Près du village où je suis
née, le ruissellement d’eaux qui ne coulent plus guère a
raviné des terres pourpres, roses , vertes ou violines. Une noria
de bus y déverse tout l’été des touristes d’Asie,
d’Europe et d’Amérique.
A l’entrée du site, se trouve le kiosque
du gardien. En l’an 2000, c’était Alexandre
Charles, un bel homme de 58 ans, encore très brun. Avec son chapeau
et sa cape à la Mistral, son accordéon et son appareil photo
sur trépied, il animait le lieu et les journaux locaux publiaient
volontiers son portrait. Mais au début du mois d’août, je
l’ai trouvé triste, plaisantant à peine tandis que son instrument
s’essoufflait à gémir des airs nostalgiques.
Je lui ai demandé des nouvelles de
Bernadette, sa fille unique et son seul amour depuis la mort de sa femme.
Il aimait parler d’elle. Elle habitait Paris. L’hiver
dernier, j’avais visité sa dernière exposition. En l’évoquant,
grande, brune, élégante et sûre de son talent de
peintre, j’étais certaine de faire naître un sourire sur
le visage d’Alexandre. Or il eut les larmes aux yeux.
-- Ah ! elle ne voit
plus ce que vous et moi, nous voyons.
-- Normal, pour une artiste. Depuis l’invention
de la photo, les peintres ne sont plus tenus de coller au réel.
-- Ce n’est pas ce que je veux dire. Là,
juste entre le platane et le cyprès, elle a vu un ange violine
et une femme voilée de rose indien ou d’ocre. Ils l’auraient regardée
comme pour lui demander quelque chose. Elle se croit peu à peu
investie d’une mission : l’annoncer au monde entier puisque, aussi
bien, le monde entier se retrouve ici.
-- Ca va rameuter des touristes d’un nouveau
genre !
-- Ne m’en parlez pas ! Comme il s’agit,
en somme, d’apparitions, le maire est capable de m’adjoindre
la Solange Vernet qui va à la messe avec un gros missel et qui
me déteste. Je préfère ne pas vous dire pourquoi !
-- C’est un rêve éveillé,
un rêve de peintre. Les couleurs de la terre se sont exprimées
pour elle à travers ces personnages. Cela n’ira pas
plus loin.
Je me trompais. Une semaine
plus tard, un quatre-quatre s’arrêta devant le kiosque. Bernadette
en sortit, vêtue d’une robe du même pourpre que celui sur
lequel marchaient les visiteurs. Avec elle, deux comparses s’occupaient
de la sono. Il y avait aussi deux photographes. Elle décrivit sa
vision, avoua qu’elle ne pouvait l’expliquer mais conclut qu’elle avait
sûrement un sens. Giono disait qu’il y a des pays de derrière
le vent, pourquoi pas des êtres, ajouta-t-elle.
Emue par l’étrangeté de ces
propos, je me tournai vers Alexandre, mais je ne le vis que de dos, il
fuyait. La nouvelle passa en boucle de journaux locaux en radios et télés
régionales. Elle fut la seule actualité mémorable
de cette fin d’été. Bernadette maintint ce qu’elle appelait
un témoignage et une interrogation. Puis on n’en parla plus. Il
est vrai qu’à Paris, elle était aussi célèbre
pour ses canulars que pour sa peinture.
Je ne suis pas de ces gens qui s’abonnent
au journal paroissial ou au compte-rendu du Conseil municipal de leur
village préféré. J’étais prof à Paris,
je ne sais pas si je vous l’ai dit. Un trimestre, de courtes vacances à
domicile où les fêtes s’entremêlaient aux copies à
corriger, puis un autre trimestre passèrent. Un jour , je m’arrêtai
devant la galerie qu’animait Bernadette. Elle était là, sans
sono, sans porte-voix, vêtue d’un tailleur strict. Je lui demandai
des nouvelles de son père.
-- Il ne va pas très bien. Il broie
du noir. Il refuse de constituer son dossier de retraite en dépit
du Maire et du Conseil municipal qui se rendent compte de sa fatigue et
le poussent au départ. Il s’imagine qu’on lui fait payer ma prise
de parole. Il n’en est rien, on sait bien qu’il me désavoue. Comprenez-moi :
ce que j’ai vu pendant quinze longues minutes, je devais le dire, même
si la signification m’échappe. Créer vous fait comprendre
qu’il y a autre chose que ce que nous voyons, autre chose que de banals
conflits d’intérêt ou d’amour-propre. C’était ce que
reflétaient ces deux visages sublimes que j’essaie
en vain de reproduire. Je ne suis pas Fra Angelico. Et mon père raccroche
quand je lui téléphone. Il me renvoie mes lettres !
