me réincarnant tout simplement.
J’étais venu me retirer ici deux longs mois pour retrouver l’inspiration
perdue, pour me retrouver lace à moi-même. Alors pourquoi ne pas commencer
de la sorte ?
Mon regard soudain fut attiré sur la gauche par une stèle plus petite
que les autres, beaucoup plus petite. Je m’approchais, sensible à la mort
d’un enfant et m’agenouillait pour nettoyer la pierre tombale et découvrir
son nom. A peine avais-je approché la main de son visage photographié
que j’entendis un bruit sourd derrière moi. Je me retournais en sursautant
: un homme vouté s’éloignait rapidement et disparu en une fraction de seconde
derrière un grand mur de pierres. J’eus juste le temps d’apercevoir des
serpents enroulé et sifflant autour de son cou.
Tout revint à ma mémoire : le bruit sourd que je venais d’entendre faisait
écho à ceux entendu pendant la nuit. Je ne savais les identifier mais savais
que c’était les mêmes : les seuls bruits que je n’avais d’ailleurs entendu
dans cette contrée depuis mon arrivée.
Je décidais d’en avoir le cœur net et je me dirigeais alors vers le
grand mur de pierres derrière lequel l’homme aux serpents avait disparu.
Au-delà du grand mur, des champs à perte de vue s’étendaient dans une
immensité plate et déserte. J’avais beau plisser les yeux pour voir le
plus loin possible, l’homme avait disparu ; et ses serpents avec.
Je décidais d’avancer vers l’horizon, d’aller explorer ces champs infinis
en quête d’une cachette quelconque ou d’une dimension inconnue dans laquelle
le vieux se serait engouffré.
Je marchais et je marchais encore et l’horizon semblait toujours aussi
loin. J’avais chaud, le silence pesant étouffait mes oreilles et mon cœur.
Longtemps j’ai marché sous un soleil qui m’accablait.
Pas un rayon n’avait éclairé la route qui m’avait amené au petit manoir
la veille, et il semblait s’être caché pour mieux me surprendre aujourd’hui.
Au bout de plusieurs heures sous ce soleil de Satan, je décidais de reprendre
le chemin inverse.
En me retournant, j’eus un choc terrible : le mur du cimetière n’était
qu’à un mètre de moi, deux tout au plus, comme si j’avais fait du sur-place.
Pris d’un élan de panique, j’accusais des forces maléfiques, j’implorais
Dieu, moi qui n’avais jamais cru à un au-delà possible. Je traversais en
toute hâte les allées du cimetière, convaincu que ce mystère était lié
au tombeau de l’enfant que j’avais voulu approcher.
Lorsque je fus à son niveau, j’eus la nausée… La tombe était couverte
de sang, d’un sang encore frais qui venait de couler. Un cœur était éventré
au milieu et dans le sang répandu, un doigt avait tracé : « Qui vivra,
verra ».
J’ai vomi, je sais que j’ai vomi. Perdu connaissance ? Je ne crois pas,
mais je sais que je me sentais comme dans une nébuleuse de coton lorsque
je suis sortie du cimetière.
J’ai rejoins la grande maison, j’ai pris mes affaires en hâte et j’ai
démarré la voiture. J’ai pris le volant et j’ai roulé, roulé sur cette
route ombragée et sinueuse. Toujours pas un rayon de soleil. J’ai roulé
des heures sans atteindre jamais le village.
Et je roule encore mais je ne veux pas me retourner. Je sais que le
manoir n’est toujours qu’à un mètre de moi ; ou peut-être deux…
Denise et Jacqueline
Les 2 personnages imposés. Chaque paragraphe
introduit par les phrases soulignées. (oct 2009)
En sortant de chez
lui, ce matin d’automne, le petit monsieur d’en face semblait avoir comme
un pressentiment. Jacqueline, d’habitude
si matinale pour faire sa toilette longue et fastidieuse, n’avait toujours
pas ouvert ses volets. Ses jambes, affaiblies par une polio qu’elle avait
eu dans son jeune âge ne lui permettait pas d’exécuter les mouvements
du quotidien avec autant de dextérité qu’elle l’aurait souhaité. C’est
pourquoi, chaque matin, dès 6h30, nous pouvions voir ses volets du 1er
étage s’ouvrir et une silhouette lente et abîmée s’affairer sous le plafonnier.
