L’acalmie

 

 

Charles-Antoine est ce qu’on appelle une personne exigeante. Comme toute personne exigeante, il pense que sa famille est à sa disposition.  Il se persuade qu’Anaïs adore lui servir des menus gastronomiques et Ludivine l’escorter avec distinction. Quant à Boris, il veille  à  l’implantation professionnelle du jeune homme. Attention ! pas de beefsteack-frites, pas de film bêtasse, pas d’emploi sous-qualifié ! Sinon, Charles-Antoine déprime, s’enferme dans sa chambre, seul ou, pire, avec Bob ou Johnny ou même Boulez tonitruants, refuse de manger, peut-être de boire, ce qui est plus inquiétant et, bien sûr, ne répond ni à son frère, ni à sa sœur, ni à sa belle-sœur, lorsqu’ils frappent à la porte.

Certains jours, il revient triomphant du siège de l’entreprise où le brave Boris lui a négocié un stage. A l’entendre, ses collègues reconnaissent sa valeur et l’en remercient. Ces mêmes jours, il fait honneur à la cuisine d’Anaïs et la proclame meilleur cordon-bleu de la ville. Il est tout fringant lorsqu’il revient le soir, bras-dessus, bras-dessous avec Ludivine. Le concert était remarquable, le film exceptionnel, le ballet sublime… Bref, tout est digne de lui, on ne le reconnaît plus. Les enfants  peuvent rire fort et jouer dans l’escalier. Boris échappe aux réflexions désagréables de ses relations d’affaires. Ludivine reprend confiance.

D’autres jours, hélas, la pauvrette se persuade qu’elle est sans finesse, qu’elle a manqué d’à-propos. Boris se prend pour un looser, inexpert en relations humaines. Anaïs se demande si elle n’est pas une horrible souillon qui cuisine à les rendre tous malades. Que fait-elle dans cette galère ? Si elle cherchait du travail, elle ne serait pas en peine d’en trouver, elle ! C’est comme si le monde entier reniflait, toussait, crachotait, titubait, s’apprêtait à rendre le dernier soupir dan le plus maussade des hivers. Ils n’ont pas su remplir leur mission, ils ont trahi la confiance de leurs parents. Charles-Antoine, le petit dernier de la fratrie, le leur fait bien sentir. Il ne va pas  jusqu’à menacer de quitter cette famille lamentable ou ce monde cruel mais il fait tout pour qu’ils le pressentent.

Les amis de Boris, d’Anaïs et Ludivine délaissent cette maison de fous. Boris, Anaïs et leurs gamines se sont d’ailleurs réfugiés dans une autre aile du bâtiment, où ils sont à l’étroit, mais un peu plus tranquilles. C’est à cette porte que Camille vient frapper. Elle est étudiante et cherche une chambre contre un travail après 17 heures. Il y a deux fillettes, n’est-ce pas ? Et une grande maison ? Elle ira chercher les enfants à l’école, surveillera leurs devoirs et les gardera éventuellement le soir en échange du gîte. Elle est d’ordinaire si sûre d’évaluer une situation, de manipuler son public qu’elle s’étonne des conciliabules, des échanges de coups d’œil, du petit délai que lui imposent trois adultes. On ne lui avait encore jamais dit de revenir le lendemain. D’ordinaire, elle sait si bien faire !

 

-- Nous aimerions, dit Anaïs, que vous vous occupiez plutôt d’un adolescent. En fait, il a 30 ans.  C’est notre frère Charles-Antoine.  Il suffirait qu’en soirée, vous relayiez auprès de lui notre sœur Ludivine qui est prof en Collège et qui n’arrive plus à tenir ses classes, tant elle est épuisée. C’est  un travail qui n’est pas sans agrément puisqu’il comporte des spectacles et des distractions que nous vous offrirons en sus de la chambre. Il n’y a pas de traquenard, c’est vous qui les choisirez…

-- Pourquoi pas ? J’adore sortir !

Et elle va frapper chez Charles-Antoine.

-- Bonsoir ! Je suis Camille, l’étudiante en Economie dont on vous a parlé. C’est avec moi que vous sortez ce soir. Je vous emmène au Blue Tiger !

 

Camille a vingt ans. C’est  une petite blonde qui ne doute de rien. Charles-Antoine n’ose pas lui dire que les « boîtes » et spécialement le Blue Machin, c’est pour les débiles, pour ceux qui n’ont rien dans la tête, les pantins, les adolescents attardés et que, Dieu merci, il n’est pas de cette espèce. Il demande un quart d’heure pour s’habiller.

Là-bas, il avoue qu’il ne sait pas danser.

-- Ca ne fait rien. Personne n’est parfait, allons-y !

Charles-Antoine bénit l’obscurité qui lui permet d’être ignoré. Et puis, ce n’est pas désagréable de gigoter en rythme vis-à-vis d’une jolie fille. Rentré vanné vers minuit, il dort comme un loir.

Au week-end, Camille, qui prend son travail au sérieux s’il joint l’utile à l’agréable,  l’emmène en montagne avec d’autres amis. Le plus drôle, c’est que, des deux, c’est lui qui porte le sac à dos.

 

L’été arrivera bientôt. Après son examen, Camille projette un cabotage autour de la Corse que Charles-Antoine dit-elle, se doit de connaître. Un groupe d’étudiants va louer un voilier par l’intermédiaire du CROUS. Qui n’a pas vu les Iles Rousses n’a rien vu ! « Elle le fait marcher, il paraît que, sur le bateau, c’est lui qui fera la vaisselle, puisqu’il ignore la navigation. Pourvu que ça dure… » murmure la fratrie, ravie, et qui reconduirait bien le contrat pour la prochaine année universitaire.

 

Pourvu que ça dure !

 

(Madeleine)