Textes de Madeleine




NATACHA
Elle avait 17 ans, elle était lycéenne, Natacha. C’était ma cheftaine de Louveteaux. Ou plutôt, elle aidait les chefs Eclaireurs. Elle avait deux belles tresses noires que j’essayais souvent de tirer. Jamais, comme tant d’autres, elle ne m’appelait Jeannot-pot-de-colle, mais elle savait se défendre. Elle était l’aînée de trois garçons, une bande redoutable dont le plus jeune, Dimitri, allait être dans ma classe à la rentrée. C’est parce que son père était russe qu’elle s’appelait ainsi, ce qui nous donnait le plaisir de chanter : « Natacha, Natacha, on tire les nattes à Nat’ ! On tire les nattes au chat ! ». Et de rire !
Nous soupçonnions, nous, les Loups gris, qu’elle était un peu amoureuse du chef Gautier, un blond aux yeux bleus, mince, très sérieux et même sévère. Natacha, elle, était toute ronde et vigoureuse. Au camp de Cagnes-sur-mer, elle battait même les chefs au crawl. Un jour, elle nous a fait croire qu’un requin croisait au large, qu’il avait déjà dévoré deux petits, mais que le Maire de Cagnes interdisait de le dire. « Les requins s’en prennent de préférence aux Louveteaux trop curieux,  a-t-elle ajouté. En Russie, il n’y a pas de Louveteaux mais des Komsomols. Alors, là-bas les pauvres requins sont très, très maigres… » Je scrutais les vagues, prêt à signaler tout aileron suspect. Elle était super, Natacha, mais j’avais tout de même un doute : après les vacances, si j’étais encore en vie, je demanderais à Dimitri si sa grande sœur n’était pas un peu folle.
A la rentrée, au CM2, j’ai fait la connaissance de Dimitri et je lui ai demandé si sa sœur n’était pas un peu dérangée. Je n’ai pu lui parler ni des requins ni des Komsomols parce que j’ai reçu un coup de poing qui m’a fait saigner le nez. Et quand j’ai crié, le Maître est arrivé. Au lieu d’envoyer Dimitri au coin, il a dit que c’était ma faute et que je n’avais pas à provoquer un plus petit que moi. Roger, qui, selon le Maître, sait tout sauf ce qu’il faut savoir, me regardait en ricanant. A la sortie, il m’a dit :
-- Elle ne se montre plus, la belle Natacha !
--  Ben, elle est au Lycée !
--  Ouais, ouais !
L’après-midi, quand le Maître nous lisait Michel Strogoff, j’imaginais que ma cheftaine était partie en Russie pour commander aux Komsomols. Le mot m’avait plu. Je fis part de ces conclusions à ma grand-mère qui pinça les lèvres, haussa un sourcil et me dit de ne pas me mêler d’histoires qui n’étaient pas de mon âge. Pas de mon âge ? Alors, ça concernait sûrement la manière de faire les bébés.
 Plusieurs fois, à la boulangerie ou chez la laitière, lorsqu’il avait été question de Natacha Kouprine, une dame m’avait désigné du regard et les autres s’étaient tues brusquement. Ailleurs, à propos d’une anonyme, j’avais entendu murmurer :  « Elle en est au quatrième mois ! » ou encore : «  Le père ? Qui sait voir ? »
Si la belle jeune fille attendait un bébé, pourquoi ne se mariait-elle pas ? A priori, pour moi, le père était le chef Gautier. A vrai dire, nul ne les avait jamais vus seuls ensemble. Oui, mais après l’extinction des feux, nous filions directement dormir sous nos tentes et rien ne pouvait plus nous réveiller, ni le vent, ni les pignes de pin qui tombaient, ni les rumeurs lointaines de la plage. Et pendant ce temps, ils pouvaient faire la sarabande toute la nuit, les chefs. Cela me fut suggéré par un cauchemar étrangement agréable que je n’oserai jamais vous raconter.
Mais, dans ce cas, le chef Gautier se serait sûrement marié avec Natacha. Nous leur aurions fait la haie d’honneur avec nos fanions et nos bâtons et nous aurions été  tous invités à manger la pièce montée…
A la rentrée de Noël, à la sortie de cinq heures, je pris mon courage à deux mains pour aborder Dimitri.
-- Ta sœur n’est pas venue en vacances ?
-- Elle est allée près d’Annecy, chez ma grand-mère.
Et il me tourna le dos. Notre championne avait justement appris à nager au lac d’Annecy, pas avec ses frères qui étaient trop petits, mais avec son cousin. Et si le père, c’était le cousin ? Mais là, quel dilemme ! On ne peut se marier entre cousins germains. C’est interdit. Vous parlez d’un pétrin !
Je l’aimais toujours, Natacha, même si elle s’était moqué de nous avec son histoire de requin. Au fait, c’est comme si elle avait rencontré un requin, le requin Gautier, le requin cousin ou peut-être… mais que se passait-il quand elle nageait seule au large ? Peut-être un pêcheur sur une barque, peut-être des marins… on ne peut pas se marier avec plusieurs marins…
-- Eh, toi, le grand dépendeur d’andouilles, toujours à bayer aux corneilles ! me cria Roger pendant que je réfléchissais.
Eh oui ! j’étais grand, ridiculement grand parmi les CM2. J’avais beau me recroqueviller sur ma table, tout au fond, pour avoir l’air petit comme les autres, j’étais grand. Le chef Gautier m’avait expliqué qu’un louveteau géant n’est pas un loup et qu’il ne pouvait m’admettre chez les Eclaireurs qui doivent avoir l’esprit très, très vif. Et c’est pour ça, aussi, qu’on ne m’envoyait pas au Lycée. Mais j’étais grand, quand même. J’avais presque l’âge que Natacha qui ne s’en était pas aperçue.
Pourtant, je n’étais pas si bête puisque j’avais deviné ce que tout le monde s’ingéniait à me cacher. Je n’avais maintenant qu’une seule chose à faire : aller voir les parents de ma chère Natacha pour leur demander sa main.