Aussi, lorsqu’à 9h00, le petit monsieur d’en face vit les volets clos,
il fut surpris mais passa son chemin.
Je sais que si j’avais laissé mes volets clos trop longtemps, j’aurais
aimé que quelqu’un lève les yeux sur la façade et poursuive son geste
jusqu’à ma sonnette pour être rassuré.
Mais revenons-en à Jacqueline.
Jacqueline qui est une femme organisée et méticuleuse travaille dans
un musée ; elle y est même conservateur.
Conservateur du musée de la mode. Comble pour Jacqueline qui s’habille
toujours de noir ou beige, qui veut oublier le plus possible les formes
de son corps et rejette le regard des autres.
Le regard des autres et surtout des hommes.
Parce qu’il faut savoir que Jacqueline s’est construit une forteresse
autour de son corps, autour de sa maladie et qu’elle nie l’existence de
la séduction. Jacqueline ne séduit pas. Jacqueline n’aime pas. Jacqueline
panse ses blessures chaque jour depuis 40ans ; et elle lave chaque matin
dès 6H30, ce corps frêle qui est son pire ennemi.
Et un jour, ce beau matin d’automne, Jacqueline n’a pas eu envie de
se lever et de laver ce fardeau avant de la cacher sous du noir ou du
beige.
Ce beau matin d’automne, Jacqueline a eu envie de poser un regard sur
sa vie, elle a eu envie de dire stop à ses gestes quotidiens, stop à ses
journées identiques qui l’emmenaient vers ses 50 ans.
Alors Jacqueline a laissé la lumière éteinte et s’est mise à rêver.
Et si elle s’était autorisée à être heureuse, qu’aurait-elle fait ?
A quoi aurait ressemblé sa vie si elle avait plongé dans ses envies ?
Jacqueline, allongée au fond de son lit a les poings fermés le long
de son corps frêle. Jacqueline au fond de son lit a un poids énorme sur
la poitrine.
Alors elle ferme les yeux et tout doucement s’autorise à rêver. Elle
respire peu à peu plus lentement, elle sent ses poings se desserrer, elle
sent ses membres reprendre contact avec le matelas et les draps en coton
épais. Jacqueline ressent une sensation de bien-être qu’elle avait oublié
depuis l’enfance. Jacqueline a des images qui lui viennent devant les yeux.
Trois, quatre puis des dizaines d’images agréables. Une maison au bord
de la mer, des pins parasols et des oliviers par delà la fenêtre. Et puis
un homme pas loin. Un homme qui allumerait un feu de cheminée pour elle
les soirs d’hiver, un homme qui l’embrasserait dans le cou furtivement,
un homme qui lui aurait fait l’amour, un homme qui l’aurait désiré.
Soudain, Jacqueline revient à la réalité. Son corps abîmé est ancré
dans le matelas, elle se sent lourde, vieille et infirme.
Jacqueline a rêvé une heure durant et veut retrouver cette légèreté.
Après s’être excusée auprès du musée de son congé qui durerait au moins
une semaine, Jacqueline a élaboré un projet dans sa tête : Elle veut connaitre
l’amour, au moins une fois, elle veut s’autoriser à être une femme, juste
une fois. Quand on ignore une chose sur sa pratique, on se renseigne. C’est
la devise de Jacqueline. Alors elle ira voir Denise au coin de la rue ce
soir. Jacqueline est courageuse, Jacqueline a décidé de prendre sa vie
à bras le corps. Si j’avais eu son audace, ma vie aurait été plus belle.
Pourquoi s’est-elle lancée sans réfléchir dans ce projet ? Pourquoi
diantre s’est-elle juré d’aller demander conseil à la Denise, là-bas au coin
de la rue ?
Quoiqu’il en soit à 21H00, on a vu Jacqueline descendre péniblement
du 1er étage et sortir de son immeuble. Plus elle se rapproche de la silhouette
de Denise, plus ses jambes tremblent.
Et puis Jacqueline s’est souvenu de ses images du matin ; une maison
avec des pins et des oliviers, le feu qui crépite, les baisers dans le cou.
