Rose-Marie
Quand Rose-Marie
arrête un instant de surveiller les deux énormes bouilloires, sa pensée s’envole
vers Jonathan. Elle a encore sommeil parce qu’elle est montée à pied de la
ZUP pour prendre son service à six heures du matin dans cette maison de retraite
où elle travaille à temps partiel. Quant à Jonathan, il a dû se réveiller
il y a une heure pour partir au Lycée avec le car de ramassage. Il a la chance,
lui, d’en avoir un!Oh ! et puis, merde ! il a seize ans, plus personne ne
pourra plus rien décider à sa place. Rose-Marie va chercher les sachets de
thé, le café soluble et dispose les sucriers sur les tables, au milieu des
bols. Ne pas oublier le lait en poudre, écrémé ou semi-écrémé selon les cas,
ni les petits pots de confiture, ni le pain frais que le boulanger vient
de livrer et qu’il faut débiter. Quelques vieilles, déjà, poireautent devant
la salle à manger fermée.
Hier soir, Rose-Marie a veillé plus tard que d’habitude avant
qu’on ne défasse le canapé pliant pour sa sœur Raymonde et pour ses
enfants qu’elle hébergeait pour la nuit. Enzo, l’aîné, devait, le lendemain
se faire ôter un plâtre à l’hôpital. Rose-Marie avait un poulet rôti,
Raymonde avait apporté un gâteau et Jonathan une grande pizza royale.
Enzo et Céline l’avaient tarabusté pour qu’il leur passe une cassette.
Tout le monde avait dessiné sur le plâtre d’Enzo. Et les deux sœurs, qui
ne se voient pas souvent, étaient bien contentes de bavarder un peu.
Rose-Marie remet le portable dans la poche de son tablier.
Jonathan vient de rater son car de ramassage ! Il faut qu’elle verse
l’eau dans les bols. Les bouilloires sont trop lourdes pour les petits
vieux dont les mains tremblent. Ca lui laisse le temps de réfléchir. Que
faire ? Elle a dit à son fils de courir prendre le 4 pour au moins ne
pas manquer la deuxième heure de cours. C’est jouable. Elle va bien travailler
à pied, elle. Mais il rêve d’une mobylette. Avec quoi pourrait-elle la
payer ? Si elle tient le coup – sans le trajet matinal, ce travail n’aurait
rien de pénible – peut-être pourrait-elle faire embaucher Jonathan pendant
les vacances d’été. Il gagnerait sa mobylette… Pas sûr : les adolescents
font des embardées, ils ne sont pas fiables. Elle n’ose même pas téléphoner
au Lycée pour prévenir du retard. Si son fils décidait de s’accorder
la journée ? Dire qu’elle était si fière de lui quand il était en sixième
!
Entre tous les êtres vivant, Rose-Marie préfère les enfants,
mais elle n’a presque jamais pu travailler avec eux. Juste à côté de
chez elle, il y a une crèche où elle a postulé en vain. On lui a préféré
une jeune femme très recommandée, qui vient en voiture. Une année, une
seule année, elle a pu remplacer l’assistante de maternelle à l’école primaire
où était Jonathan et puis le poste a été supprimé. Devant l’adolescence
et le quatrième âge, Rose-Marie s’avoue incompétente. Elle n’a pas connu
ses grands-parents, ils ont fichu sa mère enceinte à la porte. Quand
elle était petite, elle ne pouvait s’amuser dans la rue sans qu’une Carabosse
vienne crier après les gosses pour leur reprocher de jouer. Elle imaginait
à sa méchante grand-mère le même visage rechigné. Les pensionnaires,
ici, sont plus tranquilles mais tatillons. C’est un drame si l’on oublie
l’aspartame de madame Maurel ou le décaféiné de Monsieur Bouras. Comme
ils sont plus ou moins sourds, ils récriminent fort, amplifiant toutes
vos erreurs. Le harcèlement du personnel par des pauvres gens redevenus
immatures, on n’en parle jamais.
En Terminale, Rose-Marie rêvait d’être médecin pédiatre ou
psychiatre d’enfants comme Françoise Dolto. Elle se voyait même écrire
des livres. Et puis voilà : son premier amour a tourné court et Jonathan
s’est annoncé. Sa maman ne l’a pas fichue dehors, mais, comme elle travaillait
à plein temps chez une dame âgée, elle ne pouvait pas s’occuper du bébé.
Il devrait y avoir, dans les Lycées, une garderie pour les petits enfants
de toutes celles qui y travaillent, sans exception. Il y en avait bien
une, autrefois, dans l’usine de confection qui employait sa grand-mère.
Alors, pourquoi n’a-t-on pas continué sur cette lancée ?
Pourquoi ?
Près du Capitole
« Déjà Capitole ? Encore Capitole ! Capitole
pour la quatrième fois ! » se dit Emily. Elle est sans âge mais sans lunettes,
avec des cheveux roux bouclés mêlés de blanc. Elle se recroqueville sur un
grand sac de cuir très chic mais râpé. Le joueur d’accordéon qui vient de
monter dans la rame l’a tout de suite repérée. A trois heures de l’après-midi
tous les voyageurs sont assis. Adossé à la portière, l’accordéoniste
entame un tango et l’air se déroule et six stations défilent avant qu’il
passe quémander une pièce ou un ticket-restaurant. Emily fouille dans
son sac. Tout ce qu’elle y trouve, ce sont des tickets de métro périmés,
des tickets de Paris, de Rome, de Moscou, de Tokyo. Il fut un temps, le
temps d’Allan, où elle faisait le tour du monde. Est-ce pour cela que
chaque jour elle tourne en métro dans Toulouse ? Capitole ? N’est-ce pas
plutôt quelque part en Italie, dans une vieille ville bruyante dont elle
a oublié le nom ? Pourquoi a-t-elle collectionné les tickets de métro plutôt
que les cartes des hôtels de luxe ? Le métro, c’est le cœur, la circulation
souterraine, les aventures équivoques ou poignantes. A Rome? A Tokyo? A
Sidney? L’accordéoniste s’approche et lui dit quelque chose. Quoi ? Elle
montre ses oreilles et tend un ticket de métro. Eh oui ! Elle entend mal.
L’artiste s’en va.
Mermoz ! Station Mermoz ! Elle rêve à l’air glacé de la Cordillère.
Le métro, c’est son chemin de fuite, son refuge mouvant. Fuir ! Fuir
la chambre confortable et banale, les employées qui l’appellent mamie
et tous ces assis qui radotent. Devant elle, la grande Valérie a dit
à Clara : « Cette Américaine qui ne parle jamais, c’est une fugueuse ».
Les sourds entendent parfois. « Fugueuse, oui, mais Irlandaise ! » a-t-elle
répliqué très fort. Alors, comme le métro part et revient, la fugueuse
est comme attachée à une longue corde. Quand le soir tombe, au terminus,
un contrôleur appelle un taxi qui la ramène. L’après-midi s’avance. Elle
est seule avec une jeune Japonaise qui la regarde. Dans le métro de Tokyo,
une jeune fille se tenait en face d’eux et très vite Allan ne pouvait la
quitter des yeux. Ou c’était une Brésilienne au Carnaval de Rio ? Une Indienne
à Bombay ? Oui, Allan aimait les jeunes femmes et de plus en plus jeunes.
Voilà pourquoi toutes les merveilles du monde laissaient un goût amer. Ah
! Ces coups d’œil furtifs, puis ces œillades et ces filatures qui se terminaient
parfois par un « Rentre m’attendre, veux-tu ? »
Fontaine-Lestang, Station Fontaine-Lestang ! Qui a dit un
jour « Je meurs de soif auprès de la fontaine » ? Encore un poète évaporé
de sa mémoire. Les premiers noms qui s’enfuient, ce sont les noms propres.
Plusieurs personnes sont montées. Un homme en costume lui rappelle Allan.
Une fillette blonde pleure. On devine un tutu rose sous son manteau,
elle a encore ses chaussons à la main, elle dit que sa mère n’est pas
venue la chercher et l’homme la regarde … comme dans le métro de Londres.
Pourvu, mon Dieu que ce ne soit pas comme à Londres. Dans le cauchemar
qui torture Emily, la radio signale une disparition d’enfant. Il y a aussi
Allan affalé sur une table, le revolver encore à la main, mort. Un cauchemar,
sans doute, mais Allan, où est-il ?
Esquirol ! Station Esquirol ! Il n’est pas loin de là, ce
monastère de Capucines ou de Bénédictines ? Fleurs oranges et liqueur
verte françaises flottent comme un drapeau d’Irlande. Le soir tombe.