Quand la maman de Natacha se mit à pleurer, je vis bien que ce n’était pas de joie. Son père se taisait. Puis il m’a dit doucement :
-- Non, Jeannot, ce n’est pas possible.
Et, tout idiot que j’étais alors, je m’aperçus, à la tristesse de son regard, que j’avais encore fait une bêtise.
 
Mais c’est ainsi que le brouillard qui m’embrumait se déchira et que s’alluma chez moi, comme surgie d’une étincelle,  la passion de comprendre et de trouver.

Rose-Marie

Quand Rose-Marie arrête un instant de surveiller les deux énormes bouilloires, sa pensée s’envole vers Jonathan. Elle a encore sommeil parce qu’elle est montée à pied de la ZUP pour prendre son service à six heures du matin dans cette maison de retraite où elle travaille à temps partiel. Quant à Jonathan, il a dû se réveiller il y a une heure pour partir au Lycée avec le car de ramassage. Il a la chance, lui, d’en avoir un!Oh ! et puis, merde ! il a seize ans, plus personne ne pourra plus rien décider à sa place. Rose-Marie va chercher les sachets de thé, le café soluble et dispose les sucriers sur les tables, au milieu des bols. Ne pas oublier le lait en poudre, écrémé ou semi-écrémé selon les cas, ni les petits pots de confiture, ni le pain frais que le boulanger vient de livrer et qu’il faut débiter. Quelques vieilles, déjà, poireautent devant la salle à manger fermée.
Hier soir, Rose-Marie a veillé plus tard que d’habitude avant qu’on ne défasse le canapé pliant pour sa sœur Raymonde et pour ses enfants qu’elle hébergeait pour la nuit. Enzo, l’aîné, devait, le lendemain se faire ôter un plâtre à l’hôpital. Rose-Marie avait un poulet rôti, Raymonde avait apporté un gâteau et Jonathan une grande pizza royale. Enzo et Céline l’avaient tarabusté pour qu’il leur passe une cassette. Tout le monde avait dessiné sur le plâtre d’Enzo. Et les deux sœurs, qui ne se voient pas souvent, étaient bien contentes de bavarder un peu.
Rose-Marie remet le portable dans la poche de son tablier. Jonathan vient de rater son car de ramassage ! Il faut qu’elle verse l’eau dans les bols. Les bouilloires sont trop lourdes pour les petits vieux dont les mains tremblent. Ca lui laisse le temps de réfléchir. Que faire ? Elle a dit à son fils de courir prendre le 4 pour au moins ne pas manquer la deuxième heure de cours. C’est jouable. Elle va bien travailler à pied, elle. Mais il rêve d’une mobylette. Avec quoi pourrait-elle la payer ? Si elle tient le coup – sans le trajet matinal, ce travail n’aurait rien de pénible – peut-être pourrait-elle faire embaucher Jonathan pendant les vacances d’été. Il gagnerait sa mobylette… Pas sûr : les adolescents font des embardées, ils ne sont pas fiables. Elle n’ose même pas téléphoner au Lycée pour prévenir du retard. Si son fils décidait de s’accorder la journée ? Dire qu’elle était si fière de lui  quand il était en sixième !
