Cuffingham


La semaine dernière, mon père est mort. Il a suivi ma mère qui a succombé, il y a déjà quelques années, d’un AVC. Etant leur seul et unique enfant, j’ai du rassembler les affaires qu’il restait dans leur maison pour me décider de mettre ou non cette dernière à la vente. Ayant déjà moi-même un grand appartement, je ne peux pas assurer les frais de deux foyers.
C’est en ouvrant cette vieille boite en métal rouillé, que tous les souvenirs ont ressurgit d’un coup. A l’intérieur, entre quelques lettres d’amour, de vieilles bagues et des bougies n’ayant servi qu’à moitié, se trouvait un objet poussiéreux, un vieil ami oublié depuis longtemps. Oublié, et à la fois toujours présent. Cela faisait au moins vingt ans que je ne l’avais pas vu. Au moins vingt ans que je ne cherchais même plus à le retrouver. Cet objet a participé à ma vie d’enfant, et aucun autre n’a jamais su le remplacer. Je n’ai même pas cru ce que je voyais, quand j’ai aperçu sa forme significative en ouvrant cette boite à souvenirs que gardait précieusement mon père. Immédiatement les larmes me sont montées aux yeux, alors que passaient devant eux les images de ma jeunesse passée avec ce compagnon d’aventures. Il m’a fallu quelques minutes pour me remettre du choc émotionnel et trouver enfin le courage de me saisir de l’objet, pour me prouver qu’il était bel et bien là. Aussitôt, j’ai retrouvé mes cinq ans et demi, l’odeur de parfum à la rose de ma mère, les chemises rayées de mon père, le bruit grinçant des escaliers en bois de notre maison, et les aboiements frénétiques des lévriers de notre voisin de l’époque.
En passant le doigt sur la poussière, qui avait transformé mon ami en statue de sable, j’ai retrouvé toutes les aspérités et toutes les couleurs – ou presque – de celui qui rythma mon existence pendant près de dix ans. Et c’est seulement à présent que je comprends le sens de ma vie.

Il s’appelait Cuffingham. Cuff pour les intimes. C’était une petite statuette d’environs 7cm de haut qui ressemblait à un homme de la noblesse dont la seule caractéristique inédite était sa tête allongée de reptile. Il était soudé à un socle aux bords arrondis, pour tenir debout. Tournant légèrement la tête sur le côté, avec un regard malicieux, il se tenait outrageusement droit et souriait sans montrer ses crocs. Il portait une longue veste blanche à queue de pie, dont les bordures étaient dorées et dont le col ressemblait à celui d’un monarque, col qu’il ajustait fièrement de ses mains gantées. Ses bas étaient aussi blancs que sa veste, montants jusqu’à son pantacourt qui était gris. Enfin, il possédait aussi des chaussures noires cirées, tout à fait représentative de l’époque dont son créateur avait voulu le tirer. Son créateur, c’était mon père. Il me l’avait offert, quand je n’étais encore qu’un petit garçon qui aimait fabriquer des maquettes d’avion et jouer au train mécanique. Moi qui préférais à cette période les machines aux personnages, j’en fis pourtant le héros de toutes les histoires que j’aimais alors imaginer. Nous devînmes vite inséparables, et je pus trouver en Cuff le confident et le meilleur ami que je n’avais jamais eu.
Cuff me suivit donc jusqu’à mon adolescence, où il restait le chef de guerre, le duc, le prince de toutes mes péripéties. D’autres personnages le rejoignirent, mais aucun n’eut une telle importance pour moi que celui-là. Cuffingham était au centre de mes histoires, de mes travaux à l’école, de mes discussions… au centre de ma vie en réalité.

Et puis mes parents décidèrent de déménager. Mon père avait eu une offre d’emploi, et nous avions quitté notre petite maison de village, pour nous retrouver dans une autre bâtisse, plus grande, plus confortable… mais dans un quartier infiniment plus bruyant puisqu’il s’agissait d’un des plus grands de Paris.
J’ignore comment cela avait bien pu se passer, mais le jour de l’emménagement, Cuff manqua à l’appel. Il n’y avait qu’une seule raison à cela : je l’avais oublié dans mon ancienne chambre, lorsqu’il avait fallu monter dans le camion qui nous emmènerait loin de mon village d’enfance. Cependant, je savais une chose : je n’avais pas pu l’oublier. C’était purement et simplement impossible. Du haut de mes douze ans, je suppliai mes parents de retourner à notre ancienne maison pour récupérer mon ami, mais ils me firent comprendre que je n’avais pas besoin d’un jouet d’enfant pour vivre, et que je devais apprendre à grandir. Je passais des jours à penser à mon infortuné compagnon, devenu solitaire, des nuits à pleurer son absence.
Mais comme me l’avaient dit mes parents, je finis par grandir. Sans vraiment l’oublier, je pus faire le deuil de cette perte inestimable. L’époque du collège, ne fut pas bien différente que celle de l’école, à l’exception de ce cruel manque de compagnie. Je ne recherchais pas particulièrement l’affection des gens, mais une présence, même immobile, m’apaisait. C’est pourquoi, intuitivement, je me tournai vers l’Histoire, puis la préhistoire. Au lycée, mes capacités en sciences, en biologie et en archéologie me guidèrent vers l’Histoire naturelle.
Puis vint ma vie d’adulte. Après m’être spécialisé dans la paléontologie, et avoir voyagé à travers le monde entier à la recherche de fossiles, tous plus impressionnants les uns que les autres, je rejoignis les plus grands savants d’Europe, pour parfaire les recherches sur les sauropodes du jurassique, du trias et du crétacé. Au jour d’aujourd’hui, je suis un expert en dinosaures carnivores, et je me rends compte que je ne dois pas cela au simple hasard.
Toutes mes envies, toutes mes recherches, toutes mes fouilles, toutes mes idées sur ces monstres majestueux d’avant l’Histoire, je les faisais parce que j’en avais besoin. Parce que je voulais retrouver mon ami, mon Prince, mon seigneur d’enfance. Chaque bête que j’ai découverte, exposée au grand jour, déterrée, dépoussiérée, heure après heure, jour après jour, semaine après semaine, chaque créature qui m’impressionnait par sa taille et son aspect de seigneur de son temps, n’était en fait qu’une reproduction de ce que je recherchais réellement : Cuffingham.

A présent, je comprends. Je n’ai plus besoin de déterrer des dinosaures. J’ai trouvé la seule chose qui manquait à mon bonheur. Toutes mes histoires, tous mes rêves d’enfant, tout ça est avec lui. Il est temps de passer à autre chose. Le passé est une notion abstraite, je le laisse à ceux qui ont du temps à perdre.
Quand j’étais enfant, je rêvais d’être écrivain, et de raconter les fabuleuses aventures du monarque déchu d’un royaume oublié, Sire Cuffingham. Pour ça, rien de plus simple : du papier, un crayon, et un peu de courage. Mais avec Cuffingham à mes côtés, je suis invincible.

(Rena Circa)