Il n’y a plus que deux passagères avec Emily : une jeune femme enceinte,
toute rose, et la fillette en tutu qui bavarde gaîment avec elle. Tout
le monde rentre chez soi. Le taxi viendra chercher la fugueuse qui, le
lendemain, repartira revivre son angoisse au hasard des rencontres. Quelle
porte, quels murs serviraient de rempart contre le souvenir ? La maison
de retraite est poreuse, perméable, hantée de mauvais rêves, les siens
et – qui sait ? – ceux des autres.
« Ce soir, décide-t-elle, je n’attendrai pas le taxi. Tout
près de la station, je vois toujours le mur de ce couvent, et ces grands
arbres qui accrochent les nuages. C’est comme si j’entendais – oui,
j’entendais ! – sonner des cloches. Vêpres, complies ou angelus ? Ces
mots reviennent en chapelet, comme des Ave. Je ne veux plus égrener les
stations du tour du monde. J’irai sonner pour demander asile. »
Mais qu’est-ce qui cloche
?
Mamie Claudette et
moi, nous nous aimions beaucoup. Elle venait me chercher à la sortie
de la garderie tous les mardi soir et dans sa Clio rouge, elle faisait
son créneau comme une pro. Le mardi, j’essayais de ne pas aller au piquet
pour ne pas être privé de dessert. Ils étaient toujours supers, ses desserts,
mais si je n’avais pas été sage, ils dégustaient la glace, le tira-mi-su,
la crème au chocolat ou les œufs à la neige sous mon nez, en rigolant,
Mamie et Monsieur Bernard. C’est qu’elle n’aimait pas que je fasse le
clown en classe, Mamie. Pour faire la morale, elle valait la fée Clochette
de Pinocchio. Aussi, je l’appelais Mamie Clochette.
Monsieur Bernard, c’était un grand champion de boxe, il avait
été champion du monde à New-York. Il s’occupait du jardin de Mamie,
il faisait pousser des fleurs et même des fraises. Maman disait que
c’était un SDF, un clochard, qu’il se droguait peut-être et que Mamie
était bien imprudente. J’avais demandé à Mamie ce que ça voulait dire
et elle avait répondu : « Oh ! il est un peu malade mais il prend des
médicaments. » Monsieur Bernard, c’était mon copain. Voilà pourquoi Mamie
l’invitait le mardi soir avec moi. Juste une semaine avant l’horrible
événement, il m’avait donné un beau cutter bleu pour tailler mes crayons
et je le cachais dans ma trousse parce que Sophie, la maîtresse, ne voulait
pas le voir en classe.
Ce soir-là, ça n’avait pas raté, Mamie Clochette avait encore
époustouflé les copains avec son créneau. A la maison, Monsieur Bernard
regardait à la télé un avion qui se cognait contre un gratte-ciel, et
le gratte-ciel ondulait et s’inclinait au milieu des flammes. Et puis
un autre avion tamponnait un autre gratte-ciel. « Jamais deux sans trois
! » me suis-je dit en faisant la bise à Monsieur Bernard. Eh ben !
zut ! ça s’est arrêté mais Monsieur Bernard était fasciné.
- Ah ! m’a-t-il dit, voilà qui vous remet en humeur de nuire
! Et, pour commencer, tu vas voir la surprise que je vais faire à la
Claudette quand elle reviendra de la cuisine. Tiens, prends le portable
que je lui ai piqué. Un, deux, trois, on se cache !
Et quand Mamie revient avec le plat, Monsieur Bernard passe
derrière elle, me fait un clin d’œil et le lui renverse sur la tête.
Mamie avait l’air d’une sorcière avec tous ces spaghettis qui lui faisaient
de longs cheveux blancs fumants. Je l’ai vue qui tournait la tête de
tous les côtés, comme Clochette quand elle cherche sa baguette magique.
Monsieur Bernard revient se cacher avec moi derrière le canapé.
- On va lui faire une autre blague !
Il avait une grande corde. Le voilà qui fait par derrière
un croc-en-jambe à Mamie qui vacille et s’effondre comme un gratte-ciel.
Quand elle est par terre, il la ficelle. C’est facile parce qu’il est
champion de boxe et qu’il lui a filé, pour rire, un marron sur le menton.
Ca vaut mieux pour lui, parce que, sans ça, Mamie lui ferait savoir qu’elle
n’aime pas qu’on fasse le clown.
Je vais voir à la cuisine quel est le dessert parce que, pendant
qu’ils font les idiots, moi, j’ai faim. C’est des meringues, avec de
la Chantilly, mais je suis un peu inquiet, je n’en mange qu’une. Quand
je reviens, qu’est-ce que j’entends ?
- Où est ta carte bleue ?
J’avais déjà remarqué, quand il m’a offert le cutter, que
Monsieur Bernard aimait le bleu. Mamie roule sur le côté et désigne
quelque chose du menton. De toute façon, elle ne peut pas parler. Monsieur
Bernard lui a noué sa serviette sur la bouche. Sans ça, qu’est-ce qu’il
entendrait ! Je la connais, Mamie, elle est championne pour les engueulades.
Du menton, donc, elle désigne le buffet. A la télé, des messieurs discutent.
On revoit aussi les avions et les tours. Quand je me retourne, je m’aperçois
que Mamie a roulé vers mon cartable qui est ouvert. Monsieur Bernard revient
avec la fameuse carte bleue.
- On va voir si ta Mamie est bonne en calcul.
Je rigole et me rengorge. Il va être surpris. Elle est très
bonne.
- Alors, ce code ? dit-il en se penchant.
Il s’est penché bien bas, presque à ras de terre.
Maintenant, quand mes parents racontent l’histoire, ils disent
: « Et c’était le 11 septembre. »
Ce que je prenais pour une camphrette entre Mamie et Monsieur
Bernard se déroulait à mes pieds. Mamie qui était un peu fée, avait
libéré sa main et trouvé dans mon cartable le cutter que Monsieur Bernard
m’avait offert et quand il s’est penché encore plus bas, elle lui a
coupé le cou. Elle ne lui a pas coupé la tête mais ça saignait comme
je n’ai jamais vu. C’était beaucoup plus affreux qu’à la télé parce
qu’en plus il y avait l’odeur salée du sang. Toute aspergée de rouge,
mamie s’est relevée, m’a regardé, puis m’a dit : « Passe-moi le portable.
Je sais que vous l’avez caché. Si tu me dis que non, je saurai que c’est
un mensonge parce que, quand tu mens, ton nez remue ! »
En fait, je tremblais tout entier comme une feuille. Je le
lui ai tendu.
Je me souviendrai toute ma vie du 11 septembre 2001.
Perspectives d’avenir
Devant le Palais
de Justice, Marius hausse les épaules. Douterait-il de la Justice
de son pays ? Pas du tout ! En traversant le Cours, il hausse les épaules.
Emettrait-il des réserves sur l’architecture du centre historique?
Non. Juste avant de faire démarrer sa camionnette, il hausse encore
les épaules. Exaspéré par le nouveau plan de circulation ? Quelle idée
!
Au feu rouge, à la sortie de la ville, il s’arrête et hausse
les épaules. Il le trouve-t-il inutile, ce feu ? Pas le moins du monde,
il hausse les épaules depuis soixante et douze ans. Quand il est entré
à la grande école, le maître a dit : « Je vous interdis de mettre les
mains dans les poches, c’est un geste de voyou. » Marius a sorti les
mains de ses poches. Elles pesaient, les menottes, au bout de ses bras
maigrichons. Il ne savait qu’en faire. Alors, il a soulevé les épaules,
il a respiré, il s’est rempli d’air, il s’est allégé. Son esprit s’est
envolé comme un ballon de fête foraine et tout est allé mieux. Et tout
va mieux, même à 78 ans, même s’il boite, même s’il n’a qu’une minuscule
retraite parce que la femme de sa vie, restauratrice opulente morte ruinée,
n’a jamais songé à le déclarer. Même s’il colle des affiches en dépit
de ses vertèbres douloureuses. Hausser les épaules vous remet droit.
Il aperçoit M.Archambaud qui l’attend sur le trottoir. Il hausse
les épaules, met son clignotant, freine, débraie, rétrograde et s’arrête.
Monsieur Archambaud, c’est l’Agence du même nom. Monsieur Archambaud,
c’est un jeune créateur d’entreprise qui n’a qu’un seul employé : Marius.
Il fournit les affiches, la colle et la camionnette, il négocie les contrats
et les emplacements. Il navigue sur le Net. C’est du travail à temps
plein. Marius colle une vingtaine d’affiches par jour et se déplace
en camionnette. C’est du travail à mi-temps qui sied à un retraité.
Monsieur Archambaud a 22 ans et l’avenir devant lui. Marius
le conduit à son domicile, ce qui est un bien grand mot car Monsieur
Archambaud, pour limiter les frais, habite chez sa maman, un petit pavillon
vétuste au bord d’une chétive rivière tout juste bonne à porter des flottilles
de canards. A côté de la maison, dans un cabanon, Jérôme Archambaud dépose
son matériel de colle, d’affiches et de brosses. Il y a même aussi,
depuis peu, dans un coin, un camping-gaz, un lit, un petit frigo et même
une vieille télé. Ce n’est pas pour Jérôme mais pour Marius, qui, à l’arrivée
du printemps, s’est fait virer de son studio. Il faut dire que, pour
cause de frais dentaires, il ne payait plus son loyer. Il faut faire
des choix : Marius tient à son sourire.