Entre tous les êtres vivant, Rose-Marie  préfère les enfants, mais elle n’a presque jamais pu travailler avec eux. Juste à côté de chez elle, il y a une crèche où elle a postulé en vain. On lui a préféré une jeune femme très recommandée, qui vient en voiture. Une année, une seule année, elle a pu remplacer l’assistante de maternelle à l’école primaire où était Jonathan et puis le poste a été supprimé. Devant l’adolescence et le quatrième âge, Rose-Marie s’avoue incompétente. Elle n’a pas connu ses grands-parents, ils ont fichu sa mère enceinte à la porte. Quand elle était petite, elle ne pouvait s’amuser dans la rue sans qu’une Carabosse vienne crier après les gosses pour leur reprocher de jouer. Elle imaginait à sa méchante grand-mère le même visage rechigné. Les pensionnaires, ici, sont plus tranquilles mais tatillons. C’est un drame si l’on oublie l’aspartame de madame Maurel ou le décaféiné de Monsieur Bouras. Comme ils sont plus ou moins sourds, ils récriminent fort, amplifiant toutes vos erreurs. Le harcèlement du personnel par des pauvres gens redevenus immatures, on n’en parle jamais.
En Terminale, Rose-Marie rêvait d’être médecin pédiatre ou psychiatre d’enfants comme Françoise Dolto. Elle se voyait même écrire des livres. Et puis voilà : son premier amour a tourné court et Jonathan s’est annoncé. Sa maman ne l’a pas fichue dehors, mais, comme elle travaillait à plein temps chez une dame âgée, elle ne pouvait pas s’occuper du bébé. Il devrait y avoir, dans les Lycées, une garderie pour les petits enfants de toutes celles qui y travaillent, sans exception. Il y en avait bien une, autrefois, dans l’usine de confection qui employait sa grand-mère. Alors, pourquoi n’a-t-on pas continué sur cette lancée ?
Pourquoi ?

Près du Capitole

« Déjà Capitole ? Encore Capitole ! Capitole pour la quatrième fois ! » se dit Emily. Elle est sans âge mais sans lunettes, avec des cheveux roux bouclés mêlés de blanc. Elle se recroqueville sur un grand sac de cuir très chic mais râpé. Le joueur d’accordéon qui vient de monter dans la rame l’a tout de suite repérée. A trois heures de l’après-midi tous les voyageurs sont assis. Adossé à la portière, l’accordéoniste entame un tango et l’air se déroule et six stations défilent avant qu’il passe quémander une pièce ou un ticket-restaurant. Emily fouille dans son sac. Tout ce qu’elle y trouve, ce sont des tickets de métro périmés, des tickets de Paris, de Rome, de Moscou, de Tokyo. Il fut un temps, le temps d’Allan, où elle faisait le tour du monde. Est-ce pour cela que chaque jour elle tourne en métro dans Toulouse ? Capitole ? N’est-ce pas plutôt quelque part en Italie, dans une vieille ville bruyante dont elle a oublié le nom ? Pourquoi a-t-elle collectionné les tickets de métro plutôt que les cartes des hôtels de luxe ?  Le métro, c’est le cœur, la circulation souterraine, les aventures équivoques ou poignantes. A Rome? A Tokyo? A Sidney? L’accordéoniste s’approche et lui dit quelque chose. Quoi ? Elle montre ses oreilles et tend un ticket de métro. Eh oui ! Elle entend mal. L’artiste s’en va.