Elle dit bonsoir. Denise lui sourit.
« Je voudrais apprendre. Je veux être une femme. Apprenez-moi. »
Alors, Denise, d’une main rassurante presse son bras et d’une voix douce
lui dit : « A 11h j’ai un client régulier qui est un gentleman. Si vous
me promettez de ne plus jamais revenir, je vous montrerai comment une
femme agit avec un gentleman. Le reste est au fond de vous. Si vous avez
de l’amour à donner, on vous le rendra. »
« Oui » murmure Jacqueline. « Vous ne me verrez plus après. »
Et Denise, cette femme si généreuse a accepté que Jacqueline se cache
et observe la scène. Juste une fois. Juste pour prendre confiance en elle.
Et si j’avais rencontré Denise, je n’en serais pas là…
Une maison perdue au milieu des pins et des oliviers. La mer
n’est pas loin. Le feu crépite dans la cheminée et cette odeur de braise
se propage jusque dans la chambre.
Un baiser dans la nuque éveille Jacqueline. Elle se retourne et lui
sourit. Lui, tendrement parcourt ses épaules avec sa main. Jacqueline
lentement tend le bras vers la chaise et enfile un pull rouge. Si seulement
j’avais rencontré Denise, peut-être que moi aussi je porterais du rouge.
Lancelot
L’homme approche le visage de la fenêtre. Il
essuie la buée qui l’empêche de voir à l’intérieur de la maison. Sa main
écarte les gouttelettes sur la vitre. Il fait froid dehors.
A l’intérieur une famille fait le sapin de Noël.
Les deux enfants sont en pyjama, Eloïse, la mère sort les guirlandes et
les décorations des boites. Le père, quant à lui quitte régulièrement
la pièce éclairée avec une prise à la main ; Sans doute la guirlande lumineuse
a vieillie depuis l’an dernier. Le sapin est grand, et c’est la maman,
qui, sur un escabeau, accroche l’étoile au sommet. Au bout d’un long moment,
le sapin est garni ; des boules de couleur, des anges, des pères noël
pendent des branches, de longues guirlandes dorées et rouges enlacent
l’arbre. La lumière s’éteint. Pendant quelques instants les enfants sont
en suspension… et puis une longue guirlande lumineuse se met à clignoter.
Alors peu à peu on distingue à nouveau le contour des meubles du salon.
L’homme qui observe habite dans la forêt non
loin de là.
Il n’habite pas vraiment dans une maison, il
n’habite pas vraiment à côté du lac. En fait, on le voit souvent marcher
le long des arbres immenses la nuit, on l’aperçoit toujours au loin de
l’autre côté du lac dans la journée mais personne ne peut l’approcher vraiment.
On ne connait pas son nom en ville mais tout le monde a déjà entendu parler
de lui. On le surnomme Lancelot. Sans doute parce qu’il vit près du lac
bien sûr mais aussi parce que ses parents sont morts lorsqu’il était enfant.
Il fait partie de la région comme le lac et les
montagnes alentour, on le connait comme on connaît la Vierge à l’enfant
au fond de l’église mais personne ne lui a jamais parlé. Lancelot fait
partie de la vie de tous sans que personne ne l’ait jamais invité à dîner
et sans que personne ne se soit jamais soucié de son devenir.
Lancelot a grandi sans doute dans la forêt, sans
doute près du lac, mais personne ne sait vraiment par qui. Certains poussent
le mystère jusqu’à parler d’une Viviane, d’autres parlent de loups qui
l’auraient recueilli, d’autres enfin ne se posent pas la question. Il est
adulte maintenant alors peu importe comment il est arrivé à ses 35 ans.
Jamais personne ne l’a vu de vraiment près mais
son allure générale est empreinte d’une rare élégance. Il se déplace avec
une telle légèreté qu’il semble ne pas poser les pieds au sol. Fin et
élancé, Lancelot, lorsqu’il est aperçu par un habitant de la région ne
se cache pas et semble même saluer le promeneur. Seulement à chaque fois
qu’il est aperçu, il est de l’autre côté du lac ; et la nuit, il se glisse
d’un arbre à l’autre.