- Oui, dit Jérôme, j’ai en vue de nouveaux contrats. Les Assurances
de l’Etoile et le café Graindor me proposent la Région.
Marius s’ébahit : ça va faire combien d’affiches par jour
? Et puis la camionnette suffira-t-elle ? La petite rivière aux canards
se jette dans une autre, qui se noie dans la Durance, qui se perd dans
le Rhône… . Les rues, les routes, ça va. Mais les autoroutes ? Une panne
sur autoroute, c’est ruineux pour une si petite entreprise. Et c’est une
autoroute mal placée qui a ruiné sa Marie-Josée.
- Alors, je vais avoir des collègues, monsieur Archambaud
?
- Certainement, Marius. Et en attendant, je te paie à plein
temps : 35 heures et des heures sup !
Marius se voit sillonnant le pays du matin au soir.
- Pas jusqu’à Marseille ?
- Mais si ! Certains secteurs proches du nôtre…
Il n’ose pas dire : « Il faudrait deux véhicules et deux colleurs
». Il n’ose pas demander : « Pas jusqu’à Toulon ? » La tête vous tourne
quand vous avez toujours trimé dans le même village, entre jardin, cuisine
et marché. Les voyages qui forment la jeunesse ne vous rajeunissent pas.
Marius sent ses mains de futur vieillard devenir lourdes au bout de
ses bras. Il hausse les épaules.
La fabuleuse
légende des hommes-nuages
C’était il y a bien longtemps…
Un petit brouillard du soir posé sur la pelouse, au bord d’une
rivière, fut leur avant-coureur. Il lui poussa des jambes, il se mit
à courir et cabriola dans la campagne crépusculaire. Puis quelques-uns
de ses semblables prirent forme au gré du vent et s’accrochèrent tout
échevelés aux platanes pour descendre vers le sol. De plus en plus nombreux,
de moins en moins diaphanes, ils traînaient même, comme tout ce qui existe
sous le soleil, leur ombre avec eux. Mais ils restaient en apesanteur
comme des ludions dans l’atmosphère. Une musique les accompagnait, faite
de vent, jouée en soyeux soupirs d’éoliennes. Le peuple de la terre supposait
que ces hommes-nuages se parlaient ainsi. On les rencontrait à l’aube
où les oiseaux pépiaient avec eux, et tout le jour auprès des enfants qui
babillaient à qui mieux mieux, quelquefois même en dormant, pour les plus
petits.
Ils racontaient que ces êtres impalpables, dont ils avaient
deviné le bruitage intime, étaient nés de la rencontre de la foudre et
de l’eau lors du premier grand orage. Longtemps, ils étaient restés nuées,
vapeurs et gouttelettes. Longtemps, ils avaient vécu en symbiose avec
les arbres, les herbes et les fleurs. Longtemps, ils avaient plu sur
les insectes, coulé sur les bêtes et ruisselé sur les humains avant de
se modeler à leur ressemblance.
Pourquoi ? Par attrait, sympathie, curiosité, qui sait ? Ils
ne voulaient avoir d’autre vie que terrestre, disaient les enfant.
D’ailleurs, ils ne connaissaient que cette planète où ils étaient tombés
des dernières pluies.
Ils apparaissaient et disparaissaient seuls, en couple ou en
foule.
Ceux qui redoutaient les refroidissements, ceux à qui leur
présence flanquait rhumes ou rhumatismes s’enfuyaient à leur approche.
Eux aussi, s’enfuyaient à l’approche de certains humains qui
les terrifiaient : quelques chefs, d’opulents patriarches, des chasseurs,
des pêcheurs, des furibonds et des furibondes et tous ceux qui déplaçaient
beaucoup d’air et faisaient beaucoup de bruit pour rien. Ils aimaient
les rires, la musique et les jolies voix. Peut-être se réfugiaient-ils
au fond des sources, des puits, et des rivières car à tous les éléments
ils préféraient l’eau dont ils étaient faits. Alors, l’air semblait plus
sec, les enfants taciturnes, et les oiseaux criards. Cela faisait le bonheur
des lézards, des grillons, des cigales et de tous les passionnés de soleil
mais le monde paraissait bien vide.
Et puis, on les apercevait de nouveau au détour des sentiers
et tout redevenait vert, profond, subtil et savoureux. Les enfants
dégoisaient de merveilleux contes et les oiseaux leur bel canto.
Or, un jour ces êtres de vapeur découvrirent les hommes spirales
: apparemment semblables à tous les autres mais secrets, méditatifs,
et dont l’esprit, de détour en détour, de cercle en cercle, se propulsait
vers l’infinité des temps, de l’espace et des possibles. Par attrait,
curiosité, sympathie, fascination peut-être, ils pénétrèrent l’imagination
si cohérente des hommes-spirales. Ils la prirent comme une piste d’envol
et, les uns suivant les autres, de volute en volute, ils s’éloignèrent,
se dissipèrent et s’effacèrent.
De ce temps, il ne reste que les hommes-spirales, toujours
aussi obscurs et réservés, mais une fraîcheur qui émane d’eux les
trahit parfois, cette fraîcheur que les hommes-nuages leur ont laissé
quand ils ont disparu.
Les deux Bertille.
Jean reste affalé dans l’unique
fauteuil de la salle. Il ferme les yeux. Hier, il est rentré tard
d’un dîner avec un client de son entreprise. Il voudrait se lever
pour aider Maële qui compare les prospectus et les catalogues de voyage
et qui remplit à tout hasard des formulaires. Il entend le soupir qu’elle
pousse. Il a beau se traiter de fainéant, d’égoïste ou de macho, il ne
peut pas bouger, taraudé par le doute, par tous les doutes.
Il ouvre les yeux. Sa blonde Maële virevolte à présent de la
table au buffet comme si elle dansait une chorégraphie. Elle chantonne,
elle sourit, elle voyage déjà.
« Il faudrait que je lui parle, pourtant, se dit-il. Elle semble
si heureuse de ce voyage en Inde avec moi ! Et aussi d’y trouver la
fillette dont elle rêve. Mais elle n’imagine pas la difficulté. Nos
vacances commencent dans quinze jours et si elle engage le processus,
nous ne pourrons jamais revenir en arrière. Hier ce Gauthier m’a dit
que les listes d’Institutions fournies par l’Ambassade n’étaient pas
fiables. Il s’agit souvent d’orphelinats fermés depuis longtemps. En
fait, elles ne servent qu’à drainer les touristes dans des lieux qui
ne les attireraient pas autrement. En outre, à Delhi, on se méfie de
plus en plus des Occidentaux. On les soupçonne de pédophilie ou de trafic
d’organes… »
« Comment ? Qu’est-ce qu’il en sait, ton Gauthier ? C’est un
gros veau qui joue les importants en se disant plus renseigné que les
autres ! D’ailleurs par qui ? Oui, d’accord, il a des intérêts là-bas.
Mais pas dans les orphelinats ? Sinon ce serait louche ! Et si c’est
vrai, qu’est-ce qu’on fait ? Il faut absolument partir dans 15 jours pour
disposer d’assez de temps. Ou alors, tant pis, on annule ? Mais alors,
où on va ? A Tahiti ? »
°
° °
« Mais puis-je lui gâcher sa joie ? C’est tout de même un beau
voyage à faire ensemble. On ne se voit plus, je rentre tard le soir,
elle part tôt le matin. Et quand on se voit, on ne se regarde pas vraiment.
Elle ne veut pas me dire ce qu’elle fait de quatre à cinq en sortant
de son Collège et je me mets martel en tête. Ca ne peut pas durer, notre
amour n’y résistera pas. Si nous avions un bébé, s’amuserait-elle à de
tels enfantillages ? Après tout, pourquoi vouloir que tout soit programmé
dans un pays si vaste et si lointain ? L’incertitude, c’est une aventure
à vivre à deux. Oui, nous, les Européens, nous n’osons plus tout lâcher,
sauter dans l’inconnu… Qui sait si nous ne le ramènerons pas cet enfant
? Avec, en prime, un peu de sagesse orientale … »
Jean parlera-t-il ? Jean se taira-t-il ?
°
° °
Bertille a onze ans. Elle revient de l’école. Elle est très
brune de peau, plus café noir que café au lait ; Ses cheveux sont si
frisés que sa maman lui fait dix petites couettes qui tiennent debout
sur sa tête, tenues par un ruban. Elle raconte à tous ses copains que
son papa Jean et sa maman Maële sont allés la chercher dans l’île d’Haïti.
