L'objet

 

J’aime les voir aller et venir devant moi, ces milliers de passants affairés, pressés, perturbés par leur quotidien. Moi, je les regarde, du matin au soir, marcher, trotter ou bien courir sur ces dalles de marbre qui font les trottoirs de la ville. D’une part, ils me font peur ; si la vie se résume à ça, je ne veux pas la vivre. Etre pressée toute ma vie, non merci. D’autre part, ils m’intéressent. Certains rient parfois, quand ils passent devant moi. Ce sont eux qui me donnent envie de partir à l’aventure et de les rejoindre, tous ces gens étranges. Il y en a qui s’arrêtent pour admirer mes formes effilées, avec des étoiles plein les yeux, comme si je les emmenais en voyage. Mais ils détournent le regard, pour retourner à leur vie, et m’oublient aussitôt. 

Moi, je n’oublie aucun de leurs visages, qu’ils soient poupons ou ridés, doux ou bien rudes. Je reconnaîtrai la lueur dans les yeux de chacun, en attendant celui qui m’emportera avec lui… lorsque le soir tombe, et que les passants se font moins nombreux, je rêve de pouvoir m’échapper, pour découvrir le monde et voir si lui aussi, ne brille pas d’une certaine lueur. 

 

En voilà un qui me regarde fixement. Depuis combien de temps me scrute-t-il ? Je n’en sais rien, je ne comprends pas le temps. Ses yeux, comme ils sont beaux ses yeux ! Oh s’il te plait, toi dont l’iris brille d’un éclat qui m’envoûte, par pitié ne pars pas ! Garde-moi auprès de toi et je ferai tout selon tes désirs ! Je serai toute à toi, rien qu’à toi, pour toujours et plus encore ! Prends-moi dans tes bras et vivons enfin cette vie dont j’ai toujours rêvé. Cette vie ne peut pas être plus merveilleuse si elle se fait à tes côtés. 

Toi, tu as cet éclat, cette chose qui brille au fond de toi, et qui me fait briller aussi quand tu me regardes. Ensemble, sans jamais nous séparer, comme si nous n’étions qu’un être, nous explorons le monde. Tu me fais vivre des aventures extraordinaires, visiter des contrées magiques, rencontrer des êtres hors du commun. Comme toi, oh mon beau voyageur, beaucoup ont cette lumière magnifique dans les yeux. 

Et tu prends soin de moi, tout comme tu m’aides à prendre soin de toi. Mon beau voyageur, je voudrais tant que la vie ne coule pas si vite dans tes veines, je voudrais tant te garder avec moi pour toujours, jusqu’à devenir tous deux de la pierre ou mieux, du sable. Ainsi, nous pourrions nous mêler l’un à l’autre à jamais ! Pourquoi mon existence est-elle vouée à dépasser la tienne ? Parée de toutes ces choses brillantes dont tu m’as sertie, je suis plus belle encore qu’au premier jour. Je le vois dans ton regard qui brille ardemment dès que tu le poses sur moi, et dans ta façon si douce de t’occuper de moi. Jamais je n’ai trop froid, jamais je n’ai trop chaud, jamais je n’ai à me plaindre de quoi que ce soit. Mon cher voyageur, tous ces rêves que je faisais en observant les gens aller et venir, tu les as réalisés. Comment te remercier de tant de bonheur, que tu me donnes ? Ah mon bel amour, si seulement je savais ! 

Tout est si parfait !

 

Mais voilà que je ne vois plus cette chose merveilleuse qui brillait jadis dans ton regard. Dans tes yeux, dès que tu me regardes, il n’y a plus rien. Combien de temps cela fait-il ? Des jours, des mois, des années ? Je n’en sais rien, le temps passe si lentement pour moi… ton regard s’est éteint, sans que je m’en rende compte. J’aurais dû le voir avant. Que t’arrive-t-il mon beau voyageur ? tu n’admires plus ma silhouette fine et élancée, tu ne t’occupes plus de moi aussi bien que tu le faisais lorsque nous avons été présentés l’un à l’autre, il t’arrive même de m’oublier, en proie au froid, au chaud et à toutes ces choses dont tu me protégeais. Tu as même cessé de me bichonner, et de me donner ce nom que j’aimais tant. A te voir, le dos tourné, à t’entendre soupirer, on dirait que tu ne veux plus de moi. Et moi qui ne peux te prouver à quel point je t’aime aussi fort que tu ne m’aimes plus… est-ce dont cela que l’on appelle la routine ? Est-ce l’extinction de l’amour ? Inutile de se cacher la vérité. Je t’encombre, je le vois bien. Je suis pour toi plus un fardeau qu’autre chose. Ce n’est pas de la haine, que tu ressens pour moi. C’est juste l’absence d’amour. Tu m’ignores. J’ai beau faire tout ce que je peux pour attirer ton regard, rien n’y fait. Pourquoi me laisses-tu derrière toi, pourquoi m’oublies-tu ? 

Tout est si horrible !

 

Et me voilà, seule, abandonnée derrière toi, à attendre désespérément que tu reviennes. Je devais m’y attendre. Tu m’as retiré toutes ces parures magnifiques, pour les donner à une autre, pour laquelle brillait ton regard, et qui la faisait briller à son tour. Tu l’as même affublée d’un petit surnom comme tu l’avais fais pour moi avant. Combien de temps suis-je livrée à moi-même, à subir le chaud, le froid, toutes ces choses que je ne connaissais pas grâce à toi ? Le temps me semble toujours aussi illusoire, et pourtant, il me frappe à coups de rouille, et me fait vieillir… de qui vais-je prendre soin, à présent ? Si je deviens inutile, alors à quoi bon avoir un but ? Je n’ai plus qu’à me laisser réduire à l’état de pierre, ou mieux, de poussière, pour venir te hanter quand il fera chaud, quand il fera froid. 

Mais  voilà qu’une ombre vient me chercher. Oh j’aimerais tant que ça soit la tienne ! Que ça soit ton regard qui me scrute. Mais ce ne sont pas tes yeux. Ce sont ceux d’un autre, un qui m’aimera vraiment. 

Oh ! Toi, bel étranger, paré comme un guerrier de pied en cap, aime-moi comme je t’aimerai, ne m’abandonne jamais, et tu peux être certain que je serai toujours là, à tes côtés, pour te protéger. Tu prendras soin de moi, contre la rouille, contre le chaud et contre le froid. Tu m’offriras mille bijoux qui me feront briller plus encore sous l’éclat ardent du soleil, et glacé de la lune. Tu me caresseras de tes douces mains, tu passeras de l’huile sur ma silhouette allongée, tu effaceras ces marques de rouille sur mon corps argenté. Et comme tu prendras grand soin de moi, je prendrai aussi grand soin de toi. Je me dresserai devant toi, fière, mortelle, indestructible, car c’est ce que je suis ! Car si tu me laissais seule, oh mon beau chevalier, je ne servirais plus à rien. Car si tu n’avais pas besoin de moi, je n’aurais plus personne à servir. Car je suis ta muse et toi mon poète. Car je suis la paix à la guerre que tu es. Car je suis l’épée qu’il manquait à ton fourreau.

(Rena Circa)