Cette femme si allurée avait maigri,
elle avait des accents de désespoir.
-- Et votre prochaine exposition, c’est pour
quand ?
-- Je n’arrive plus à peindre. Et
puis je tenais à l’amitié de mon père.
*
·
*
Depuis que j’ai pris ma retraite, je passe beaucoup
plus de temps auprès des somptueux ravins qui, c’est vrai, ont
des couleurs qui font songer à Fra Angelico. Une dame du village
tient désormais le kiosque où se débitent les entrées.
Elle est habillée en Arlésienne. Aidée de sa fille,
elle vent du nougat, du miel et des santons. Parmi ces figurines, il y
a une Marie au foulard rose (pourquoi pas ?) et un ange violine qu’on
dit avoir été modelés, peu avant sa mort, par Bernadette
Charles. On les achète de préférence aux autres
et l’on regarde l’espace entre le platane et le cyprès, un espace
de ciel, de soleil et parfois de vent.
Alexandre Charles a maintenant 71 ans mais
il en paraît dix de plus. Il ne se remet pas de la disparition prématurée
de sa fille. C’est l’ordinaire absurdité de la vie, ces deux-là
s’adoraient.
Mais pourquoi diable ce libre penseur avait-il
laissé appeler sa fille Bernadette ?
Au rez-de-chaussée, Corinne guette l’ébullition
de l’eau dans la marmite. C’est d’un seul coup, d’un seul, dès
le premier bouillon, qu’il faudra jeter les spaghetti. Sur la table ronde
de la cuisine, Vanessa met le couvert pour trois. Une clé tourne
dans la serrure.
-- C’est Chloé !
La troisième co-locataire entre. Elle est
brune et mince. Elle a 20 ans comme les autres, et les joues rougies par
le froid. Elle balance une grande sacoche juste dans le coin, où
rutile un grand sac élégamment enrubanné.
-- Bon anniversaire ! crient
les deux autres filles.
Chloé fait un petit sourire. C’est à
ce moment-là qu’elles entendent un grand fracas qui rebondit. Un
ou plusieurs objets métalliques dévalent l’escalier, suivis
d’un concert de cris animaux.
-- Qu’est-ce que c’est encore ?
dit Corinne.
-- La folle et son zoo, ne vous cassez pas la tête.
Elle n’arrive plus à monter de la cave toutes ses boîtes de
pâtée. Le peuple a faim, il revendique. Un jour les chats les
mangeront, elle et son singe !
-- Mais non, c’est Karim, son pitt-bull et sa batterie.
-- N’importe quoi, ce sont les
nouveaux qui ont laissé dégringoler une cantine en finissant
d’emménager.
-- La pauvre jeune femme ! Dans son état,
se coltiner tout ce bazar sans ascenseur ! En plus, elle a peur du
pitt-bull de Karim.
-- J’ai quelque chose à vous apprendre,
dit Chloé. Je suis dans la même situation que Madame Muti.
Ca ne se voit pas encore, ne le dites à personne. Ca ne m’empêchera
pas de présenter mon DUT. Mais je veux voir l’assistante sociale
avant d’en parler à ma mère. Tiens ? Il n’y a plus de
bruit ? Ils ont dû ramasser leur barda.
L’eau bout depuis 5 minutes. Corinne lâche
les spaghetti tandis que Vanessa murmure : « Félicitations… »
Au premier étage, Blandine Bertrand raccroche
lentement son téléphone. Les dernières paroles de
son fils résonnent encore dans sa mémoire, s’impriment à
vif dans son cœur.
-- Maman, c’est bien fini. Je ne reviendrai jamais.
J’ai trop de mauvais souvenirs. Clémentine et moi, nous emprunterons
comme tout le monde pour acheter notre appartement. Je m’installe définitivement
à Poitiers. Laisse-moi mener ma vie de couple comme je l’entends.
Arrête tes perpétuels coups de fil. Allez, au revoir.