Sa première maman était très pauvre. Elle aurait été obligée de donner
Bertille à une méchante dame de Port-au-Prince qui l’aurait fait travailler
dans sa maison toute la journée sans jamais l’envoyer à l’école. Les enfants
pauvres d’Haïti, confiés à une famille riche s’appellent des Reste- avec.
Elle a failli devenir une Restavec. Ses parents voulaient aller chercher
une petite fille en Inde mais, heureusement, sa maman, sans le dire à
son papa, allait écouter des musiciens haïtiens. Ce sont eux qui les ont
aidés pour le voyage en leur donnant des adresses. Maële et Jean sont
partis en avion et huit jours après, ils ont trouvé Bertille qui était encore
un bébé. Heureusement !
°
° °
Mathieu a onze ans. Il revient de l’école avec sa petite voisine
Clara. Il a le teint mat, de grands yeux noirs au regard brûlant et
de beaux cheveux qui lui encadrent le visage. Il boite un peu, il est
songeur. Clara ne veut plus qu’il lui donne la main. C’est comme papa
Jean et maman Maêle : des fois ils se disputent et des fois ils se font
des bisous. Ils l’ont trouvé, lui, dans l’orphelinat d’un petit village
d’une province indienne qui s’appelle le Kerala. Il était très malade
et on leur a permis de l’emmener pour le faire soigner. Il est resté un
an dans un hôpital à Paris. Après, ils ont pu le garder. Ils sont très
heureux qu’il ait pu rester parce que, sans lui, ils se seraient peut-être
séparés et ils n’auraient pas eu sa petite sœur Bertille qui a sept ans
et qui est blonde comme maman. Ils ne sont pas allé la chercher, elle a
grandi dans le ventre de sa maman comme tous les bébés pas adoptifs. Comme
tous les bébés, mais après, quelquefois, les mamans meurent.. Mathieu
sait qu’il aurait pu mourir, lui aussi. La maîtresse a dit : « Un enfant
qui meurt, c’est comme un livre qui brûlerait avant d’être lu. »
°
° °
Bertille noire ? Bertille blonde ? Impossible de faire coexister
deux univers ailleurs qu’en fiction. Et qui oserait avoir une préférence
? Jean avait simplement choisi de vivre heureux avec Maële.
Le temps passe
L’horloge indique
cinq heures moins le quart. Marthe passe vivement la main sur sa brune
chevelure, coupée à la garçonne et crantée. Il fait chaud. Elle a posé,
pour un instant, son chapeau. Elle le remet, se lève du seul banc dans
l’ombre et fait quelques pas. Elle est grande, un peu lourde, comme beaucoup
de celles qui n’ont plus 20 ans ni même 30. Un chien la suit, elle hésite
à le caresser, esquisse un geste de menace et il se sauve. Elle renvoie
le vieux ballon que des enfants ont lancé près d’elle et regarde l’horloge.
Il est cinq heures moins dix. Machinalement, elle déboutonne son gant
droit puis le reboutonne. Elle s’approche du clochard qui joue de la mandoline
devant le Palais. Elle enlève son gant, sort un réticule de son sac
à main, en extirpe quelques pièces de cinq centimes et les pose dans
la sébile. Elle remet la bourse dans son sac, ronge furtivement l’ongle
de son index, remet son gant, le reboutonne.
Il est cinq heures moins cinq. Son ventre se serre. D’un air
dégagé, la voilà qui revient s’asseoir sur le banc. Dans le ciel d’été,
entre les toits des vénérables bâtiments, s’entrecroisent les hirondelles.
La place descend vers la rue principale, une grande rue commerçante qui
descend elle-même jusqu’à la gare et dont, elle, Marthe, ne cesse de fouiller
du regard les lointains.
L’horloge marque toujours cinq heures moins cinq. S’est-elle
arrêtée ? Là-bas, dans la gare, l’aiguille tourne et le train arrive,
mais les abords sont surveillés. De son banc, elle trie du regard les
passants qui remontent la rue et dont la silhouette, peu à peu, se précise.
Quelques vrais voyageurs portent une valise. Les gens des bourgades environnantes,
qui ont pris l’omnibus, n’ont que des sacs ou des cartables et se faufilent
rapidement entre les citadins, les charretons à bras, les automobile et
les carrioles. Il en est toujours ainsi, vu de la Place de l’horloge, les
jours ouvrables, comme on dit.
Certains visages lui sont devenus familiers, celui de ce vieil
homme à monocle et légion d’honneur ou de ces deux jeunes filles à fichu
fleuri. Machinalement, elle retire son gant droit, puis le gauche et
les range dans son sac à main. Le joueur de mandoline s’arrête, mais
l’homme mince et brun dont elle ne voit pas le visage et qu’il remercie
n’est pas venu de la gare et n’a pas de bagage. Elle scrute de nouveau
l’avenue. Puis, elle fait l’inventaire de son sac à main : poudrier, rouge
à lèvre, clefs, carnet de moleskine, photo usée aux coins. Elle a été prise
sur le Vieux Port par un photographe ambulant. Marthe se promène sur le
quai avec Albert, il y a un an. En ce printemps 38, ils osaient à peine
se dire fiancés mais, à les voir si joyeux, l’artiste avait été sûr que
ceux-là prendraient son prospectus et viendraient acheter la photo. Ce jour-là,
ils avaient décidé d’aller voir Drôle de drame, de Carné. Ils venaient de
visiter le Château d’If par une mer d’huile. Ils riaient du vrai-faux trou
dans la muraille en ruine, censé joindre la geôle d’Edmond Dantès à celle
de l’abbé Faria. L’imaginaire séparation d’Edmond et de sa fiancée Mercédès
n’arrivait pas à teinter leur bonheur de mélancolie.
°
° °
Que de fêtes dans
le sud de la France en ce début d’automne 1944 ! Que de bals !. Ca
beugle, ça crie, ça rit. Marthe est là, comme beaucoup, au bord de
la piste improvisée sous les platanes. Elle a toujours ses beaux cheveux
noirs mais elle a minci à son avantage. Elle n’a pas de gants, la France
a rajeuni, on en porte moins. Elle participe à cette liesse populaire.
Albert est près d’elle. On dit encore Albert, mais c’est Albrecht. A la
fin des années 30, il se cachait. Elle ne pouvait le voir qu’au hasard d’une
halte en Avignon. La République d’alors suspectait les Allemands anti-nazis
réfugiés. Elle les soupçonnait d’espionnage et les enfermait dans des Camps.
Et puis, après l’Armistice, ce fut au tour des Occupants de rechercher
Albrecht. A se demander si le sort des deux amoureux n’allait pas être
celui des héros d’Alexandre Dumas, séparés vingt ans puis pour toujours,
car la vie passe.
Mais la vie, maintenant, s’annonce belle et sereine. En novembre,
à l’Université d’Aix, Albrecht sera sans doute lecteur d’Allemand.
Marthe enseigne dans un Lycée. Ils seront heureux, certes, mais n’auront
pas d’enfants. Avec la jeunesse, s’enfuient l’angoisse de l’attente et
le romantisme de l’aventure. Et des chemins se ferment tandis que d’autres
s’ouvrent
Ps : Les héros allaient voir
La Ronde de Max Ophüls. Vérification : c'était un film de 1950 !
(Madeleine)
La rengaine
du malheur (texte à
imprimer)
Elle parle et moi je suis là..
Il y avait une heure d’attente pour le train de Grenoble. Soit une heure
de tranquillité, à regarder, par-dessus les toits, les monts du Dévoluy,
ou à relire ce roman aux chapitres si courts et si émouvants : « Papa,
où on va ? »
La dame est tout de noir habillée, avec une toque de travers sur
la tête et des bottes éculées. Alors que la salle d’attente est vaste
et vide, elle a traîné sa valise à roulettes juste à côté de mon sac, elle
a calé ses fesses sur mon banc et je présume que je vais tout savoir. Elle
pourrait faire un mot fléché, elle pourrait tricoter. Eh bien, non, elle
tricote de la langue, elle tricote des mots. Un peu plus, je me prendrais
pour le Maréchal Mac-Mahon et je m’écrierais : « Que de mots ! que de
mots ! que de mots ! »
Elle parle pour redire que si jamais elle rencontre le docteur,
elle l’étranglera, mais qu’avant, elle lui arrachera les deux yeux et
qu’elle en fera de la bouillasse, de la pourriture bonne à jeter aux
chiottes. Et qu’elle écrira au Maire, et qu’elle écrira au Président de
la République, que, d’ailleurs, c’est fait, elle lui a écrit et on verra
ce qu’on verra. Car il n’hésitera pas, lui : il est bien allé chez Khadafi
chercher les infirmières qu’on voulait assassiner. Il a dit qu’il nettoierait
au karcher tous ces magouilleurs d’hôpital. D’ailleurs, il a un frère qui
est un as, comme lui, et qui s’occupe de vaccins et de médicaments et qui
en sait long sur le sujet. En savoir long, ça vous donne le bras long.
