Textes de Emmanuelle

Je suis une femme qui
Les allumettes
Partir, ne pas partir ?
Etre un homme  Etre une femme
Le silence
L'homme aux serpents
Denise et Jacqueline
Lancelot
Confession d'un ancien alcoolique

 

 

Je suis une femme qui ...

A cinq ans, je glissais sur la pierre usée le long des marches du parc Chambrun
A cinq ans j’allais une fois par an au Carnaval de Nice avec mon père et il m’achetait toujours un masque différent
A cinq ans je jouais avec ma poupée Tinie et lui mettais des robes et des pyjamas et la berçais dans son landau.
A cinq ans je faisais un dessin pour la fête des mères, un dessin pour la fête des pères et pour leur anniversaire aussi
A cinq ans j’étais insouciante, mon univers ne dépassait pas les quatre murs de ma chambre mais il était infini pour rêver.
Et à cinq ans, je rêvais que lorsque je serais grande, je serais une belle femme séduisante.
Lorsque je serais grande j’aurais un amoureux qui serait grand, brun et très beau et il serait très amoureux de moi.
Lorsque je serais grande on serait amoureux comme Cendrillon et son beau prince et il me ferait la cour, très souvent.
A cinq ans je rêvais que lorsque je serais grande je serais très amoureuse. Je rêvais de battements de cœur, de longs baisers de princesse…
C’est je crois ce qui était important pour moi à cinq ans.


Je suis une femme qui a besoin d’aimer… passionnément
Je suis une femme qui a besoin d’être désirée… intensément
Je suis une femme qui aime les artistes, surtout les écrivains.
Je suis une femme qui aime les exagérations, les excès et tout ce qui va avec
Je suis une femme qui s’ennuie vite et qui a horreur de ça
Je suis une femme qui aime se dépasser et réussir de petits exploits
Je suis une femme qui aime rire et faire rire autour de moi
Je suis une femme qui aime danser même pas très bien
Je suis une femme qui veut des certitudes et qui n’en a aucune
Je suis une femme qui change d’avis tout le temps et que ça agace.

Je suis une femme qui rit
Je suis une femme qui aime véritablement beaucoup de gens
Je suis une femme qui s’émerveille cent fois dans la journée
Je suis une femme assez masculine dans certaines situations
Je suis une femme qui aime la féminité et la sensualité
Je suis une femme qui devient femme-enfant parfois
Je suis une femme qui veut des enfants.

A un moment de ma vie j’ai failli devenir psychiatre ; enfin, j’ai failli faire des études pour devenir psychiatre. Peut-être que je ne le serais jamais devenue, peut-être que si… on ne le saura jamais.
A cette époque j’hésitais entre des études de médecine et des études d’histoires de l’art. Rien à voir, je suis d’accord. Quoiqu’une grande humanité sort de ces deux univers.
Bref, à l’époque j’étais avec un jeune homme qui m’avait conseillé intensément de choisir les études d’histoire de l’art pour voir de belles choses et ne pas alourdir notre existence avec des expériences difficiles. Soit. J’ai suivi mes études d’histoire de l’art. Depuis, j’ai un besoin viscérale d’aider les gens. Les autres. Ce qui sont à part ; les paria, les différents.. Peut-être que dans mon autre existence, j’aurais eu une boulimie de visites au musée… ou de voyages d’explorateur… Dans ce cas, ma vie actuelle me coûte moins cher…

J’aurais pu devenir cocaïnomane et rencontrer Alain Bashung
J’aurais pu devenir violoniste dans un orchestre et partir en tournée tout autour de la terre…
J’aurais pu devenir maman à 20 ans et gérer maintenant des problèmes d’ados
J’aurais pu devenir femme de médecin ou d’avocat d’affaires et préférer Ligne Roset à Ikéa
J’aurais pu devenir lesbienne
J’aurais pu devenir une personne de pouvoir dans une ville de province et l’on aurait entendu mon rire en cascade dans des dîners mondains
J’aurai pu devenir conne
J’aurais pu devenir une héroïne de l’humanitaire et aller construire des orphelinats en Inde et en Afrique
J’aurais pu devenir héroïnomane
J’aurais pu devenir une sportive, mais ça, ça ne m’aurait pas plu
J’aurais pu devenir quelqu’un de plus serein
J’aurais pu devenir une psychiatre qui fait un transfert sur un patient.

Plus tard, je ne veux pas être définie comme la femme de ou la maman de.
Je ne veux pas avoir une vie linéaire, sereine et bien rangée
Je ne veux pas être une femme objet qui fait partie des meubles et que l’on ne regarde plus.
Je ne veux pas supprimer les montagnes russes que la vie peut offrir pour une ligne d’horizon bien plate.
Je ne veux pas m’étioler dans une vie, une saison ou ne serait-ce qu’une journée sans repère suivie d’une autre journée sans repère où les lundis ressemblent aux dimanches.
Je ne veux pas m’endormir par peur de souffrir
Je ne veux pas détourner le regard pour éviter un regard malheureux
Je  veux que ma vie soit pleine de couleurs même s’il faut passer par le noir
Je veux que jusqu’à mon dernier souffle, ma ligne de vie soit une ligne vivante.

 

 

Les allumettes

Un, deux, trois, cent, mille allumettes dans la poche !
Elle frotte, ça craque, ça illumine, ça réchauffe et ça s’éteint.
Un, deux, trois et crac l’allumette.
Charlotte, petite fille brune au grand front vit dans une maison avec ses deux parents.
Le bonheur ?
Elle le cueille chaque matin au petit déjeuner dans le rire de sa maman.
Le bonheur ?
Elle le cueille chaque soir dans la voix douce de son papa qui la berce d’histoire.
Charlotte a des allumettes plein les poches qu’elle craque à sa guise comme si elle avait reçu les feux des dieux.
Charlotte a des allumettes plein les poches.
Et ça fait Crac, ça illumine, ça réchauffe et ça s’éteint.
Des milliers de petits bonheurs dans la lueur. Comme un battement de cœur qui se propage dans la gorge.
Jolie petite fille brune au grand front dégagé.
Un, deux, trois et crac Noël approche : le sapin dans le salon est chargé de guirlandes, le sol est rempli de cadeaux.
Petite fille brune aux allumettes plein les poches craque doucement l’une après l’autre : Un cadeau ouvert, puis un autre, puis un autre… La flamèche s’illumine, le soubresaut dans le cœur retentit et se propage. Ce soir, la petite fille brune au grand front sourit au fond du lit : Le Père Noël avait encore plein de cadeaux dans la hotte.
Des allumettes plein les poches comme si elle avait reçu les feux des dieux.
Petite vestale aux allumettes sourit dans son lit…
Et pourtant… une ombre passe, légère et presque imperceptible sur son cœur.
Une, deux, trois et Crac… l’allumette illumine, réchauffe et puis s’éteint.

