Mon illustre frère

 

 

Je suis la sœur de Léopold Seguin, ce qui étonne bien des gens. Au début, on disait les petits Seguin, mais, très vite, on n’a plus parlé que de Léopold. A l’école, il était le premier de la classe. De ma classe, car, sans être jumeaux, nous étions nés la même année. Pas le même hiver, c’est tout. Donc, j’étais dans la même classe et je me faisais toute petite, au dernier rang, si possible. Au premier rang, Léopold avait sa cour. En douce, il laissait copier cette pimbêche de Fabienne dont les bouclettes étaient égales au millimètre près. Et aussi les garçons de sa bande. Le jour où l’inspecteur est venu, c’est lui, bien sûr qui est allé au tableau faire une division de deux grands nombres avec virgule. Dans la cour, quand on jouait à la Chasse à l’épervier, personne ne l’attrapait jamais. Avec ça, poli, très poli avec la maîtresse et même avec celle qu’on n’avait pas encore, mais qu’on aurait l’année suivante pour préparer l’entrée en sixième. Et cette entrée en sixième ! pas seulement premier du canton, mais premier du département, avec une rédaction qu’on a mise dans le journal. Voilà pourquoi, à l’école communale, je n’ai pas été Rosette mais la petite sœur de Léopold.

Il y avait des avantages : les parents ne m’empêchaient pas de jouer et ne s’angoissaient pas de mes notes moyennes. Au fond, ils étaient heureux que le champion toute catégorie fût leur garçon et pas leur fille.

Quand nous avons été collégiens, il a sauté une classe, et, à partir de ce moment, même dans la cour et les couloirs, il ne me regardait plus. Il admirait les grandes bringues canon qui le lui rendaient bien en l’invitant chez elle pour leur anniversaire. Et toujours sans Rosette. Claire, ma meilleure amie, nous avait bien invités tous les deux, mais il lui a dit, -- à Claire, ma meilleure amie – qu’il ne viendrait pas si je venais, qu’il me voyait assez à la maison et que je lui gâcherais sûrement la soirée d’une manière ou d’une autre. Et Claire, bien embêtée, m’a tout raconté en ajoutant que c’était plutôt sa mère qui voulait voir le futur Einstein. Je ne me suis pas fâchée avec Claire, mais à partir de ce moment, j’ai rayé mon frère de ma vie comme il  m’avait rayé de la sienne. Et – le croirez-vous ? – je m’en suis très bien portée. Je crois bien que c’est pour ne plus le voir que j’ai choisi de partir, après la troisième, au Lycée agricole. «  Nous aurons une bergère dans la famille… », ont soupiré les parents.

 

Le temps a passé, je me suis mariée. Nous sommes pépiniéristes. Notre domaine est dans les collines d’où nous avons  vue  sur la Durance et sur des montagnes qui font tout un camaïeu de bleu contre le ciel bleu. Nous avons deux enfants lycéens, un garçon et une fille, nés dans des années différentes. Si l’un d’eux, plus tard, veut reprendre l’entreprise, nous en serions très heureux.

Léopold, lui, vit aux Etats-Unis, en Californie. Il nous écrit plusieurs fois par an, des lettres très gentilles. Il s’est marié sur le tard, il a deux fillettes. Il sait que nous sommes très occupés mais il invite constamment nos enfants à passer les vacances chez lui. S’il dit vacances, il pense séjour linguistique et n’envoie jamais qu’un billet. Mais Jean et Marie, au moins pour la première fois, veulent partir ensemble. Cet individualiste finira-t-il par comprendre ?

Finalement, je suis reconnaissante à Léopold de m’avoir poussée à suivre mon propre chemin. Si j’avais voulu à toute force être comme lui, je n’aurais pas été heureuse.

 

(Madeleine)