Et elle aussi, elle en sait long sur le docteur Roubaud : et, d’abord, il
s’appelait Bourreau mais il a changé son nom ! Elle en sait sur ce monstre,
de quoi le faire pendre ! Malheureusement, en France, on ne pend plus personne
et c’est bien dommage : les assassins courent partout. Son regard balaie
la salle où, malheureusement, je suis seule. Elle me foudroie. A l’aide
! De la compagnie, par pitié !
Elle parle et la guichetière qui vient d’arriver se tasse, bien
à l’abri derrière sa vitre. Elle parle et vingt petits élèves de maternelle,
qui font semblant d’être terrorisés, se serrent autour de leur jeune
institutrice, à l’autre angle de la salle, en diagonale, pour être plus
loin. Par ce beau mois d’octobre, on a dû beacoup leur parler d’Halloween…
Cinq jeunes gens, deux garçons, trois filles, sac au dos, avec des chaussures
de randonnée, la regardent, intrigués, puis lui tournent carrément le
dos pour commenter les horaires affichés au mur. Je crois comprendre
qu’ils vont « se faire » le Mont-Aiguille. Ah ! comme j’aimerais me balader
là-haut, bien loin de cette espèce de sorcière. Ah ! respirer ! Dire qu’il
y a des bois glorieux, pleins de feuilles écarlates, avec peut-être des
cèpes et des morilles. Dire qu’il y a des espaces où l’on n’entend que
le bruit du vent. Ah ! s’étendre sur un lit de mousse et regarder courir
les nuages !
Elle parle, elle n’arrête pas. Le silence serait un pardon qu’elle
ne veut accorder ni au docteur ni au reste du monde ! Qu’a-t-il donc fait,
ce docteur ? Il a tué, tué avec un vaccin. Tué un pauvre gosse après des
années de souffrance qu’elle raconte en pleurant. « Assassiné, dit-elle,
le seul fils que j’aurai jamais. » Et là, je ne ris plus. Si je lis et
relis ce petit chef d’œuvre : « Papa, où on va ? » c’est qu’il me parle
aussi fort, à sa manière, que la malheureuse. Dans ma famille, un enfant,
frappé d’une maladie évolutive, est mort de la façon dont elle le décrit.
Aux jeunes parents, l’on a dit que l’origine du mal était génétique. En
somme, que c’était eux les coupables. J’avais déjà quelques doutes. Je
savais, par un autre malheur arrivé à des amis, que les firmes pharmaceutiques
dépensent autant pour la publicité que pour la recherche et que les médecins
sont démarchés, les revues médicales subventionnées . Elles cherchent à
épuiser leurs stocks avant que le produit ne tombe dans le domaine public.
Il y a bien des vaccinations inutiles. Certaines sont dangereuses, quelques-unes
mortelles. Il ne serait pas si crétin de dire : « Papa, où on va ? »
Elle parle et je ne l’entends plus. Je revois ce joli bébé, cet
enfant charmant qui souriait de toutes ses blanches quenottes sans pouvoir
mâcher, qui ne voyait ni n’entendait plus, jusqu’au jour où il n’a plus
pu respirer. Je pense à d’autres parents encore, éprouvés comme l’auteur
de mon livre. Que la cause en soit criminelle ou naturelle, un tel malheur
m’a toujours paru terrible.
Elle parle, elle parle. La voilà qui accuse Ben Laden, maintenant,
et la décadence des mœurs. Les grandes douleurs ne sont pas forcément
muettes.
Et puis, elle part. Elle n’était donc pas ici pour prendre le
train ? Juste pour parler ? Pour me parler ? Et que trimballait-elle
dans sa valise à roulettes ? Je ne le saurai jamais. L’institutrice a
conduit sa petite bande sur le quai. Les jeunes gens sont à la buvette
et je les entends rire.
Et moi, je songe. Le train ne va plus tarder. J’y monterai. Une
fois de plus j’apercevrai sur ma gauche, au passage, la falaise du Mont-Aiguille.
C’est tout de même une chance d’avoir des yeux pour voir et des oreilles
pour entendre.
Soliloque (30 mars)
Le bus s’arrêta sur
la place de San Perso. A cinq heures du soir, le soleil disparaissait
déjà derrière l’abrupte falaise de ce que je sus plus tard être le Monte
Gorgo. Ce brouillard glacial, si saisissant en automne et qu’évoqua si
bien, jadis, le mot frimaire, semblait s’écouler de toutes les ruelles
convergentes. Seules quelques fenêtres éclairaient faiblement les lieux.
Je frissonnai. Au café Garibaldi, une grosse patronne hirsute et moustachue
me remit les clés de la maisonnette que j’avais louée à l’Agence de Bari.
Sans mot dire, elle me désigna l’une des ruelles qui montaient en serpentant.
-- Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre !
Je voulus me faire rire au souvenir de Louis Jouvet dans Drôle
de drame, mais je n’y parvins pas. Les habitués du tripot, comme figés,
avaient abandonné leur partie pour me regarder empoigner mes deux valises.
« Quelle atmosphère ! » me dis-je, sans même penser à la gueule d’Arletty.
Au plus haut de la ruelle, à gauche, la maison portait le numéro
3. Et dire que j’étais venu me mettre au vert pour écrire deux sketch
comiques ! La clef tourna presque seule dans la serrure et la porte ne
grinça pas. J’appuyai sur l’interrupteur et l’ampoule nue du plafond répandit
une lumière parcimonieuse. L’humidité me fit frissonner. A l’étage un
grand lit tenait toute la place entre une table de bois banc, un lavabo
et la penderie. Quand j’ouvris la fenêtre, je découvris qu’elle donnait
sur un cimetière aux tombes délabrées, aux allées envahies de lierre et
de feuilles mortes. Le vent y balançait en rafale les branches d’un saule
centenaire, arrachait des rameaux, renversait les couronnes et les vases
et pourtant je n’entendais rien. Depuis le départ du bus, aucun bruit
n’avait frappé mes oreilles. Je fis un numéro sur mon portable pour ouïr
une voix humaine mais l’ami que j’appelai n’était pas chez lui.
-- Bon, me dis-je, la nuit sera calme et je vais bien dormir.
Y eut-il orage ou tempête ? Je ne me réveillai que le lendemain
matin. Un jour gris passait à travers les persiennes. Dans le cimetière
un vieillard creusait une fosse. Et, moi qui était venu pour écrire de
quoi faire rire le public de Montmartre, je songeais au contraire à ces
déportés de la dernière guerre à qui l’on faisait creuser leur propre tombe.
Le vieil homme allait-il s’enfouir lui-même ? La terre devait être meuble
car je n’entendais jamais la bêche heurter les pierres. Au bout d’un temps
qui me parut très long, il sortit d’un sac de jute différentes cordes ou
lianes et les précipita dans la fosse en murmurant ce qui semblait être
des incantations. Semblait, car je n’entendais rien. Je voulus le rejoindre
pour en avoir le cœur net mais, quand je parvins à trouver la porte de
l’asile des morts, il n’était plus là. La fosse était ouverte, je me penchai
pour voir et reculai : elle grouillait de vipères et de couleuvres. Soudain,
je sentis le contact d’un corps vivant et froid contre ma cheville. Plus
loin, le frémissement d’un éclair partit d’une croix et s’éteignit derrière
un cyprès. Quel fossoyeur livrait ainsi combat aux reptiles ? Tout en
soliloquant, je pénétrai jusqu’au centre du jardin funèbre. Une chapelle
désaffectée s’ouvrait béante au milieu d’un cercle de pierres aux formes
vaguement humaines. Il y avait de l’effroi dans l’air.
-- Qui vivra, verra, me dis-je en avançant.
Dans ce mortel silence, au fond de la chapelle, sur l’autel, j’aperçus
le crâne et détournai les yeux. Il me sembla, dans une vision subliminale,
que des serpents étaient lovés dans ses cavités et s’agitaient au-dessus
de lui comme des cheveux fous. « Pour qui sont ces serpents ? » Instinctivement,
je fermai les yeux : je me souvins des dernières paroles du conducteur
du bus : « Prenez soin de vous, Monsieur. Et demandez, si quelque âme,
ici, veut bien vous répondre, le nom de cette montagne qui cache le soleil. »
Je n’avais plus besoin d’interroger quiconque. J’étais au pays
de la Gorgone que la légende situe quelque part en Grèce ou en Grande
Grèce bien que nos professeurs disputent depuis des siècles de sa localisation
précise. Gorgone, soleil noir. Comment moi, si peu doué pour le tragique
y étais-je parvenu ? Et comment avais-je échappé au sort des pétrifiés ?