L’été c’est les vacances dans la grande maison familiale et des enfants partout. Des cousins de Charlotte, des oncles, des tantes et ses parents aimants.
L’été c’est la glace au bord de mer, la gaufre parfois en fin de journée. Son sourire mange son visage, son sourire est le plus beau merci pour ses parents.
Pourtant un soir la gaufre n’a pas la même saveur…
La petite fille aux allumettes plein les poches sent son désir s’émousser.
Juste un soir.
Pourtant le marchand était le même, pourtant ses cousines étaient avec elle, pourtant…
Une, deux, trois et Crac, elle craque l’allumette, ça illumine et ça s’éteint… Un, deux, trois et Crac… l’allumette ne s’allume pas…Juste une fois, juste un soir.
Et puis le mois d’août se termine ; il faut quitter les cousins que l’on verra l’été prochain ; Refermer les vieilles persiennes de la grande maison de famille, refermer la lourde porte en vois et suivre du regard le fil de l’horizon.
Et puis c’est la rentrée, la petite fille brune au grand front dégagé retrouve ses deux amies à l’école. De nouvelles aventures, de nouveaux secrets à partager, de nouveaux gouters pour les anniversaires.
Un ; deux, trois et Crac, les allumettes craquent dans la vie de Charlotte, illuminent, réchauffent et se consument. De plus en plus vite. Quelquefois l’allumette de craque pas.
Quelquefois le grattoir trop lisse ne réagit pas au frottement du souffre…
Petite vestale aux allumettes, il faut apprendre à garder la flamme.
Petite vestale aux allumettes, ne grandis pas top vite et protège tes allumettes…
Et d’allumette en allumette, Charlotte a grandi…


Partir, ne pas partir ?

Anna est assise à la terrasse d’un café. Ses longues jambes apparaissent sous une jupe fluide qui annonce le printemps.
Avec un geste élégant, elle fume une cigarette devant une menthe à l’eau. Anna semble paisible. Elle attend et profite simplement de l’instant, de l’air tiède qui caresse la peau, de la jolie vue sur le square d’enfants.

Alban se prépare pour aller à la pêche.
Il nettoie méticuleusement sa canne à pêche, prépare ses hameçons, cale ses boites d’asticots au fond du panier en osier.
Au fond du garage, il a tout regroupé sur son établi et vérifie chaque ustensile. Un rayon de soleil chauffe sa nuque. Alban est serein et un sourire doux illumine son visage.
Dans une demi-heure, Alban ira chercher Anna qui l’attend à côté du square Vendôme, en terrasse, dans une demi-heure Alban emmènera dans sa voiture la belle Anna à la pêche, dans le plus beau des sous-bois, où coule une rivière.

Partir ou ne pas partir

Partir.
Partir tous les deux, là, tout de suite. Partir pour ne plus revenir ou dans longtemps.
Partir pour quitter ces deux univers, quitter femme et mari, partir main dans la main sans se retourner. Regarder devant, ensemble, à deux, serrer sa main très fort et avancer vers le soleil au bout du chemin.
Partir pour être heureux, partir pour s’aimer, se dévorer, se combler. Partir à deux et offrir à l’autre ce qu’il n’a jamais eu. Ce que l’autre conjoint n’a jamais pensé ou voulu lui offrir. De moments de bonheurs intenses, des moments de grâce comme un pique-nique au bord d’une rivière. De petits bonheurs égrainés tout au long de la journée et des journées mises bout à bout pour construire des années de bonheur.
Regarder l’autre dormir et caresser sa peau à deux millimètres pour ne pas la réveiller. Sentir son souffle tiède et se retenir de ne pas la dévorer. Regarder son ventre et lui faire un enfant, regarder ses yeux et sentir qu’ils ne sont que pour soi.
Refaire le monde à deux en partant sur des routes inconnues. Rencontrer des gens nouveaux et être à leurs yeux un couple légitime enfin. Deviner ce que l’autre ressent et le surprendre souvent pour ne jamais connaitre l’ennui.
Projeter des milliers de rêves et les siens et les nôtres.
Partir pour vivre ses rêves et ne jamais se lasser de la vie.
Partir pour pouvoir rire ensemble chaque matin, aller ramasser des escargots pieds nus dans la rosée, s’asperger d’eau dans une fontaine, retrouver l’espièglerie de l’enfance et faire l’amour comme deux amants avides l’un de l’autre.
Partir pour vivre heureux ensemble tout simplement. Pour se réveiller auprès d’elle chaque matin et voir apparaitre petit à petit une ride après l’autre. Et aimer les regarder et les toucher.
Et attendre son premier cheveu blanc et les suivants et les aimer bien davantage encore que sa belle chevelure brune.
Partir pour se trouver enfin et faire de notre union une œuvre d’art.
Partir c’est sacrifier deux autres personnes qui n’ont pas su garder mais qui nous aiment quand même à leur façon…


Ne pas partir
Ne pas partir c’est rester avec elle et Anna avec lui.
Ne pas partir c’est renoncer à un bonheur possible, grand, immense qui nous submerge.
Rester dans notre confort que l’on connait si bien. Eviter les risques, éviter le changement de vie et l’inconnu.
Ne pas partir c’est rester fidèle à l’image que l’on a toujours donné de soi. Un garçon sérieux pour moi, un bon mari qui ne rit pas beaucoup mais qui a bon caractère.
Rester c’est faire l’amour à une femme que l’on ne désire plus mais que l’on veut continuer à protéger.
Rester c’est ne pas partir avec Anna, c’est abandonner nos rêves et notre vie à deux.
Remballer ses sentiments, étouffer ses désirs, éteindre la lumière pour ne plus voir les rêves.
Rester avec le devoir de ne pas faire souffrir la femme que l’on a promis de garder pour toujours.
Rester c’est accepter le devoir et tourner le dos à son cœur.
Ne pas partir c’est renoncer. Choisir c’est renoncer ; Pourtant là on ne choisit pas, on subit. On subit et on renonce en même temps.
Ne pas partir c’est savoir où l’on sera au repas de Noël prochain, c’est rester raisonnablement au même poste car il faut assumer le crédit de la maison. Rester c’est éviter des conflits, des reproches et l’immense culpabilité qui nous attend au coin du chemin.
Ne pas partir c’est dire adieu à la chasse aux escargots, c’est dire adieu au sous-bois moite et tendre à partager à deux.
Ne pas partir c’est redouter les rides et les cheveux blancs qui arrivent trop vite et qui vont l’enlaidir, elle.
Rester enfin, c’est garder le cap sur la route tracée et ignorer la fraicheur du sous-bois qui mène à la rivière et qui mène à Anna…


