Armand et Margueritte.
Au matin du premier jour de
notre histoire, Armand aperçoit Margueritte. En la voyant, il se dit que
cette créature est la plus belle que le monde ait porté. Certes, elle est
vraiment énorme, et ses formes exagérément arrondies lui donnent un aspect
de bête difforme. Mais lui, la trouve gracieuse, élégante dans ses multiples
tournoiements, pirouettes et autres acrobaties qu’elle exécute autour de
lui, sans même se rendre compte de son existence tant il est petit comparé
à elle. La grosse Margueritte ressemble à une danseuse étoile, tant elle
est en harmonie avec ce qui l’entoure.
Il se délecte avec passion de ses mille mouvements, il n’a de cesse de
l’observer aller et venir, avec un regard chargé d’amour pour l’immonde
chose qui se trémousse devant lui. Ses faits et gestes sont scrutés dans
leur moindre détail, et de grotesques et laids, sitôt passés par les yeux
d’Armand, deviennent légers et graciles. Margueritte est la plus belle création
de l’univers, qui pourrait détourner son regard d’elle ? pas Armand en tout
cas. Il aimerait tant être comme elle, et l’accompagner dans ce ballet qu’elle
exécute seule et sans compagnon. Lui, si petit, et elle, si grosse !
Au matin du deuxième jour de notre histoire, Margueritte sent une force
invisible peser sur elle, alors qu’elle revient exécuter à nouveau ses prouesses
physiques. Ce n’est pas un regard de prédateur. Du moins, pas celui d’un danger
assez grand pour qu’elle en tienne compte. La créature qui l’observe sans
relâche semble pourtant très intéressée par ses pirouettes. La créature, c’est
Armand. Elle n’en a jamais vu des comme lui, tout petit par rapport à elle,
si large qu’elle pourrait l’avaler quinze fois sans être rassasiée. Quel
étrange animal, pourquoi la regarde-t-il ainsi ? Pourquoi suit-il tous ses
mouvements ? Si ce n’est ni pour la manger, ni pour se joindre à elle dans
cette danse, alors pourquoi reste-t-il à la regarder ?
Pourtant, il y a quelque chose dans cette observation simple, qui plait
à Margueritte. Elle se sent belle, elle se sent aimée. Et pour ce simple plaisir,
elle ne peut s’empêcher de danser encore, et met plus de force et de conviction
dans cette danse.
Au matin du troisième jour, alors que Margueritte revient en ces lieux
pour accomplir sa danse une énième fois, elle se rend compte qu’Armand est
déjà là.il est arrivé avec les premiers rayons de l’astre diurne, et se
veut à nouveau le seul témoin du spectacle fabuleux. Elle accomplit bien
quelques nouveaux déhanchés, mais cette fois déconcertée par ce même regard
fixé sur elle, décide de s’approcher un peu, pour mieux l’observer, elle
aussi. Son immense corps allongé franchit l’espace qui la sépare d’Armand
en quelques secondes, et son œil, aussi gros que le poing de l’homme, fixe
ce dernier avec intensité. Un instant, c’est lui qui est dérouté. Il se
recule sur son embarcation, et Margueritte, heureuse de ce choc qu’elle
a provoqué en lui, s’éloigne avec douceur et majesté.
Un soir, bien longtemps après le début de notre histoire, Armand retrouve
enfin Margueritte. Il a eu si peur qu’il a quitté l’endroit, et pendant
des années, l’a laissée aux bons soins de l’océan qui l’avait vue naître.
Il s’est donné beaucoup de mal pour oublier cette rencontre. Mais il n’y
est pas arrivé. Il a fait sa vie, avec une femme qui lui ressemble, mais
n’a jamais cessé de penser à Margueritte.
Alors, un jour, il a décidé de retourner sur le lieu de leur première rencontre.
Pendant longtemps, il l’a attendue, dès l’aube, jusqu’au crépuscule. Elle
n’est pas venue. C’est un soir qu’il l’a retrouvée… ou plutôt, c’est Margueritte
qui a retrouvé Armand ce soir-là. Elle tournoie autour du bateau, avec frénésie,
et reprend le ballet qu’elle avait accompli sous ses yeux ébahis lors de
leur première rencontre. Lorsqu’il la voit, alors qu’il avait perdu tout
espoir de la retrouver un jour, Armand se sent vivre de nouveau. Il reconnait
ses formes énormes, il retrouve cette grâce qu’il est le seul à voir. Et
il pleure.
Au terme de notre histoire, Armand est seul.de nouveau, il pleure, mais
cette fois, ce n’est pas de joie. Il pleure la dépouille de cette si belle,
de cette si merveilleuse Margueritte qui avait pris l’habitude de danser pour
lui dans les eaux qu’elle remuait, entre l’écume et les vagues qu’elle créait
par sa force et ses mouvements. Armand avait abandonné sa vie d’humain pour
la passer à bord de son voilier, en compagnie de Margueritte, qui avait apparemment
fait la même chose de son côté. Il ne se passait pas un jour sans qu’ils
ne s’échangent des regards complices, sans que lui n’offre à sa belle du
poisson, ou qu’elle ne bouge pour lui.
Aujourd’hui, sur une plage de sable blanc, Armand est un vieillard accroupis
qui pleure, aux côtés de la carcasse de la dernière baleine bleue.
Rena Circa Le Blanc
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Un sac de billes
Michael a toujours
dit qu’on pouvait tout faire à partir de rien. En fait, c’est comme si pour
lui, la vie se résumait à un sac de billes. Enfant d’ouvriers, il vivant
de façon très modeste, si ce n’est carrément pauvre. Ses parents ne pouvaient
même pas lui acheter un sac de billes, alors que tous les enfants de son
école en possédaient un.
A l’époque, le jeu de billes le plus
apprécié dans les cours d’école, consistait à mettre un ou plusieurs de ces
objets en jeu. On posait la bille face à un mur, et tour à tour, les participants
se plaçaient à distance raisonnable pour la viser, et la tirer avec une
autre. Michael avait passé toutes ses récréations à regarder les autres
enfants jouer sans avoir la chance de les y rejoindre. Jusqu’au jour où Manu,
son meilleur ami, lui donna une bille. Une seule bille.
Michael tenta alors sa chance. La première
bille qu’il tira, il la gagna. Puis il en joua une seconde, puis une troisième,
une quatrième… en quelques semaines, il avait amassé tant de billes, que
même les plus grands de son école n’osaient jouer mettre les leurs en jeu,
de peur de les perdre.
Michael s’est basé sur ce passage de
sa vie pour en construire le reste. Il a d’abord travaillé à16 ns sur les
chantiers, puis dans une parfumerie, où il devint responsable de la qualité,
puis aux quatre saisons de Venelle, avant de passer un diplôme en tant que
candidat libre dans l’informatique. Finalement, il a travaillé à son compte
pour gérer la maintenance du système informatique dans le domaine du nucléaire.
Tout ça avec un bac moins deux, a-t-il pour habitude de mentionner.
C’est un peu comme s’il avait commencé
à jouer avec une seule bille.
Rena Circa Le Blanc
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