Le devais-je au vieil enfouisseur de serpents ? Etait-il Persée condamné
à combattre éternellement des monstres renaissants? Une phrase de Berthold
Brecht me revint en mémoire : « Le ventre est encore fécond, d’où est
sortie la bête immonde. » Ou alors, avais-je été préservé par mon ascendance
gauloise et mon goût du comique ?
Quand, valises bouclées, le même jour, je passai rendre la clef,
la maritorne, en vraie sœur de Méduse, me fixa sans ciller, sans paraître
me voir, comme si je n’avais plus été que le fantôme d’un de ces êtres
de pierre que j’avais un instant aperçus.
Le lendemain, au Musée de Bari, dans un rayon de soleil, une tête
de Gorgone tirait la langue aux visiteurs.
« Toi, ma vieille, tu me donnes une idée » lui dis-je.
Milliers de sources millénaires,
vers quel ailleurs m’entraînent vos convergences ?
Passage vers l’est sous un vent de migraine… Notre tropisme à tous
ou suis-je singulière ?
Au rebours, la ruée vers l’ouest, trajectoire des conquérants.
Impossible de perdre le nord. C’est lui qui vous égare en son manchon
d’ours blanc et vous glace en des nuits où rien ne se démêle, ni gauche,
ni droite, ni coupe, ni bâton.
Terre leste-moi de ton poids de métal, laisse-moi me chauffer auprès
du feu central !
La coupe est pour le cocktail, le cristal pour le parfum, la brume
pour l’arc-en-ciel, la mère pour l’enfant, l’espace pour la lumière…
Que tu es fragile, escargot recroquevillé, clown qui sort tes cornes
pour dire : je suis là. La coquille pour l’escargot…
Et le chemin pour le pèlerin, le bois mort pour le feu ou la flûte,
la flûte pour la mélodie, le vallon pour les ruisseaux…
Lettres
Bernard pratiquait encore, en 1990,
un art épistolaire qui, dit-on, se perd. Je me souviens de la lettre ouverte
qu’il écrivit au Proviseur. Placardée au portail, elle commençait par
: « Je ne vous salue pas, Monsieur. » Il y arguait de ses longues années
de labeur, évoquait sa jeunesse gâchée à pâlir sur des problèmes abscons
– sans jeu de mot précisait-il. Il s’indignait du sort de tant de jeunes
livrés à l’ANPE par la démission de ceux qui auraient dû leur garantir une
entrée sereine dans la société en leur permettant de tripler leur Terminale.
Je passais justement par là quand le concierge arracha la feuille pour la
jeter à la poubelle. J’eus la tentation perverse de la récupérer pour l’adresser
au destinataire mais une lueur de bon sens m’en empêcha.
Je rencontrai le jeune homme deux ans après. Il faisait son service
militaire sur un transporteur de troupe qui croisait en Méditerranée.
C’était au Café Napoléon de Bastia par un beau soir d’été. Attablé devant
un demi, il griffonnait sur un bloc-note arc-en-ciel. « J’écris à Melissa,
» me confia-t-il. La jeune fille s’était apparemment lassée de l’attendre
à Marseille pendant qu’il bourlinguait de Djibouti en Croatie ou d’Ajaccio
à Tripoli. Mais lui, il jurait que d’Istambul à Sarajevo, il n’avait cessé
de penser à elle, à ses yeux brillants, à ses longs cheveux noirs et à son
allure de princesse orientale. Il était même allé, lui, l’incroyant, mettre
un cierge dans une église à Palerme pour qu’elle comprenne que, l’un sans
l’autre, ils gâcheraient irrémédiablement leur vie. C’est d’ailleurs ce qu’il
allait faire tout de suite, lui, s’il n’avait pas de réponse. « Ah ! la volupté
de la dégringolade ! » concluait-il.
Plus qu’une dégringolade, ce fut un plongeon puisque c’est par la
Presse que j’eus de ses nouvelles. Il était incarcéré sous l’inculpation
de trafics illicites en bande organisée. C’était deux ans après notre
rencontre de Bastia et par un aussi bel été, bien triste pour lui, car
il n’y a pas de clim en prison. Par un ami dont l’oncle était magistrat,
j’appris de surcroît qu’il n’avait pas tardé à se trouver au mitard pour
avoir écrit une lettre injurieuse. A qui ? Au Directeur de la prison,
bien sûr ! Et, comme son avocat commis d’office était notoirement toujours
entre deux pastis, il ne pouvait guère compter sur l’indulgence du Jury.
C’est alors, en désespoir de cause, qu’il décida d’adresser plus haut
ses revendications. Il écrivit une lettre à Dieu. J’en ai une copie. C’est
lui qui me l’a donnée, longtemps après.
Notre Père qui êtes nulle part ou partout
C’est vous qui m’avez expédié dans ce trou. Pourquoi m’avoir fait
naître, moi qui ne pouvait le souhaiter ? Mes parents non plus : ils voulaient
une Bernadette, ils me l’ont assez répété… Ensuite, vous auriez pu me faire
grandir dans un endroit sérieux pas sous ce beau soleil qui invite aux escapades.
Vous auriez pu ne pas faire de moi cet irrésistible Don Juan à qui les
filles ne laissaient pas un instant de répit, pas le moindre espace de
tranquillité où réfléchir à des techniques, à une stratégie de la réussite.
Toutes les filles sauf la seule que j’aimais. Et d’autre part, pourquoi
faites-vous pousser l’herbe, la coca, le pavot ou le peyotl si ce n’est
pour qu’on s’en serve ? Et pourquoi nous avoir créés si nombreux sur Terre,
à convoiter le bien d’autrui ( je vous cite) alors qu’il y a suffisamment
de place dans l’univers pour que chacun ait sa planète ?
J’ai fini. Vous ferez bien sûr ce que vous voudrez, comme d’habitude.
Je ne peux pas vous empêcher de persister dans ce tissu d’absurdités où,
nous, pauvres humains sommes piégés comme des mouches qui s’entredévoreraient
dans une toile d’araignée !
-- Jean-Paul, dit Dieu, voilà quelqu’un qui m’accuse une fois de plus
d’avoir créé l’enfer sur terre. Et comme-toi, il trouve que l’enfer, c’est
les autres !
-- Oui, dit Sartre, mais il ne part pas du même postulat. Ce n’est
qu’un pauvre fataliste qui ne s’est jamais cru libre.
-- Il ne croit ni en sa liberté ni en la mienne. C’est moi qui ai
voulu un Bernard. Enfin, je vais lui tendre une nouvelle perche !
Maître Balendier s’était effondré devant son septième pastis de la
matinée. Il lui semblait entendre bourdonner. En se penchant au-dessus
d’un nuage de mouches, il apercevait son client, qui tournait, virait sans
fin en sens inverse des insectes, comme un derviche tourneur. « Chemins
de la liberté, de la liberté, de la liberté, chemins de la liberté… » psalmodiait-il..
Mais, dans le cachot de son cauchemar la muraille était sans la moindre
issue.
Le garçon de café secoua l’avocat pour le réveiller.
-- Vous parlez tout seul, maintenant ?
-- Qu’est-ce que je disais ?
-- Vous citiez Sartre ! Vous savez, le titre de cette série romanesque
des années 50 ? Quatre volumes ! J’ai lu ça quand j’essayais d’étudier.
Ca vous intéresse ?
-- Oui, mais pas pour moi. Vous me les prêteriez ?
-- Je peux même vous les brader !
C’est ainsi que les quatre volumes dépenaillés des Chemins de la liberté
atterrirent au mitard. Bernard entrouvrit le premier. L’intrigue était
quelquefois sinistre et sordide mais elle se déroulait à l’air libre. Les
personnages se promenaient au bord de la Seine, fréquentaient les cafés,
discutaient, soliloquaient à longueur de journée. Pour un prisonnier condamné
à l’isolement, la parole, c’est souvent la vie.. A la fin, le héros qu’encerclent
les Allemands meurt au sommet d’un clocher. Bernard, lui, survivait. Il
avait pris de la hauteur, il lui semblait regarder sa vie comme on contemple
un paysage du haut d’une montagne. Certes, les perspectives n’étaient pas
bonnes. Vu les compétences restreintes de Balandier, quelques années d’incarcération
s’offraient à lui. Il décida de les consacrer à la philosophie. Dix années
qu’il ne trouva pas si longues lui permirent même de rédiger une thèse qui,
liée à son expérience carcérale, lui ouvrit bien des portes.
Emu par le témoignage du garçon de café, il est persuadé que Dieu
lui a répondu. Les philosophes expriment souvent leurs idées sous forme
de dialogue. Bernard a supposé, pour un groupe d’étudiants, celui de Dieu
et de Sartre et je n’ai fait que le retranscrire.