Un an a passé. Alban est au fond de son garage. Un rayon de soleil chauffe sa nuque.
C’est le printemps, c’est le jour idéal pour aller pêcher. Pourtant la canne à pêche est rangée dans l’angle avec le panier en osier, derrière la grande armoire. Il l’a posée là, il y a un an et ne l’a plus jamais touchée. Adieu les sous-bois, adieu la chasse aux escargots, adieu la volupté de la peau tiède d’Anna.
Le devoir l’a cloué là, au-dessus de ce garage, dans sa grande maison décorée par sa femme.
Alban s’échappe tous les dimanches au fond de son garage et bricole sur son établi.
Il reproduit les gestes de l’année précédente ou presque. Le panier en osier est remplacé par un couffin qu’il est entrain de confectionner.
L’ombre d’une femme enceinte passe au fond du jardin. Alban se retourne pour ne pas que l’on voit ses larmes couler.


Etre un homme…

 

  • Etre un homme c’est être le contraire d’une femme ou plutôt le complément.
  • C’est ne plus être un petit garçon et être capable de s’assumer.
  • Etre un homme c’est certainement un jour devenir papa.
  • Etre un homme c’est tomber amoureux d’une femme en général, mais parfois d’un homme aussi.
  • C’est avoir des poils sur le torse et sur les mains et être capable de partir à la guerre s’il le faut.
  • Etre un homme c’est rendre une femme dépendante par amour et après oublier de la séduire.
  • C’est chercher une femme pour en faire sa maitresse et après lui demander d’être une mère.
  • Etre un homme c’est s’interdire de pleurer parce qu’on est un homme alors qu’une femme adore voir un homme pleurer.
  • C’est aussi entendre les jérémiades des femmes qui se sentent incomprises et c’est ne jamais les comprendre vraiment, et au mieux tendre vers…
  • Etre un homme c’est se sentir responsable d’une famille mais souvent préférer retrouver les amis pour retrouver l’âme de l’enfance.
  • Etre un homme c’est cacher le petit garçon qui est en soi pour plaire à une femme en oubliant qu’elle a des rêves de petites filles.
  • Etre un homme c’est pas facile.
  • Etre un homme c’est se mettre des devoirs vis-à-vis de sa famille et vivre ses envies et sa liberté au club de sport.
  • Etre un homme c’est ne plus supporter les femmes mais être incapable de vivre sans.
  • Etre un homme c’est très compliqué.


Tu vois, il n’y a pas longtemps j’ai quitté un homme qui ne se sentait pas à la hauteur avec moi, qui me reprochait d’avoir trop d’exigences en amour, trop d’attentes pour rompre le quotidien. Tu vois ce même homme m’a écrit il y a quelques jours que la vie était quand même beaucoup plus intéressante et drôle avec moi.

Etre une femme…

 

  • Etre une femme c’est… être un homme avec des seins…
  • Non, c’est un peu plus compliqué que ça…
  • Etre une femme c’est vouloir être une maitresse avec des rêves de petite fille.
  • C’est être dans un corps de grande avec des rêves d’enfants
  • Etre une femme c’est devoir être une épouse, une mère, travailler, organiser la maison et avoir le sourire.
  • Etre une femme c’est râler après un homme parce qu’il n’est pas assez ou qu’il est trop mais ne pas savoir vivre sans lui.
  • Etre une femme c’est tenter de trouver l’équilibre entre ses propres désirs et les désirs de l’homme et des enfants.
  • Etre une femme c’est vouloir rester belle, jeune mais aussi être intelligente cultivée pour rivaliser avec toutes les autres.
  • Etre une femme c’est s’accorder parfois de pleurer sans en avoir honte.
  • Etre une femme c’est vouloir être un homme pour se sentir libre mais dépendre sans cesse de son regard.
  • Etre une femme c’est savoir jouer avec un enfant, savoir le consoler et lui faire aimer la vie, qu’il soit garçon ou fille.
  • Etre une femme c’est tenter d’exister autant que son mari.
  • Etre une femme c’est apprendre la frustration des attentions qui n’arriveront jamais.
  • Etre une femme c’est être adulte et grande et c’est très compliqué..

 

Tu vois l’homme que j’ai quitté il n’y a pas longtemps, je lui reprochais de ne pas s’occuper assez de moi, de ne pas assez parler avec moi, de ne pas assez être comme sur ma liste de petite fille…
Hier j’ai rencontré un homme avec qui j’ai parlé de ces attentes. Il m’a dit que j’attendais trop et que je bouffais l’espace de l’autre avec mes déceptions…
Tu vois être une femme c’est réfléchir à tout ça et essayer de se remettre en cause, encore…

 

Le silence

 

  • Le silence ça peut être merveilleux.
  • Le silence c’est quand on entend rien et qu’à force on entend plein de petits bruits, de petits craquements que l’on n’aurait pas soupçonnés.
  • Le silence c’est devant un beau paysage, c’est quand on a le souffle coupé devant des lacs en Norvège, un soleil couchant sur une dune, une mer démontée ou au contraire si calme… c’est un silence plein partagé par une émotion commune. Alors on sert la main de celui d’à côté et on regarde, on emplit ses yeux de souvenirs et on se tait, bouche-bée.
  • Le silence peut mettre en valeur un moment d’émotion lors d’un regard soutenu, lors d’une projection d’un film triste, après un opéra qui nous a noué la gorge. Le silence ça peut vouloir dire mille et une choses…
  • Le silence ça t’enveloppe quand tu es heureux et ça te vide lorsque tu attends des paroles. Le silence ça te repose après le brouhaha de la rue, après une dispute, ça t’attire lorsque la nuit tombe et que tu veux t’endormir. Le silence c’est aussi un compagnon de route que tu redoutes, que tu appréhendes, que tu tentes de fuir mais qui te rattrape. Le silence dans un couple t’étouffe, t’éloigne l’un de l’autre, te tue à petit feu parce qu’il t’isole.
  • Le silence, lorsque tu essaies de le casser à coups de phrases anodines, c’est qu’il est alors trop tard et il te revient en pleine face comme un boomerang : Plus de mots venus du cœur, plus de mots pour rejoindre l’être aimé… juste des mots lâchés pour entendre un son de voix, pour rivaliser avec la télévision.
  • Le silence ça peut être magique et maléfique.