Comme une automate, Blandine se dirige vers la
salle de bain. Elle ouvre l’armoire des médicaments, prend un tube
de comprimés qu’elle vide dans un grand verre d’eau, avale le
tout et passe dans la salle de séjour où elle remplit le
même verre de whisky, l’avale aussi et part en titubant se coucher
toute habillée. Entend-elle alors la dégringolade dans l’escalier,
les pas, les miaulements et les aboiements ? Dieu seul le sait.
Au troisième étage, Karim vient de
cuire la pâtée de Françoispremier qui se précipite
sur ce mélange de nouilles et de viande.
-- Françoispremier, c’est dégueulasse
ce bruit de mastication et d’aspiration. Beurk ! Ecoute ce que j’improvise
pour te civiliser :
Je bouffe qui j’aime, tu es une crème
J’aime pas le gras, j’aime pas les gras
Si t’es trop gros, tu bouffes de trop
Mais si t’aime rien, tu crèves de faim.
Non, ça va pas. Faut-il que tu sois bien
élevé pour supporter ça ! J’invente plus rien.
Il va falloir que je quitte ce bled où je pourris. Je vais téléphoner
à Théo que je débarque à Paris. De toute
façon, je vais être expulsé, c’est bientôt la
fin de l’hiver. Le propriétaire n’avait qu’à réparer
le toit. D’accord, c’est musical la pluie dans les bassines, mais…
Une série de bruits métalliques et
animaux qui monte de l’escalier l’interrompt. Françoispremier
y joint sa voix rauque.
-- Quelle cacophonie ! Il faut un minimum
de silence pour créer tant soit peu ! Demain j’emporte mes
fripes mes défroques, mes crics et mes crocs, mes flûtes et
mes notes, mes tongs et mon dogue. A la rigueur, les poissons de la folle
seraient supportables, ils ne parlent qu’en bulles. Avec eux je bulle tranquille !
C’est pas comme les gosses Lécuyer qui s’interpellent du haut en
bas de l’escalier. Tout le monde commence à le savoir, qu’ils s’appellent
Alexandre et César. Si par malheur ils en font un troisième,
ce sera Napoléon !
Au second étage, Germaine Robin n’est pas
une femme seule : elle a lié sa vie à celles d’un petit
singe capucin, de 20 chats de races variées et de 30 poissons qui
prospèrent dans le grand aquarium du salon. Les 20 chats ronronnent,
elle se laisse captiver par ce bruit ténu , si proche du silence,
presque intérieur et tel que sur ce tempo elle croit voir évoluer
les hôtes multicolores de l’aquarium. Alors, c’est à peine
si elle entend le tintamarre toujours vulgaire de l’escalier. Mais qu’arrive-t-il
aux pauvres minets pour qu’ils miaulent soudain ?
Au second étage aussi, de l’autre côté
du palier, Bérengère et Jérôme Lécuyer
se regardent en riant.
-- Eh bien ! nous n’avons plus d’enfants !
-- Ils sont partis vivre leur vie…
-- Avec armes et bagages !
-- Pour une bonne demi-heure !
-- Quelle tranquillité !
-- Je vais leur lancer les anoraks pour qu’ils
n’aient pas froid.
Jérôme fixe du regard la porte claquée
un instant auparavant. Alexandre et César, l’un sur sa trottinette,
l’autre sur son cheval à bascule entreprennent la descente de l’escalier,
non sans à-coups, cahots, fracas et chutes au point de faire
aboyer le vieux pitt-bull inoffensif et
miauler les félins iréniques.
Mais qui pourrait troubler la sérénité,
de l’amie des bêtes et des parents Lécuyer? Qui pourrait
ébranler la décision de Karim et la complicité des
trois étudiantes ?
Et pendant ce temps-là, Blandine Bertrand
s’explique avec Saint Pierre.
Il fera jour demain
« Ils m’ont donné
cette chambre à cause du soleil, mais sa fenêtre donne sur
la route. J’entends l’auto qui arrive, la lumière des phares se
pose sur mon lit, puis s’estompe et s’éteint. Alors, je demeure dans
le noir et le silence. Et dans le noir, je pense à ce qui serait
plus noir que le noir et qui se tapit dans l’angle. Plus noir que le noir,
c’est diabolique, plein de méchanceté, d’horribles pensées
comme effondrer le plafond sur ma tête ou faire sortir des tentacules
du plancher pour m’étrangler ou pis. Déjà l’édredon
pèse sur mes pieds comme pour les tirer. On dit que les morts viennent
tirer les pieds des vivants, la nuit, pour les entraîner au fond
de leur tombe et qu’ils y meurent aussi. Il y a des petits garçons
et des petites filles qui ont leurs noms écrits sur les pierres du
cimetière et je les ai lus.