Intime conviction
De Jérôme Monterrat, les gens disent qu’il pourrait faire une magnifique
carrière de mannequin, tant il est toujours habillé comme une gravure de
mode. Ils ajoutent que derrière ce visage lisse et juvénile, sous cette blonde
chevelure ni trop longue ni trop courte, ni trop bouclée ni trop raide, nul
ne peut savoir ce qui se cache. On ne lui connaît que les distractions ordinaires
d’un jeune homme de bonne famille : le tennis, les amis et les amies, les
sorties en boîte, les séjours plus ou moins linguistiques à l’étranger,
le ski, les voyages. Tout cela semble extrêmement banal. Les gens croient
savoir qu’il est un étudiant moyen, voire médiocre, plutôt en retard pour
son âge : 23 ans. Ils murmurent, mais tout bas, que c’est « de famille »,
car son père n’a pas laissé, dans l’Institution chic de la ville, le souvenir
d’un génie. Ils aiment d’ailleurs que son fils ne lui ressemble pas physiquement
: peut-être sera-t-il moins agressif, moins cassant. Les gens savent bien
que ce père, qui déplace beaucoup d’air, à Paris dans les milieux gouvernementaux
et financiers, s’est déchaîné, dans sa jeunesse, au sein du Parti majoritaire,
et qu’il doit tout à son mordant et ne pardonne jamais. Les gens ignorent
quelles peuvent être les relations du père et du fils, sinon que le premier
ne doute pas de sa progéniture, lui prépare un brillant avenir et ne cesse
de le pousser, comme la marée montante pousse une bouée.
Est-ce par amour paternel ? est-ce pour promouvoir encore plus loin la
saga des Monterrat ? Voit-il en lui l’héritier, ou l’être humain ? Et que
pense, au fond, vraiment, Jérôme Monterrat ? Les gens reconnaissent que,
comme Conseiller municipal, dans ses relations avec le public, il est correct
et poli. Eh oui ! aux dernières élections, il a été inscrit en bonne position
sur la liste par la grâce de son père. Au Conseil municipal, il défend les
directives du même Parti, dont il se fait l’honnête porte-parole. Bref,
les gens concluent que, malgré ou peut-être à cause de ce curieux manque
de personnalité, il ne pourra que progresser sur le chemin des honneurs.
Comme on dit, il est sur les rails. Mais il n’aime pas qu’on lui parle de
rails. Vers, 18 ans, comme il redoublait sa Terminale, un copain, pour le
tirer de sa mélancolie, lui a proposé un rail de cocaïne et il a hurlé
: « Non ! ». C’était vers deux heures du mat’ et tous ceux qui étaient autour
de la table, à la Salamandre, n’en sont pas revenus : il tremblait comme
le junker que, justement, il n’est pas devenu.
°
° °
Au début d’octobre 2009, Jérôme a reçu la lettre que reçoivent
tous les futurs jurés avant d’être tirés au sort et de faire partie d’un
Jury d’Assises. Ne faisons pas de mauvais esprit, il n’y a pas eu là le moindre
favoritisme. C’est une corvée citoyenne qui vous oblige à écouter en silence,
à délibérer loin du public et à voter à bulletin secret. Elle ne rapporte
ni notoriété, ni prébende. Et donc, Oswald Monterrat, le père de Jérôme,
n’y est pour rien. Le jeune homme a-t-il jamais dû juger quelqu’un, au fait
? Pendant de longues années, il a évité d’affronter le jugement de ses proches
et ses profs et, pour cela, s’est bien gardé de toute opinion qui aurait
pu prêter à discussion.
Or, il ne s’agit plus maintenant de faire seulement bonne figure,lui
dit-on.. Il lui faudra déterminer personnellement les degrés de culpabilité.
Lui-même ne s’est jamais senti gravement coupable, sauf une fois, à 15 ans.
Une vieille histoire, terrible, mais si vieille ! Et que tout le monde ignore
puisqu’il s’était débrouillé comme Sioux, comme un renard , bref, comme un
Chef pour que nul n’en sût rien ! Il en est encore le premier surpris, le
premier et le seul : il y a des drames sans confident, la vie n’est pas un
théâtre.
A ce propos, quand il était au Cours moyen, ses parents, qui étaient
encore ensemble, l’avaient emmené voir une pièce historique et moderne
où, quand le rideau tombait, après un procès tumultueux, le public devait
juger un Roi ! Comme un bon petit garçon, il avait voté l’acquittement.
Son père aussi. Sa mère s’était prononcée pour un emprisonnement très long.
Son père avait dit : « Bien sûr, Louis XVI a fait appel à des armées étrangères
contre la France, mais il était en état de légitime défense. Et sa famille
était menacée ! » Jérôme en avait conclu que tout est permis, même la trahison,
si l’on est menacé, que l’on soit roi ou pas…
Cinq ans après, c’est son grand amour pour Bérangère qui avait été menacé.
Bérangère s’entraînait au volley sur le terrain du Complexe sportif de
Saint-Geoire, à dix kilomètres de là, tous les mardi soirs et, par un beau
jour d’automne, elle lui avait donné rendez-vous après l’entraînement, vers
19 heures. Or, puisqu’il n’avait plus la moyenne à ses tests de maths, son
père avait interdit au chauffeur de le conduire où que ce soit. Et il n’avait
même pas une mobylette ! Alors il avait pris celle de Farid. Farid, c’était
le chauffeur, qui habitait avec sa femme et ses enfants dans le petit pavillon
près du portail. Mais Farid l’avait entendu démarrer. L’avait-il reconnu
? Probablement pas, car, alors, il n’aurait pas pris la Mercédès pour
le rattraper..
Cauchemar : il entend derrière lui le ronflement du moteur qu’il connaît
bien. Les phares puissants balaient la route. Instinctivement, il accélère
en descente, passe un feu à l’orange, plonge vers la vallée comme vers
un gouffre. En bas, tinte le passage à niveau dont les barrières vont s’abaisser.
Le franchir à tout prix avant Farid, avant l’autorail qui corne ! Il l’a
franchi, Farid a dû s’arrêter. Restent, pour Jérôme, cinq kilomètres de
montée vers le village perché de Saint-Geoire, là-haut sous les étoiles,
cinq kilomètres à peine acrobatiques au bout desquels il y aura Bérangère
toute rose, rieuse et fraîche après la douche. Bérangère, bergère…L’Amour
a des ailes, l’Amour s’envole vers l’Amour, l’Amour…Et soudain, le hurlement
des freins, l’énorme fracas des métaux. Dégrisé, il s’arrête et appuie la
bécane contre un pin. Grand silence . On distingue en bas les feux des véhicules
immobilisés derrière le passage à niveau. Il s’est blotti derrière l’arbre
pour attendre, le temps ne compte plus, tout est en suspens… Et puis les
pompiers, le SAMU, l’ambulance…
Jérôme a couché la mobylette dans le fossé, il est revenu à pied sans
se faire remarquer. Il a contourné l’épave encore fumante. Il a dit à la
cuisinière qu’il s’était dégourdi les jambes dans le parc et qu’il avait
fait le tour du petit étang sans se rendre compte de l’heure. Elle a mis
la soupe à réchauffer en soupirant. Par chance, son père n’est pas là. Et
le malheur qui vient de frapper la famille du portail n’est encore connu
de personne.
-- Ce n’est pas un accident du travail, a dit plus tard l’avocat d’Oswald
Monterrat, puisque cet employé a pris la voiture en dehors du service.
°
° °
Jérôme était là, il n’a rien dit. L’on commence à se taire et
l’on n’en finit plus. Surtout si l’on n’a pas de ces bonnes notes qui excuseraient
tout. Mais c’est alors vivre avec un sentiment personnel, secret, comme si
une brume asphyxiante, une sorte d’ypérite aux ravages très lents ternissait
les couleurs, estompait les reliefs, s’insinuait autour des êtres les plus
proches. Que pouvait-il désormais dire à Bérangère ? A des années-lumières,
désormais Bérangère. C' était à elle, pourtant, qu’il avait dédié son premier
et dernier poème. Malgré les encouragements de son prof de français, il
n’avait plus le cœur à écrire. D’ailleurs Oswald Monterrat n’appréciait
pas la littérature. A quoi bon ces fariboles ? Il professait un darwinisme
de droite où tout, même la séduction, n’était qu’une perpétuelle compétition,
une lutte impitoyable entre prédateurs.
Au bout de cinq ans, Jérôme lui-même put se rappeler sans frémir qu’il
avait été fort comme un Chef. A vingt ans, on est Etudiant en Droit, on
sort du brouillard, responsable mais pas coupable. On est un homme, on
regarde la réalité en face, l’avenir existe. Et l’on a sept ans de plus
que le pauvre gamin qui a tenté d’emprunter une mobylette. En sept ans
toutes les cellules du corps se renouvellent. Cet idiot de gamin n’est
plus, se dit-on.
°
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Le jeune homme est si correct qu’il n’a été récusé par personne.
