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Texte de Cécile
Eugène s’est levé comme d’habitude à 6 heures. C’est le coq du poulailler des voisins qui l’a réveillé. Eugène ne travaille plus depuis une vingtaine d’années. Il continue toutefois à vaquer à ses occupations quotidiennes.
Allumer, en premier lieu, le feu de l’âtre. Toilette sommaire au lavabo, habillage express : bleu de travail à bretelles, chemise en gros coton et sempiternel béret, été comme hiver. Eugène se rase un jour sur trois ou quatre : il se coupe trop souvent.
Après cela, café bien fort avec une tranche de miche aux rillettes et surtout, première cigarette roulée du matin.
Il fait froid ce jour-là. Eugène ouvre ses volets et s’installe sur le pas de la porte. Il aime ce moment-là…Tout est calme, la campagne se réveille. Il a gelé, tout est blanc dans le jardin et dans le pré voisin. Eugène ne voit plus très bien. Il a un décollement de rétine. Il peut jardiner, il continue même à faire du vélo jusqu’au bourg mais c’est dangereux. Heureusement qu’il n’y a pas trop de circulation. Ce n’est malheureusement plus possible de dessiner, lui qui adorait ça. D’ailleurs, il cherche depuis des mois quelque chose qu’il ne parvient pas à trouver. Ca l’énerve éperdument. Il  peste chaque jour : à la fin de chaque matinée, après le jardinage, les courses au bourg et les quelques cafés offerts par la famille et les amis, il fouille, en vain. Du coup, il roule une nouvelle cigarette, contemple à nouveau la nature et soupire, pensant que le temps défile décidément trop vite. Il a perdu sa femme il y a plus de 40 ans. Il sait qu’il a pris des habitudes de vieux gars.

Eugène est à la gare. Son père, fort gaillard, part avec son frère. Eugène sait très bien qu’ils partent tous deux au front. Eugène a quinze ans. Son père lui a fait mille recommandations : il est fils unique et c’est lui qui va être responsable de la ferme. Le père et son frère espèrent que la guerre ne durera pas trop longtemps pour que, surtout, ce fils tant chéri ne soit pas mobilisé. Eugène photographie dans sa mémoire ce départ. Il a peur. Il ne se sent pas encore un homme. Il grave les traits de son père et son oncle au fond de lui. Pour combien de temps partent-ils ? Nul ne le sait. Sa mère a les yeux rougis par les larmes, elle, qui a perdu son père lors de la Grande Guerre, s’imagine le pire. Elle sait aussi que le travail à la ferme sera rude sans son époux, même si Eugène sera un bon soutien.


Après le souper, Eugène a pris l’habitude de s’asseoir face à la cheminée. Il roule sa dernière cigarette. Ses yeux se posent souvent sur le cadre, au-dessus de l’âtre. A chaque fois, Eugène soupire et sourit en même temps. Il fredonne alors des mélodies de l’enfance qui le bercent : le temps est suspendu à ce moment-là…

Un mois après le départ, Eugène apprend que son père est mort et que son oncle a été blessé par un éclat d’obus.
Quand il rentre à la maison, il aperçoit un rougeoiement dans la cour. Il sait qu’un autre malheur est arrivé. Sa mère brûle toutes les affaires de son père. Eugène est tétanisé. Il regarde les flammes lécher chaque objet, défigurer et tuer chaque souvenir. Eugène se sent impuissant. Il ne peut et ne veut empêcher sa mère. Les flammes tournoient dans ses yeux. Il ne peut compter que sur lui maintenant et sa mère compte sur lui aussi. Elle le regarde. Ils se regardent longtemps.

« Quand je te rejoindrai, j’espère que tu me diras que tu es fier de moi. Je me suis non seulement occupé de Maman, des terres mais aussi de la famille de ton frère. J’aurais pu faire encore mieux, plus… C’est certain… A partir de ton départ, on m’a appelé Eugène Le Taiseux. C’est vrai que je ne disais que le nécessaire. Puis j’avais tant de choses à faire. La guerre a duré longtemps, je n’ai pas été mobilisé, heureusement pour Maman, elle n’aurait pas supporté. Je n’ai pas eu le cran d’entrer dans la Résistance, je sais que toi, tu l’aurais fait mais j’ai caché des hommes, dans la grange, que les Allemands cherchaient. Les fermes ont prospéré puis le temps a passé, étonnamment vite. J’ai eu deux enfants qui ont maintenant des enfants et des petits-enfants. Comme la vie est étrange…C’est plus facile de se parler à soi-même…Personne ne nous contredit jamais… »

Eugène baisse à nouveau les yeux. Il ne peut soutenir plus longtemps le regard de sa mère. Il voit dans le feu une photo de son père et son oncle. Il n’a que celle-là. Il la saisit, se brûle et récupère un morceau de photo, écorné, noirci mais qui laisse apparaître fidèlement deux visages aimés, les deux visages qui sont, en un peu plus jeunes, ceux qu’il a photographiés dans sa mémoire le jour du départ au front.

Dans le cadre, Eugène ne peut plus voir maintenant le dessin qu’il a fait après le départ de son père et son oncle. Dessin qu’il a fait et refait jusqu’à ce que ses yeux ne lui permettent plus de dessiner, jusqu’à ce que tout devienne ombre. C’est pour cette raison qu’il cherche le morceau de photo. Il a l’illusion qu’il verra plus, mieux que les ombres du dessin. Car Eugène a oublié à quoi ressemblait son père et son oncle...