 

-« Chut, arrête de parler des choses qui ne vont pas et profite de celles qui vont bien »
-« Mais j’ai besoin de parler… »
-« Chut… oui ça va j’ai compris… »
-« Tu n’as pas compris puisque je ne t’ai rien dit… »
-« Arrête, j’ai pas envie d’entendre, ça va alourdir… »
Alors j’ai arrêté d’alourdir et puis je suis partie…

Le silence c’est ce qui rapproche un homme et une femme au début et qui les éloigne par la suite.
Le silence c’est l’ami de l’homme et l’ennemi de la femme.


L’homme aux serpents

 

J’avais loué une maison dans un petit village. J’avais besoin de me ressourcer alors j’avais cherché une maison au calme.
Lorsque je suis arrivé dans les montagnes italiennes, la route qui m’emmenait au village suspendu aux nuages, sinuait. Elle sinuait tant et si bien que passé un virage on ne voyait déjà plus le précédent. La montagne était jaune et mordorée, de mille couleurs qui font la douceur automnale.
Et pourtant… les grandes ombres des montagnes qui dominaient la route m’impressionnaient toujours un peu plus. Soudain, après avoir passé un énième lacet de montagne, je vis, se dressant au-dessus de moi un village agrippé à la falaise avec des façades si maigres et si hautes qu’il me fit frissonner. Un panneau signalétique me confirmait que j’étais arrivé à destination, et que j’allais donc séjourner sur cette commune durant deux mois. Suivant le plan qu’une vieille tante m’avait inscrit sur un morceau de papier pour accéder à la maison, j’empruntais une petite route bordée de mélèzes. Ils n’étaient pas jaunes comme ceux de la vallée, non ceux-là étaient sombres comme si le soleil ne passait jamais à travers ces branches immenses et déployées. Au bout d’un long moment, je vis au bout de cette petite route une maison, ou plutôt un petit manoir.
J’avais demandé du calme, me voilà servi. Cette propriété était isolée de toute âme. Pourtant, de la fumée sortait de la cheminée et quelques lumières étaient éclairées au rez-de-chaussée. Je toquais à la porte. Après quelques instants d’attente, n’entendant personne arriver, je décidais d’entrer. Un petit mot était déposé sur un guéridon : « Bienvenue ». Passé un long couloir, j’entrais dans un immense salon où un feu de cheminée crépitait. Cette chaleur me réconforta et la fatigue du voyage m’emmena dans une chambre et me poussa rapidement dans un sommeil profond. Au milieu de la nuit, un bruit sourd semblant venir du contrebas de la maison me sortit violemment de mon sommeil. Deux autres coups suivirent ; puis rien. Les paupières lourdes, je réussis à me rendormir rapidement.

Au petit matin, un rayon de soleil entré dans la chambre me réveilla. Après m’être étiré voluptueusement sous les édredons, je sortis du lit et me dirigeai vers la fenêtre.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ouvris les volets : en contrebas, sur la gauche, j’aperçus un cimetière abandonné. Un cimetière comme dans les films anglais où l’on s’attend à voir surgir un chat noir ou une vieille dame courbé. Mais mon cimetière à moi n’avait pas âme qui vive dans ses entrailles. Il n’y avait que des stèles éventrées, défoncées et des croix de fer renversées.
Un frisson me parcourus l’échine. Mais ce qui était le plus surprenant pour moi, c’est que je n’entendais rien. Pas un cri d’oiseau, pas un souffle d’air dans les feuillages. La nature a mille et un bruit pourtant ; et là, rien. Je voyais un paysage mais je ne le sentais pas vivant. Il était comme coupé de la réalité.
Je fermais la fenêtre et décidais de déjeuner avant l’aller explorer le cimetière si énigmatique. Et en descendant le grand escalier de bois, je n’entendis aucun craquement, rien. Je me mis alors à me chuchoter quelque chose pour vérifier mon audition. ;je m’entendis. Ce n’était donc pas ça.
Après quelques préparatifs succincts, je sortais de cette grande maison bien décidé à aller découvrir le cimetière.
Un vent chaud m’accompagnait, un vent sec et étouffant pareil à celui que j’avais connu dans le désert. Cet air n’était pas en osmose avec ce paysage automnal, le manque de bruit, de craquement, de bruissement rajoutait à l’étrangeté du moment.*Je passais le portillon en fer forgé du petit cimetière et me mis à circuler entre les tombes. Je me mouvais de l’une à l’autre en essayant de déchiffrer les noms et les dates inscrites sur les stèles. Une fois ou l’autre je me penchais pour dépoussiérer une inscription, une fois ou l’autre je découvrais une photo sépia d’une belle jeune femme morte il y a longtemps. Un sentiment de bien être s’empara enfin de moi peu à peu et j’oubliais l’absence de son, l’absence de fraicheur, l’absence de présence… je gérais ainsi l’absence en me réincarnant tout simplement. J’étais venu me retirer ici deux longs mois pour retrouver l’inspiration perdue, pour me retrouver lace à moi-même. Alors pourquoi ne pas commencer de la sorte ?
Mon regard soudain fut attiré sur la gauche par une stèle plus petite que les autres, beaucoup plus petite. Je m’approchais, sensible à la mort d’un enfant et m’agenouillait pour nettoyer la pierre tombale et découvrir son nom. A peine avais-je approché la main de son visage photographié que j’entendis un bruit sourd derrière moi. Je me retournais en sursautant : un homme vouté s’éloignait rapidement et disparu en une fraction de seconde derrière un grand mur de pierres. J’eus juste le temps d’apercevoir des serpents enroulé et sifflant autour de son cou.
Tout revint à ma mémoire : le bruit sourd que je venais d’entendre faisait écho à ceux entendu pendant la nuit. Je ne savais les identifier mais savais que c’était les mêmes : les seuls bruits que je n’avais d’ailleurs entendu dans cette contrée depuis mon arrivée.
Je décidais d’en avoir le cœur net et je me dirigeais alors vers le grand mur de pierres derrière lequel l’homme aux serpents avait disparu. Au-delà du grand mur, des champs à perte de vue s’étendaient dans une immensité plate et déserte. J’avais beau plisser les yeux pour voir le plus loin possible, l’homme avait disparu ; et ses serpents avec.