« Ce n’est pas lui qui fera des vagues », a murmuré quelqu’un.
Le premier jour, il a dû délibérer sur un crime passionnel. Meurtre ou
assassinat ? Comme les autres jurés, il a suivi l’orientation modérée
suggérée par le juge lors de la délibération.
Le deuxième jour, la séance s’est tenue à huis clos. Une jeune femme
violée dans un parking accusait trois marginaux qui n’étaient pas revenus
sur leurs aveux. La Défense a plaidé la marginalité comme circonstance
atténuante. Pour Jérôme, pour le juge et les jurés, il était difficile d’évaluer
concrètement le contenu de cette notion de marge sociale. La nuit et la
constitution d’un petit groupe qui pouvait passer pour bande organisée constituaient
en outre, des circonstances aggravantes. Si elles n’ont pas été retenues,
c’est que Jérôme, conscient de risquer une sottise, a levé le doigt.
-- Ils ont été arrêtés parce que la victime a eu le courage de porter
plainte, mais condamner au maximum ces hommes, n’est-ce pas inciter certains
violeurs, dans l’avenir, à supprimer leur victime pour qu’elle ne parle pas
?
Horrifié, il s’est brusquement souvenu qu’il s’était trouvé autrefois,
un très court instant, soulagé de la mort de Farid parce que le pauvre
homme aurait pu l’avoir reconnu. Souvenir aussitôt enfoui et qui remontant
des oubliettes de sa mémoire, l’avait atteint brusquement..
-- C’est une nouvelle façon d’envisager le principe de précaution, a
dit son voisin de droite.
-- Moi, je souscris à cette idée. L’enfance des accusés, je ne me la
souhaite ni à moi ni à personne, a dit la seule femme que la défense n’a
pas récusée.
-- L’opinion va crier au laxisme, et à juste titre.
-- Le Jury est souverain, il représente le peuple français, a dit le
juge. On peut penser que, pour le viol d’une personne majeure et en possession
de tous ses moyens, la nuit et le fait d’être en groupe constituent plus
une tentation qu’une circonstance aggravante. Pour des êtres déséquilibrés,
s’entend. Pensez à joindre une injonction de soins.
Et c’est ce qui fut fait.
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Le troisième jour, Jérôme est arrivé très calme, au Palais de Justice.
Il osait se regarder tel qu’il était, ni comme un coupable, ni comme un
Chef. Il n’était plus lié par la crainte d’être rejeté comme non-conforme,
mais poussé par le désir d’exprimer sincèrement sa pensée, dans la mesure
du possible.
Le nouvel accusé ne devait guère poser de problèmes : c’était un jeune
terroriste de 19 ans, d’origine maghrébine. Il avait posé une bombe artisanale,
une cocotte-minute pleine de clous, avec mise à feu différée, presque devant
le Commissariat de Police. La bombe avait brisé des vitrages, endommagé
des voitures et blessé deux fonctionnaires.. Comme le garçon avait déjà
son fichier, on l’avait retrouvé le lendemain chez sa mère. Il était majeur
au moment des faits. Il prétendait n’avoir pas de complices : il avait
commencé des études techniques et simplement lu des modes d’emploi, disait-il.
La marmite infernale devait punir les agents racistes qui laissent filer
les grands criminels pour ne s’en prendre qu’aux blacks et aux beurs. A l’époque
de l’attentat, Jérôme était au Japon avec d’autres membres du Conseil municipal,
en voyage officiel dans la ville jumelée à la nôtre. Il n’avait pas lu la
presse locale. Il pensait, comme on le répétait autour de lui, qu’il fallait
« terroriser les terroristes », cette racaille, comme disait Oswald Monterrat
.lorsqu’il évoquait ceux qui résidaient dans les cités taguées et délabrées
du sud de notre ville.
Le prévenu ne payait pas de mine dans son vieux survêtement aux couleurs
de l’équipe de foot locale, mais son prénom fit battre le cœur de Jérôme
: Zacharias.
-- Je l’ai appelé Zacharias puisque nous devons vivre en France, avait
dit Farid.. Zacharias, c’est un nom qu’on peut lire à la fois dans l’Evangile
et dans le Coran.
Il avait même appris au fils du patron, médusé, que Zacharias était le
père de Jean le Baptiste. Mais, dans la jolie bastide, Oswald en avait
rigolé : Farid se mettait le doigt dans l’œil, Zacharias, ce n’était pas
Zacharie et d’ailleurs Zacharie n’était pas plus à la mode que Népomucène
ou Joachim. C’était un nom à coucher dehors !
Qu’était devenue la famille de Farid après la mort du père ? Et, au fait,
quel était le patronyme? On ne disait jamais que Farid en parlant du chauffeur.
L’interrogatoire suivait son cours. Ce Zacharias Aggoune était né en France.
Après le départ de ses deux aînés, il était resté seul avec sa mère qui
vivait de minima sociaux très minimes. Orienté vers un LEP, il était sorti
sans diplôme. Inscrit à la Mission locale pour l’emploi, il n’avait pas trouvé
ni stage de formation, ni patron pour un apprentissage. Lors d’une bagarre
de rue, il s’était fait mettre en garde à vue et ficher par la police. Jérôme
scrutait le jeune homme qui ne lui rendait pas son regard. Etait-il le
Zacharias de Farid ? Les témoins à décharge ne lui apprirent rien. La mère
de l’accusée ne ressemblait guère à la svelte Safia qui venait quelquefois
aider la cuisinière. D’ailleurs, elle s’appelait M’Barka. Oui, mais on
peut très bien changer le prénom d’une domestique.
Sans s’attarder sur la personnalité de l’accusé, le Ministère public
tonna contre le terrorisme en demandant qu’on fît un exemple. L’avocat
commis d’office n’était guère plus âgé que Jérôme. Brun, mince et grand,
il avait l’élocution claire et la voix bien timbrée. Il évoqua la mort tragique
du père de Zacharias, tué sur un passage à niveau, à la poursuite du voleur
de sa mobylette. Il n’y avait plus aucun doute !
Habituellement, Farid était calme et patient. Jérôme s’en souvint soudain.
Nul doute qu’il aurait su élever son fils. Lors de la délibération, il
se déclara convaincu par les arguments de la Défense.
-- Cela m’étonne de votre part, Monsieur Monterrat, dit sèchement le
juge.
-- Vous avez défendu les violeurs et maintenant vous défendez les terroristes
? s’étonna son voisin de droite.
Pour rompre l’hostilité, Jérôme sentit qu’il devait faire diversion,
jeter quelque chose en pâture, au risque d’en finir avec ses longues années
de mutisme.
-- Je crains d’en savoir un peu trop sur l’accusé. Son père, qui est
mort quand il avait onze ans, travaillait comme chauffeur pour ma famille.
Mais je ne l’ai compris qu’à l’audition de la plaidoirie. Sinon, je l’aurais
signalé. Je me demande si cela ne constituerait pas un motif de cassation.
Que dois-je faire ?
-- Vous n’êtes ni un parent ni un ami de l’accusé. Ni non plus son employeur
ou son employé. Il n’y a donc pas de motif de cassation.
C’était, semble-t-il, suffisant pour que les jurés délibèrent plus paisiblement.
-- Le seul témoin à charge, c’est le commissaire de police qui s’est
contenté d’indiquer le circonstances de l’attentat et l’étendue des dégâts…
-- Cinquante mille euros pour la casse, sans compter les journées d’hôpital
et peut-être les séquelles. Merci pour la Sécu, merci pour le contribuable,
merci pour les blessés !
-- Ben, pour réparer, un travail d’intérêt général ? hasarda le plus
jeune du Jury.
-- Ah non, Monsieur Robin ! Pas aux Assises.
-- Les six témoins à décharge évoquent une personnalité ouverte, serviable…
-- Le terrorisme n’est pas un problème majeur en France, mais, pour qu’il
ne le devienne pas, il convient d’être ferme.
-- Mais raisonnable, dit Jérôme.
A sa grande surprise, le juge fut d’accord avec lui.
Il descendit, songeur, les marches du Palais. Il était parvenu à modérer
la peine de Zacharias. Et, pour ce faire, il n’avait pas été forcé de tout
avouer ; Il avait été prêt à le faire, pourtant. Il se promettait d’aller
voir M’Barka pour l’aider. Il chercherait aussi à revoir le jeune avocat.
Il voulait devenir avocat.
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Ses amis disent de Jérôme Monterrat qu’il a vraiment changé.
Il a d’autres distractions. Il a terminé sa licence. Il est inscrit au Barreau.
Au Conseil municipal, il n’est plus le porte-parole du parti majoritaire,
il lui arrive quelquefois de voter avec l’opposition.. Il est heureux comme
cet idiot de gamin qui montait jadis vers Saint-Geoire. Il est follement
heureux de n’être plus sur les rails.
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