Mermoz ! Station Mermoz ! Elle rêve à l’air glacé de la Cordillère. Le métro, c’est son chemin de fuite, son refuge mouvant. Fuir ! Fuir la chambre confortable et banale, les employées qui l’appellent mamie et tous ces assis qui radotent. Devant elle, la grande Valérie a dit à Clara : « Cette Américaine qui ne parle jamais, c’est une fugueuse ». Les sourds entendent parfois. « Fugueuse, oui, mais Irlandaise ! » a-t-elle répliqué très fort. Alors, comme le métro  part et revient, la fugueuse est comme attachée à une longue corde. Quand le soir tombe, au terminus, un contrôleur appelle un taxi qui la ramène. L’après-midi s’avance. Elle est seule avec une jeune Japonaise qui la regarde. Dans le métro de Tokyo, une jeune fille se tenait en face d’eux et très vite Allan ne pouvait la quitter des yeux. Ou c’était une Brésilienne au Carnaval de Rio ? Une Indienne à Bombay ? Oui, Allan aimait les jeunes femmes et de plus en plus jeunes. Voilà pourquoi toutes les merveilles du monde laissaient un goût amer. Ah ! Ces coups d’œil furtifs, puis ces œillades et ces filatures qui se terminaient parfois par un « Rentre m’attendre, veux-tu ? »

Fontaine-Lestang, Station Fontaine-Lestang ! Qui a dit un jour « Je meurs de soif auprès de la fontaine » ? Encore un poète évaporé de sa mémoire. Les premiers noms qui s’enfuient, ce sont les noms propres. Plusieurs personnes sont montées. Un homme en costume lui rappelle Allan. Une fillette blonde pleure. On devine un tutu rose sous son manteau, elle a encore ses chaussons à la main, elle dit que sa mère n’est pas venue la chercher et l’homme la regarde … comme dans le métro de Londres. Pourvu, mon Dieu que ce ne soit pas comme à Londres. Dans le cauchemar qui torture Emily, la radio signale une disparition d’enfant. Il y a aussi Allan affalé sur une table, le revolver encore à la main, mort. Un cauchemar, sans doute, mais Allan, où est-il ?

Esquirol ! Station Esquirol !  Il n’est pas loin de là, ce monastère de Capucines ou de Bénédictines ? Fleurs oranges et liqueur verte françaises flottent comme un drapeau d’Irlande. Le soir tombe. Il n’y a plus que deux passagères avec Emily : une jeune femme enceinte, toute rose, et la fillette en tutu qui bavarde gaîment avec elle. Tout le monde rentre chez soi. Le taxi viendra chercher la fugueuse qui, le lendemain, repartira revivre son angoisse au hasard des rencontres. Quelle porte, quels murs serviraient de rempart contre le souvenir ? La maison de retraite est poreuse, perméable, hantée de mauvais rêves, les siens et – qui sait ? – ceux des autres.
 
« Ce soir, décide-t-elle, je n’attendrai pas le taxi. Tout près de la station, je vois toujours le mur de ce couvent, et ces grands arbres qui accrochent les nuages. C’est comme si j’entendais – oui, j’entendais ! – sonner des cloches. Vêpres, complies ou angelus ? Ces mots reviennent en chapelet, comme des Ave. Je ne veux plus égrener les stations du tour du monde. J’irai sonner pour demander asile. »


Mais qu’est-ce qui cloche ?