Je décidais d’avancer vers l’horizon, d’aller explorer ces champs infinis en quête d’une cachette quelconque ou d’une dimension inconnue dans laquelle le vieux se serait engouffré.
Je marchais et je marchais encore et l’horizon semblait toujours aussi loin. J’avais chaud, le silence pesant étouffait mes oreilles et mon cœur. Longtemps j’ai marché sous un soleil qui m’accablait.
Pas un rayon n’avait éclairé la route qui m’avait amené au petit manoir la veille, et il semblait s’être caché pour mieux me surprendre aujourd’hui. Au bout de plusieurs heures sous ce soleil de Satan, je décidais de reprendre le chemin inverse.
En me retournant, j’eus un choc terrible : le mur du cimetière n’était qu’à un mètre de moi, deux tout au plus, comme si j’avais fait du sur-place.
Pris d’un élan de panique, j’accusais des forces maléfiques, j’implorais Dieu, moi qui n’avais jamais cru à un au-delà possible. Je traversais en toute hâte les allées du cimetière, convaincu que ce mystère était lié au tombeau de l’enfant que j’avais voulu approcher.
Lorsque je fus à son niveau, j’eus la nausée… La tombe était couverte de sang, d’un sang encore frais qui venait de couler. Un cœur était éventré au milieu et dans le sang répandu, un doigt avait tracé : « Qui vivra, verra ».

J’ai vomi, je sais que j’ai vomi. Perdu connaissance ? Je ne crois pas, mais je sais que je me sentais comme dans une nébuleuse de coton lorsque je suis sortie du cimetière.
J’ai rejoins la grande maison, j’ai pris mes affaires en hâte et j’ai démarré la voiture. J’ai pris le volant et j’ai roulé, roulé sur cette route ombragée et sinueuse. Toujours pas un rayon de soleil. J’ai roulé des heures sans atteindre jamais le village.
Et je roule encore mais je ne veux pas me retourner. Je sais que le manoir n’est toujours qu’à un mètre de moi ; ou peut-être deux…

 


Denise et Jacqueline

Les 2 personnages imposés. Chaque paragraphe introduit par les phrases soulignées. (oct 2009)

En sortant de chez lui, ce matin d’automne, le petit monsieur d’en face semblait avoir comme un pressentiment. Jacqueline, d’habitude si matinale pour faire sa toilette longue et fastidieuse, n’avait toujours pas ouvert ses volets. Ses jambes, affaiblies par une polio qu’elle avait eu dans son jeune âge ne lui permettait pas d’exécuter les mouvements du quotidien avec autant de dextérité qu’elle l’aurait souhaité. C’est pourquoi, chaque matin, dès 6h30, nous pouvions voir ses volets du 1er étage s’ouvrir et une silhouette lente et abîmée s’affairer sous le plafonnier. Aussi, lorsqu’à 9h00, le petit monsieur d’en face vit les volets clos, il fut surpris mais passa son chemin.
Je sais que si j’avais laissé mes volets clos trop longtemps, j’aurais aimé que quelqu’un lève les yeux sur la façade et poursuive son geste jusqu’à ma sonnette pour être rassuré.
Mais revenons-en à Jacqueline.
Jacqueline qui est une femme organisée et méticuleuse travaille dans un musée ; elle y est même conservateur.
Conservateur du musée de la mode. Comble pour Jacqueline qui s’habille toujours de noir ou beige, qui veut oublier le plus possible les formes de son corps et rejette le regard des autres.
Le regard des autres et surtout des hommes.
Parce qu’il faut savoir que Jacqueline s’est construit une forteresse autour de son corps, autour de sa maladie et qu’elle nie l’existence de la séduction. Jacqueline ne séduit pas. Jacqueline n’aime pas. Jacqueline panse ses blessures chaque jour depuis 40ans ; et elle lave chaque matin dès 6H30, ce corps frêle qui est son pire ennemi.
Et un jour, ce beau matin d’automne, Jacqueline n’a pas eu envie de se lever et de laver ce fardeau avant de la cacher sous du noir ou du beige.
Ce beau matin d’automne, Jacqueline a eu envie de poser un regard sur sa vie, elle a eu envie de dire stop à ses gestes quotidiens, stop à ses journées identiques qui l’emmenaient vers ses 50 ans.
Alors Jacqueline a laissé la lumière éteinte et s’est mise à rêver.
Et si elle s’était autorisée à être heureuse, qu’aurait-elle fait ? A quoi aurait ressemblé sa vie si elle avait plongé dans ses envies ?
Jacqueline, allongée au fond de son lit a les poings fermés le long de son corps frêle. Jacqueline au fond de son lit a un poids énorme sur la poitrine.
Alors elle ferme les yeux et tout doucement s’autorise à rêver. Elle respire peu à peu plus lentement, elle sent ses poings se desserrer, elle sent ses membres reprendre contact avec le matelas et les draps en coton épais. Jacqueline ressent une sensation de bien-être qu’elle avait oublié depuis l’enfance. Jacqueline a des images qui lui viennent devant les yeux. Trois, quatre puis des dizaines d’images agréables. Une maison au bord de la mer, des pins parasols et des oliviers par delà la fenêtre. Et puis un homme pas loin. Un homme qui allumerait un feu de cheminée pour elle les soirs d’hiver, un homme qui l’embrasserait dans le cou furtivement, un homme qui lui aurait fait l’amour, un homme qui l’aurait désiré.
Soudain, Jacqueline revient à la réalité. Son corps abîmé est ancré dans le matelas, elle se sent lourde, vieille et infirme.
Jacqueline a rêvé une heure durant et veut retrouver cette légèreté. Après s’être excusée auprès du musée de son congé qui durerait au moins une semaine, Jacqueline a élaboré un projet dans sa tête : Elle veut connaitre l’amour, au moins une fois, elle veut s’autoriser à être une femme, juste une fois. Quand on ignore une chose sur sa pratique, on se renseigne. C’est la devise de Jacqueline. Alors elle ira voir Denise au coin de la rue ce soir. Jacqueline est courageuse, Jacqueline a décidé de prendre sa vie à bras le corps. Si j’avais eu son audace, ma vie aurait été plus belle.