Eloïse, en haut de l’arbre de Noël, encore accrochée
à son étoile se met à penser à Lancelot. Sans avoir
senti sa présence, sans avoir vu son visage collé au carreau, elle pense
à ce drôle de lutin des bois. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé aller garnir
un de ces arbres immenses là-bas dans la forêt, qu’est-ce qu’elle aurait
aimé pouvoir allumer des guirlandes gigantesques et apercevoir, du haut
d’un arbre, en accrochant une étoile, le jeune Lancelot.
Eloïse se plait à imaginer ce mystérieux jeune
homme en farfadet, amusant ses deux enfants, jouant à cache-cache dans
cette forêt aux arbres immenses, apparaissant et disparaissant au rythme
des lumières qui clignotent.
Eloïse se plait à imaginer le mystérieux Lancelot
accessible, elle se plait à imaginer son visage d’une blancheur éclatante
orné d’un sourire malicieux.
Et c’est peu à peu qu’un souvenir totalement
oublié lui revient en mémoire. Un souvenir effacé, plié en quatre derrière
son cerveau, soudain réapparait lentement devant ses yeux et se déroule
comme un petit film en super 8.
Elle était encore enfant, à peine une jeune fille
lorsqu’elle se promenait au bord du lac. Elle était seule et il faisait
chaud.
Elle s’était assise un moment pour observer son
reflet dans l’eau calme. C’est alors qu’elle avait aperçu, à côté de son
image, le visage doux d’un beau jeune homme. Elle ne s’était pas retournée,
elle avait continué à regarder le beau visage du jeune homme. Il avait
un regard si doux, il avait un visage si beau qu’elle avait tendu la main
vers l’eau. Alors le reflet du jeune homme s’était doucement écarté. Il
lui avait souri et d’un geste de la main l’avait salué.
Quelques instants après, elle s’était retournée.
Il n’y avait plus personne. Lancelot l’avait approché, ils étaient resté
côte à côte un moment sans qu’elle ne le voit vraiment. De cette rencontre
elle n’en avait jamais parlé.
Lancelot par contre n’a jamais plié en quatre
ce souvenir derrière son cerveau. Lancelot lui, vit se film super 8 sur
grand écran depuis ce jour. Ce jour où pour la première fois un passant
a vu son reflet.
Combien de fois il avait pu s’approcher d’une
famille, d’un voyageur ou d’un couple amoureux venus se promener au bord
du lac sans que personne ne le voit.
Combien de fois il avait pu se pencher à côté
d’eux sans que les promeneurs ne s’en aperçoivent…
Et un jour, il avait recommencé, un jour encore
il s’était penché, et cette fois c’était aux côté d’Eloïse… et pour la
première fois, il avait été vu.
Oh délice… Eloïse l’avait vu, Eloïse l’avait
regardé, et Eloïse était alors devenue l’objet de ses rêves.
Eloïse avait la capacité de voir l’invisible,
Eloïse avait le don de le reconnaitre et de le voir de près. Eloïse, objet
de ses rêves, Eloïse, femme de sa vie était derrière cette vitre, à l’intérieur
de cette maison. Et depuis quinze ans, presque chaque soir, Lancelot avait
vu Eloïse devenir femme, se marier, avoir un enfant, puis deux.
Mais plus jamais elle n’avait arrêté son regard
sur lui, plus jamais elle n’avait ancré ses yeux dans les siens.
Ce soir encore Lancelot avait espéré qu’Eloïse
se souvienne et voit l’invisible. Et ce soir encore, Lancelot est reparti
le regard triste vers sa forêt.
Ce fut l’un des derniers soirs. Ce fut l’un des
derniers espoirs du jeune Lancelot.
Eloïse quelques mois plus tard a quitté la région
avec sa famille, Eloïse quelques mois plus tard a laissé derrière elle
les arbres immenses et le lac. Elle n’a plus déplié ses souvenirs, elle
n’a plus visionné son film super 8.
Alors Lancelot, quelques années plus tard, un
matin chaud d’été, s’est penché sur le lac pour chercher le reflet de
sa bien-aimée. Lancelot s’est penché, Lancelot s’est jeté, on ne le saura
jamais.
Mais depuis cette chaude journée d’été,
on dit dans la région que l’on n’a plus jamais aperçu l’élégante silhouette
du jeune Lancelot.
|