Un bruit lointain grandit, une auto va passer, la lumière
balaie ma chambre, mais pas le coin, là-bas où je devine
une silhouette trapue comme si le noir plus noir que le noir se ramassait
sur lui-même pour bondir. Il sait que je suis là, caché
sous le drap. Il va m’étouffer, m’enrouler, me tasser dans sa besace.
A l’école, tout le monde connaît ces vagabonds qui trimballent,
à deux, leur énorme sac. Dedans, il y a peut-être
un enfant volé à ses parents. Je retiens mon souffle, je
retiens mon souffle, je dois me rendre imperceptible… »
« Jeremy doit dormir, je ne l’entends pas pleurer. La peur
finit toujours en sommeil sans rêves, la peur du noir plus noir
que le noir, comme il dit, ou la peur de demain plus noir qu’aujourd’hui,
noir de nuages qui s’avancent dans le ciel avant un orage. Par exemple
un chômage, suite à une maladie imprévue, un accès
de folie du patron ou de ses actionnaires. Et alors me laisserait-on Jeremy
? Je me vois l’emportant avec moi sur mon dos comme une Africaine. Non,
ça n’arrive pas encore ici, mais la crise nous fragilise, l’impossible
devient possible.
Je ne devrais jamais réfléchir quand vient la nuit.
Je risque de ne pas trouver le sommeil à moins que je ne me lasse
de me voir marcher sur une route inconnue et sans fin, le petit sur le
dos. J’ai dû voir trop de documentaires horribles à la télé,
avec des pauvresses qui vont par le monde pour échapper à
la guerre ou à la famine. Absurde, ici, je sais, mais sait-on jamais
? Il y a dans le monde et en nous-mêmes quelque chose d’effrayant,
plus noir que noir, qui grandit insidieusement la nuit et qui me laisse
sans recours jusqu’à ce que, peu à peu, mes idées
se brouillent… »
« Nathalie ne peut s’empêcher d’aller écouter
à la porte de la chambre du petit. Elle a peur qu’il ait peur.
Peur sans raison, peur solitaire. Ils se ressemblent, à ne pas demander
aide, à ne pas trouver d’autre issue que la fatigue qui vous abat
d’un coup. Etrange peur moderne : tout conduit à l’isolement face
à des puissances impersonnelles. A force de responsabiliser
les gens, de les particulariser, on les pousse dans un labyrinthe où
ils n’ont à trouver de voie que pour eux seuls. Ils avancent dans
le noir, ils doivent se chercher et se trouver eux-mêmes. La société
n’est plus qu’une juxtaposition d’individus qui tracent leur chemin pour
échapper à une précarité future. Les vagabonds
de rencontre incarnent bien cette misère qui submerge comme une marée
noire.
Moi aussi, j’arrive parfois à être étranglé
par cette angoisse que je sens, palpable autour de moi, au travail, dans
la rue, et même ici, au cœur de cette maison qui est à nous
et dont la perte improbable me fait frémir lorsque je l’envisage.
»
°
° °
Le soleil envahit la vaste cuisine et Jérémy raconte
à Nathalie et à Thomas qu’il a rêvé d’un petit
hélicoptère rouge qu’il pilotait autour du pommier pour
ramasser les pommes. Quand il s’est réveillé, il les a cherchées
dans son lit, mais elles n’y étaient plus !
-- Elles sont toutes là dans la corbeille, regarde ! dit
Nathalie. Tu n’as pas entendu le vent qu’il faisait ? Tu dormais trop
bien ! C’est papa qui les a ramassées ce matin.
-- Eh oui ! le vent a travaillé pour nous. C’est tout de
même mieux qu’un hélicoptère qui gaspille du kérosène
ou du fuel, ou je ne sais pas quoi, et qui salit le ciel.
-- Mais les pommes, elles sont juste rouges comme mon hélicoptère…
C’est beau, le rouge.
Le cousin Bernardin
Comment étais-je arrivée
à Lyon ? Je ne m’en souviens pas, j’étais si petite !