Pourquoi s’est-elle lancée sans réfléchir dans ce projet ? Pourquoi diantre s’est-elle juré d’aller demander conseil à la Denise, là-bas au coin de la rue ?
Quoiqu’il en soit à 21H00, on a vu Jacqueline descendre péniblement du 1er étage et sortir de son immeuble. Plus elle se rapproche de la silhouette de Denise, plus ses jambes tremblent.
Et puis Jacqueline s’est souvenu de ses images du matin ; une maison avec des pins et des oliviers, le feu qui crépite, les baisers dans le cou. Elle dit bonsoir. Denise lui sourit.
« Je voudrais apprendre. Je veux être une femme. Apprenez-moi. »
Alors, Denise, d’une main rassurante presse son bras et d’une voix douce lui dit : « A 11h j’ai un client régulier qui est un gentleman. Si vous me promettez de ne plus jamais revenir, je vous montrerai comment une femme agit avec un gentleman. Le reste est au fond de vous. Si vous avez de l’amour à donner, on vous le rendra. »
« Oui » murmure Jacqueline. « Vous ne me verrez plus après. »
Et Denise, cette femme si généreuse a accepté que Jacqueline se cache et observe la scène. Juste une fois. Juste pour prendre confiance en elle. Et si j’avais rencontré Denise, je n’en serais pas là…

Une maison perdue au milieu des pins et des oliviers. La mer n’est pas loin. Le feu crépite dans la cheminée et cette odeur de braise se propage jusque dans la chambre.
Un baiser dans la nuque éveille Jacqueline. Elle se retourne et lui sourit. Lui, tendrement parcourt ses épaules avec sa main. Jacqueline lentement tend le bras vers la chaise et enfile un pull rouge. Si seulement j’avais rencontré Denise, peut-être que moi aussi je porterais du rouge.

 




Lancelot

L’homme approche le visage de la fenêtre. Il essuie la buée qui l’empêche de voir à l’intérieur de la maison. Sa main écarte les gouttelettes sur la vitre. Il fait froid dehors.

A l’intérieur une famille fait le sapin de Noël. Les deux enfants sont en pyjama, Eloïse, la mère sort les guirlandes et les décorations des boites. Le père, quant à lui quitte régulièrement la pièce éclairée avec une prise à la main ; Sans doute la guirlande lumineuse a vieillie depuis l’an dernier. Le sapin est grand, et c’est la maman, qui, sur un escabeau, accroche l’étoile au sommet. Au bout d’un long moment, le sapin est garni ; des boules de couleur, des anges, des pères noël pendent des branches, de longues guirlandes dorées et rouges enlacent l’arbre. La lumière s’éteint. Pendant quelques instants les enfants sont en suspension… et puis une longue guirlande lumineuse se met à clignoter. Alors peu à peu on distingue à nouveau le contour des meubles du salon.

 

L’homme qui observe habite dans la forêt non loin de là.

Il n’habite pas vraiment dans une maison, il n’habite pas vraiment à côté du lac. En fait, on le voit souvent marcher le long des arbres immenses la nuit, on l’aperçoit toujours au loin de l’autre côté du lac dans la journée mais personne ne peut l’approcher vraiment. On ne connait pas son nom en ville mais tout le monde a déjà entendu parler de lui. On le surnomme Lancelot. Sans doute parce qu’il vit près du lac bien sûr mais aussi parce que ses parents sont morts lorsqu’il était enfant.

Il fait partie de la région comme le lac et les montagnes alentour, on le connait comme on connaît la Vierge à l’enfant au fond de l’église mais personne ne lui a jamais parlé. Lancelot fait partie de la vie de tous sans que personne ne l’ait jamais invité à dîner et sans que personne ne se soit jamais soucié de son devenir.

Lancelot a grandi sans doute dans la forêt, sans doute près du lac, mais personne ne sait vraiment par qui. Certains poussent le mystère jusqu’à parler d’une Viviane, d’autres parlent de loups qui l’auraient recueilli, d’autres enfin ne se posent pas la question. Il est adulte maintenant alors peu importe comment il est arrivé à ses 35 ans.

Jamais personne ne l’a vu de vraiment près mais son allure générale est empreinte d’une rare élégance. Il se déplace avec une telle légèreté qu’il semble ne pas poser les pieds au sol. Fin et élancé, Lancelot, lorsqu’il est aperçu par un habitant de la région ne se cache pas et semble même saluer le promeneur. Seulement à chaque fois qu’il est aperçu, il est de l’autre côté du lac ; et la nuit, il se glisse d’un arbre à l’autre.

 

Eloïse, en haut de l’arbre de Noël, encore accrochée à son étoile se met à penser à Lancelot. Sans  avoir senti sa présence, sans avoir vu son visage collé au carreau, elle pense à ce drôle de lutin des bois. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé aller garnir un de ces arbres immenses là-bas dans la forêt, qu’est-ce qu’elle aurait aimé pouvoir allumer des guirlandes gigantesques et apercevoir, du haut d’un arbre, en accrochant une étoile, le jeune Lancelot.

Eloïse se plait à imaginer ce mystérieux jeune homme en farfadet, amusant ses deux enfants, jouant à cache-cache dans cette forêt aux arbres immenses, apparaissant et disparaissant au rythme des lumières qui clignotent.

Eloïse se plait à imaginer le mystérieux Lancelot accessible, elle se plait à imaginer son visage d’une blancheur éclatante orné d’un sourire malicieux.

 

Et c’est peu à peu qu’un souvenir totalement oublié lui revient en mémoire. Un souvenir effacé, plié en quatre derrière son cerveau, soudain réapparait lentement devant ses yeux et se déroule comme un petit film en super 8.