Mamie Claudette et moi, nous nous aimions beaucoup. Elle venait me chercher à la sortie de la garderie tous les mardi soir et dans sa Clio rouge, elle faisait son créneau comme une pro. Le mardi, j’essayais de ne pas aller au piquet pour ne pas être privé de dessert. Ils étaient toujours supers, ses desserts, mais si je n’avais pas été sage, ils dégustaient la glace, le tira-mi-su, la crème au chocolat ou les œufs à la neige sous mon nez, en rigolant, Mamie et Monsieur Bernard. C’est qu’elle n’aimait pas que je fasse le clown en classe, Mamie. Pour faire la morale, elle valait la fée Clochette de Pinocchio. Aussi, je l’appelais Mamie Clochette.
Monsieur Bernard, c’était un grand champion de boxe, il avait été champion du monde à New-York. Il s’occupait du jardin de Mamie, il faisait pousser des fleurs et même des fraises. Maman disait que c’était un SDF, un clochard, qu’il se droguait peut-être et que Mamie était bien imprudente. J’avais demandé à Mamie ce que ça voulait dire et elle avait répondu : « Oh ! il est un peu malade mais il prend des médicaments. » Monsieur Bernard, c’était mon copain. Voilà pourquoi Mamie l’invitait le mardi soir avec moi. Juste une semaine avant l’horrible événement, il m’avait donné un beau cutter bleu pour tailler mes crayons et je le cachais dans ma trousse parce que Sophie, la maîtresse, ne voulait pas le voir en classe.

Ce soir-là, ça n’avait pas raté, Mamie Clochette avait encore époustouflé les copains avec son créneau. A la maison, Monsieur Bernard regardait à la télé un avion qui se cognait contre un gratte-ciel, et le gratte-ciel ondulait et s’inclinait au milieu des flammes. Et puis un autre avion tamponnait un autre gratte-ciel. «  Jamais deux sans trois ! » me suis-je dit en faisant la bise à Monsieur Bernard. Eh ben ! zut ! ça s’est arrêté mais Monsieur Bernard était fasciné.
- Ah ! m’a-t-il dit, voilà qui vous remet en humeur de nuire ! Et, pour commencer, tu vas voir la surprise que je vais faire à la Claudette quand elle reviendra de la cuisine. Tiens, prends le portable que je lui ai piqué. Un, deux, trois, on se cache !
Et quand Mamie revient avec le plat, Monsieur Bernard passe derrière elle, me fait un clin d’œil et le lui renverse sur la tête. Mamie avait l’air d’une sorcière avec tous ces spaghettis qui lui faisaient de longs cheveux blancs fumants. Je l’ai vue qui tournait la tête de tous les côtés, comme Clochette quand elle cherche sa baguette magique.
Monsieur Bernard revient se cacher avec moi derrière le canapé.
- On va lui faire une autre blague !
Il avait une grande corde. Le voilà qui fait par derrière un croc-en-jambe à Mamie qui vacille et s’effondre comme un gratte-ciel. Quand elle est par terre, il la ficelle. C’est facile parce qu’il est champion de boxe et qu’il lui a filé, pour rire, un marron sur le menton. Ca vaut mieux pour lui, parce que, sans ça, Mamie lui ferait savoir qu’elle n’aime pas qu’on fasse le clown.
Je vais voir à la cuisine quel est le dessert parce que, pendant qu’ils font les idiots, moi, j’ai faim. C’est des meringues, avec de la Chantilly, mais je suis un peu inquiet, je n’en mange qu’une. Quand je reviens, qu’est-ce que j’entends ?
- Où est ta carte bleue ?
J’avais déjà remarqué, quand il m’a offert le cutter, que Monsieur Bernard aimait le bleu. Mamie roule sur le côté et désigne quelque chose du menton. De toute façon, elle ne peut pas parler. Monsieur Bernard lui a noué sa serviette sur la bouche. Sans ça, qu’est-ce qu’il entendrait ! Je la connais, Mamie, elle est championne pour les engueulades. Du menton, donc, elle désigne le buffet. A la télé, des messieurs discutent. On revoit aussi les avions et les tours. Quand je me retourne, je m’aperçois que Mamie a roulé vers mon cartable qui est ouvert. Monsieur Bernard revient avec la fameuse carte bleue.
- On va voir si ta Mamie est bonne en calcul.
Je rigole et me rengorge. Il va être surpris. Elle est très bonne.
- Alors, ce code ? dit-il en se penchant.
Il s’est penché bien bas, presque à ras de terre.