Mais si le fameux Bernardin avait été de la partie, lui
qui aurait pu compter tous les tunnels jusqu’à cent ou savoir par
cœur le nom des gares, je n’aurais pas oublié.
J’ai vu un ascenseur pour la première fois, je suis montée
jusqu’à l’étage avec papi et mamie, c’est sûr. Je
revois la grande pièce à deux fenêtres et l’alcôve
où je dormais, et le bureau de papi qui sentait bon le tabac. Je
humais aussi les émanations d’un calorifère, sorte d’obélisque
miniature, d’où sortait un tuyau qui faisait le tour des lieux en
les chauffant. Vers cinq heures, ma grand-mère invitait des amies
qui s’amusaient à me faire parler et c’était moi la vedette
et pas encore Bernardin. Mais avant, on allait au Parc de la Tête
d’Or pour voir Loulou l’éléphant, la girafe, les biches et
les singes. Le calorifère ronflait jour et nuit, diffusant une odeur
de houille agréablement minérale. C’était délicieux,
mais mon père vint me ramener à la maison.
C’est l’année suivante que je fis mon entrée à
l’école avec un joli tablier de couleur ocre, sans manches et
à volants. Je ne cessais d’ouvrir mon petit cartable neuf pour
en flairer le cuir rêche. Dedans, ballottaient un plumier plein
de crayons et un boulier dont chaque dizaine avait une couleur différente.
Pendant qu’elle s’occupait des grands, la maîtresse distribuait
aux petits des jeux de patience. Il fallait incliner doucement une plaquette
pour loger de minuscules billes
dans des trous. Dès que l’une était casée,
les autres devaient rouler à leur tour dans leurs alvéoles
respectives, mais si l’on réussissait une seconde incrustation,
la première bille se barrait.
-- Mon cousin Bernardin, me dit ma voisine, il réussit les
cinq billes en cinq minutes.
Eh bien, il avait de la chance, me disais-je. Et puis la maîtresse
nous distribua des bûchettes pour faire des tas de 2, de 3, de 4
qu’elle avait dessinés au tableau. C’était plus facile.
-- Une fois, me dit ma voisine qui s’appelait Paulette, mon cousin
Bernardin a fait vingt tas de 5.
-- Fastoche, répliquai-je.
Je refusais de m’en laisser mettre plein la vue par ce super-écolier
qui n’était même pas là. Existait-il seulement, ce
Bernardin dont le nom carillonnait comme une cloche ?
Deux ans plus tard, Paulette continuait à m’instruire des
performances de son cousin. Il jonglait avec cinq balles et mettait les
pieds sur le guidon de son vélo. Nous fréquentions aussi
le catéchisme. La maîtresse nous lâchait cinq
minutes plus tôt, à la sortie d’onze heures et demie, pour
permettre notre envol vers l’église, le long du canal. Dans cette
eau sombre où je ne voyais que des araignées d’eau, le jeune
Bernardin, toujours aussi invisible, pêchait des truites, paraît-il.
C’était si extraordinaire que j’y croyais un peu et qu’à mon
tour, je me faisais une joie de diffuser ce nouvel exploit.
Un jour d’avril, un vent de folie printanière souffla sur
les écoliers. Au lieu de filer au caté, tous coururent à
l’opposé et s’abattirent, comme un vol d’étourneaux sur
la haie de rosiers qui bordait alors la voie ferrée. C’était
de petites fleurs anciennes, d’un rose pâle, qui ressemblaient à
des pompons, parfumées d’un parfum qui imprègne encore mon
souvenir lorsque je revis ce fugitif moment d’ivresse où nul ne savait
pourquoi il était venu là.
Quand il fallut régler cet incident diplomatique entre l’Eglise
et l’Etat, chaque enfant dut rédiger un billet d’excuse et je fus
la seule à ne rien inventer, par insouciance. Tous avaient eu,
qui un père à aider, qui un soudain mal de tête, qui
une visite à rendre, qui des draps à plier, qui un petit frère
à garder. Et mon amie Paulette écrivit : « J’ai dû
me rendre à l’enterrement de mon cousin Bernardin. » Je la
regardai, ses yeux brillaient malicieusement : l’odeur des roses et de l’herbe,
le picotement des épines, le sifflet du chef de gare, le halètement
de la locomotive et nos rires de bonheur avaient fait pâlir et se
dissiper à jamais le fantôme de son brillant héros.
D’une autre manière, elle aussi, elle avait dit la vérité.
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