Elle était encore enfant, à peine une jeune fille lorsqu’elle se promenait au bord du lac. Elle était seule et il faisait chaud.

Elle s’était assise un moment pour observer son reflet dans l’eau calme. C’est alors qu’elle avait aperçu, à côté de son image, le visage doux d’un beau jeune homme. Elle ne s’était pas retournée, elle avait continué à regarder le beau visage du jeune homme. Il avait un regard si doux, il avait un visage si beau qu’elle avait tendu la main vers l’eau. Alors le reflet du jeune homme s’était doucement écarté. Il lui avait souri et d’un geste de la main l’avait salué.

Quelques instants après, elle s’était retournée. Il n’y avait plus personne. Lancelot l’avait approché, ils étaient resté côte à côte un moment sans qu’elle ne le voit vraiment. De cette rencontre elle n’en avait jamais parlé.

 

Lancelot par contre n’a jamais plié en quatre ce souvenir derrière son cerveau. Lancelot lui, vit se film super 8 sur grand écran depuis ce jour. Ce jour où pour la première fois un passant a vu son reflet.

Combien de fois il avait pu s’approcher d’une famille, d’un voyageur ou d’un couple amoureux venus se promener au bord du lac sans que personne ne le voit.

Combien de fois il avait pu se pencher à côté d’eux sans que les promeneurs ne s’en aperçoivent…

Et un jour, il avait recommencé, un jour encore il s’était penché, et cette fois c’était aux côté d’Eloïse… et pour la première fois, il avait été vu.

Oh délice… Eloïse l’avait vu, Eloïse l’avait regardé, et Eloïse était alors devenue l’objet de ses rêves.

Eloïse avait la capacité de voir l’invisible, Eloïse avait le don de le reconnaitre et de le voir de près. Eloïse, objet de ses rêves, Eloïse, femme de sa vie était derrière cette vitre, à l’intérieur de cette maison. Et depuis quinze ans, presque chaque soir, Lancelot avait vu Eloïse devenir femme, se marier, avoir un enfant, puis deux.

Mais plus jamais elle n’avait arrêté son regard sur lui, plus jamais elle n’avait ancré ses yeux dans les siens.

Ce soir encore Lancelot avait espéré qu’Eloïse se souvienne et voit l’invisible. Et ce soir encore, Lancelot est reparti le regard triste vers sa forêt.

 

Ce fut l’un des derniers soirs. Ce fut l’un des derniers espoirs du jeune Lancelot.

Eloïse quelques mois plus tard a quitté la région avec sa famille, Eloïse quelques mois plus tard a laissé derrière elle les arbres immenses et le lac. Elle n’a plus déplié ses souvenirs, elle n’a plus visionné son film super 8.

Alors Lancelot, quelques années plus tard, un matin chaud d’été, s’est penché sur le lac pour chercher le reflet de sa bien-aimée. Lancelot s’est penché, Lancelot s’est jeté, on ne le saura jamais.

Mais depuis cette chaude journée d’été, on dit dans la région que l’on n’a plus jamais aperçu l’élégante silhouette du jeune Lancelot.

 



Confession d'un ancien alcoolique
Je m’appelle Patrick. J’ai 46 ans. Je vis seul avec mon chien dans un studio. Longtemps le studio a senti la crasse, la pisse et la boite de conserve oubliée.
Longtemps j’ai bu. Trop. Et toujours un peu plus.
Je m’appelle Patrick et j’ai arrêté de boire il y a un mois.
Il y a eu une autre vie avant. Avant que je ne devienne alcoolique. Je m’appelais déjà Patrick mais mon appartement sentait bon.
Il sentait le propre, le soleil derrière la vitre et le parfum de femme. D’une femme. De ma femme.
Avant encore il y a eu une vie. Celle de l’enfance. Celle du sourire de ma mère et de l’odeur de mon père. L’odeur de crasse, de pisse et de boite de conserve oubliée…


Mon plus beau coup, enfin le jour où je suis allée le plus loin dans l’alcool, la fois où j’ai réussi à dominer les litres d’alcool engloutis, c’était un 18 octobre.
Je me souviens on avait bu avec Robert au début pour nous aider à refaire le monde et après parce qu’on n’avait plus de raison de s’arrêter. Pire, on avait des raisons de continuer. Robert avait été quitté par sa femme depuis un mois, la mienne était partie il y a tellement longtemps que je n’arrivais pas à me rappeler le nombre d’années.
Bref on a bu pendant la journée entière, puis la soirée.
Il faisait nuit, on ne riait plus depuis longtemps, on ne parlait plus et on n’avait même pas la force de se taper sur la gueule. Alors j’ai dit : « Donne-moi les clés de ta voiture et on va prendre l’autoroute à l’envers. ». Robert n’a rien dit, il m’a tendu le trousseau.
On est parti, on a roulé. On voyait les phares arriver droit sur nous, on entendait les freins crisser. On riait un peu, parce qu’il fallait bien faire quelque chose. Je tournais le volant pour jouer aux quilles avec les autres voitures. J’ai entendu des bruits de tôle. Mais c’était contre la glissière d’autoroute parce que notre voiture elle n’a rien eu.
« Même pas capable d’avoir une quille » il m’a dit Robert.
Non, même pas capable.
Je me souviens ne pas avoir regardé le journal le lendemain. On ne saura même pas s’il y a eu des blessés.
Même pas capable de faire des cascades.

Je me souviens de ces années lorsque j’avais entre 25 et 30 ans. Nous habitions dans un joli appartement avec une grande terrasse.
J’avais trouvé une place d’infirmier à l’hôpital de la ville.
Souvent je ferme les yeux et j’essaie de me souvenir de son visage. Bien sûr je me rappelle ses contours et la couleur de ses yeux.
Mais les détails m’échappent. J’ai oublié le grain de sa peau, j’ai oublié la blancheur de ses dents, j’ai oublié le nombre de ses grains de beauté. Et plus je ferme les yeux plus son visage devient flou.
C’est un peu comme lorsque le matin un rêve flou vous échappe. Et plus vous le cherchez, plus il vous échappe. Et pour Anna c’est pareil. Elle m’échappe chaque jour davantage.
Son souvenir m’échappe chaque jour davantage…
Je ferme les yeux et je cherche la douceur de ses mains, la longueur de ses doigts, la petitesse e son poignet et tout m’échappe.
Une seule chose est restée ancrée à ma mémoire, c’est son rire. Son rire qui emplissait l’appartement et que j’ai laissé partir. Son rire que j’ai trop souvent stoppé par la souffrance que je trainais.
J’ai jamais pu me faire à la souffrance de l’hôpital. J’ai jamais pu me faire aux gosses qui arrivaient aux urgences broyés dans un accident de voiture, j’ai jamais pu me faire à la peau brûlée qui se désagrège, j’ai jamais pu me faire aux cris de douleur. Jamais.
Alors je me terrais dans un silence de souffrance à la maison, alors je n’ai plus répondu aux rires d’Anna avant de ne plus les tolérer.
Et un jour elle est partie emportant son grain de peau, ses jolies mains fines et son rire aussi.
Je crois que c’est à partir de là que j’ai commencé à boire. Peut-être aurais-je dû commencer avant. Peut-être aurais-je eu le vin gai à ses côtés. Peut-être qu’en buvant un peu tous les soirs j’aurais mieux oublié les images de l’hôpital, peut-être qu’en buvant un peu j’aurais su répondre à son rire… Peut-être.

Ca fait quinze ans qu’elle est partie. Ca fait quinze ans que je bois. Et ça fait treize ans que l’hôpital m’a viré. Au début l’alcool m’a aidé.
Aidé à supporter son absence, aidé à supporter les cris de douleur, les blessures inhumaines et la mort. Alors je suis allé à l’hôpital plus volontiers. Je voyais les mêmes gamins arriver au petit matin en plusieurs morceaux, je voyais les mêmes brûlures infectées… et grâce à l’alcool je commençais à prendre de la distance.
A la pause j’arrivais même à faire rire les collègues et c’était nouveau pour moi. On me regardait avec admiration. On saluait mon courage de supporter ma séparation avec tant de panache. Alors j’ai pris goût à cette place que l’on m’avait fait à la cafétéria. Chaque jour je rajoutais une dose un peu plus grande dans mon café, chaque jour je ravalais mes larmes de la nuit pour pouvoir faire rire les copains à la pause. Je n’allais plus à l’hôpital pour soigner des gens, je n’allais plus à l’hôpital pour essayer d’être un homme bien, non j’allais à l’hôpital pour ces dix minutes de pause le matin ou à l’heure du déjeuner, pour ces précieuses minutes où j’allais faire rire mes collègues, où j’allais voir dans leurs yeux toute l’admiration que j’avais pu voir dans les yeux de ma mère il y a si longtemps. Et leur rire, loin d’être aussi doux et chantant que celui d’Anna me rapprochait un peu d’elle, me rapprochait un peu de son parfum envolé.

Alors oui j’ai aimé l’alcool, oui l’alcool m’a sauvé et m’a permis de tenir deux ans. Deux ans de schizophrénie entre mes nuits noires seul dans mon lit et mes journées de quinze heures à l’hôpital. Deux ans à jouer un autre homme que moi, deux ans à jouer avec ma carcasse comme on anime un pantin.

Et puis tout est allé très vite. L’erreur médicale qu’ils ne m’ont pas pardonnée.
Cette putain d’erreur médicale.
L’arrêt des rires, l’arrêt des pauses avec les collègues, l’arrêt de l’hôpital. Mes jours ressemblant à mes nuits.
Le trou noir. La dégringolade. Les boites de conserves ouvertes et moisissant es. L’odeur dans la cuisine, puis dans la chambre, l’odeur qui passe sous ma porte d’entrée, qui parcourt le couloir de l’immeuble.
La nuit, tout le temps. Les volets fermés, les bouteilles au sol et personne qui sonne au parlophone. Jamais.
Le temps qui s’effiloche. L’heure qui ne veut plus rien dire. La date dans le calendrier qui ne veut plus rien dire. Semaine ; Week-end. Février ou avril. Plus de repère ; A part la bouteille.
Le whisky jamais avant midi. Après c’est l’absence. Plus de notion de temps. Personne qui frappe à la porte. Jamais. Pas même pour l’odeur.
Et puis un jour, un jeune chien qui vient à ma rencontre. Sur mon retour des courses avec mes sacs de vin et de whisky. Il a pas dû voir que je titubais ; Ou peut-être que je ne titubais pas ce jour-là.
Il est venu à ma rencontre et il m’a suivi. Je l’ai appelé Méidé. Vous savez ce que ça veut dire « Méidé » ? « A l’aide ». Onze ans que je vis avec Meidé.

Un soir, il y a deux mois, j’ai croisé ma voisine. Elle m’a tenu la porte et m’a demandé des nouvelles de Meidé. Une heure que je le cherchais ce con.
Elle m’a parlé la voisine, pendant ½ heure elle m’a parlé sous les regards étonnés des autres voisins de l’immeuble. Depuis que j’ai déménagé et que je vis dans ce studio personne ne me parle. On m’évite, on ferme la porte quand je passe. Trois ans que je suis dans cet immeuble et c’est la seule qui m’avait déjà parlé. Et elle n’a pas peur de moi la voisine. Je n’y vois presque plus, sans doute à cause de l’alcool mais ça, j’ai bien vu qu’elle n’avait pas peur.
Elle m’a demandé de mes nouvelles, alors j’ai commencé à parler. Ca faisait tout drôle de m’entendre faire une phrase après l’autre…
Et puis elle est partie et je suis monté chez moi ; A la fin de cette soirée, on a tapé à ma porte. C’était encore elle. Elle me ramenait Meidé. Je l’ai frappé Meidé mais qu’est-ce que j’étais content de le revoir… Je ne sais pas où elle l’a retrouvé mais j’étais tellement heureux !
Alors j’ai sonné chez elle et je lui ai donné la seule plante que j’avais sur mon balcon. Elle m’a dit que ça servait à rien de taper mon chien mais j’ai bien senti qu’elle était émue la petite voisine…

Alors si c’était à refaire cette putain de vie, je crois que je changerais tout. Je crois que j’aurais osé frapper mon père et je crois que j’aurais tout fait pour garder son rire à Anna.
Si c’était à refaire j’aurais pris un petit boulot tout simple et j’aurais fui la souffrance des autres.
Si c’était à refaire j’aurais tout fait différemment sauf une chose : j’aurais croisé le chemin de Meidé.