Maintenant, quand mes parents racontent l’histoire, ils disent : « Et c’était le 11 septembre. »

Ce que je prenais pour une camphrette entre Mamie et Monsieur Bernard se déroulait à mes pieds. Mamie qui était un peu fée, avait libéré sa main et trouvé dans mon cartable le cutter que Monsieur Bernard m’avait offert et quand il s’est penché encore plus bas, elle lui a coupé le cou. Elle ne lui a pas coupé la tête mais ça saignait comme je n’ai jamais vu. C’était beaucoup plus affreux qu’à la télé parce qu’en plus il y avait l’odeur salée du sang. Toute aspergée de rouge, mamie s’est relevée, m’a regardé, puis m’a dit : « Passe-moi le portable. Je sais que vous l’avez caché. Si tu me dis que non, je saurai que c’est un mensonge parce que, quand tu mens, ton nez remue ! »
En fait, je tremblais tout entier comme une feuille. Je le lui ai tendu.

Je me souviendrai toute ma vie du 11 septembre 2001.

Perspectives d’avenir

Devant le Palais de Justice, Marius hausse les épaules. Douterait-il de la Justice de son pays ? Pas du tout ! En traversant le Cours, il hausse les épaules. Emettrait-il des réserves sur l’architecture du centre historique? Non. Juste avant de faire démarrer sa camionnette, il hausse encore les épaules. Exaspéré par le nouveau plan de circulation ? Quelle idée !
Au feu rouge, à la sortie de la ville, il s’arrête et hausse les épaules. Il le trouve-t-il inutile, ce feu ? Pas le moins du monde, il hausse les épaules depuis soixante et douze ans. Quand il est entré à la grande école, le maître a dit : « Je vous interdis de mettre les mains dans les poches, c’est un geste de voyou. »  Marius a sorti les mains de ses poches. Elles pesaient, les menottes, au bout de ses bras maigrichons. Il ne savait qu’en faire. Alors, il a soulevé les épaules, il a respiré, il s’est rempli d’air, il s’est allégé. Son esprit s’est envolé comme un ballon de fête foraine et tout est allé mieux. Et tout va mieux, même à 78 ans, même s’il boite, même s’il n’a qu’une minuscule retraite parce que la femme de sa vie, restauratrice opulente morte ruinée, n’a jamais songé à le déclarer. Même s’il colle des affiches en dépit de ses vertèbres douloureuses. Hausser les épaules vous remet droit.
Il aperçoit M.Archambaud qui l’attend sur le trottoir. Il hausse les épaules, met son clignotant, freine, débraie, rétrograde et s’arrête. Monsieur Archambaud, c’est l’Agence du même nom. Monsieur Archambaud, c’est un jeune créateur d’entreprise qui n’a qu’un seul employé : Marius. Il fournit les affiches, la colle et la camionnette, il négocie les contrats et les emplacements. Il navigue sur le Net. C’est du travail à temps plein. Marius colle une vingtaine d’affiches par jour et se déplace en camionnette. C’est du travail à mi-temps qui sied à un retraité.
Monsieur Archambaud a 22 ans et l’avenir devant lui. Marius le conduit à son domicile, ce qui est un bien grand mot car Monsieur Archambaud, pour limiter les frais, habite chez sa maman, un petit pavillon vétuste au bord d’une chétive rivière tout juste bonne à porter des flottilles de canards. A côté de la maison, dans un cabanon, Jérôme Archambaud dépose son matériel de colle, d’affiches et de brosses. Il y a même aussi, depuis peu, dans un coin, un camping-gaz, un lit, un petit frigo et même une vieille télé. Ce n’est pas pour Jérôme mais pour Marius, qui, à l’arrivée du printemps, s’est fait virer de son studio. Il faut dire que, pour cause de frais dentaires, il ne payait plus son loyer. Il faut faire des choix : Marius tient à son sourire.
- Oui, dit Jérôme, j’ai en vue de nouveaux contrats. Les Assurances de l’Etoile et le café Graindor me proposent la Région.
 Marius s’ébahit : ça va faire combien d’affiches par jour ? Et puis la camionnette suffira-t-elle ? La petite rivière aux canards se jette dans une autre, qui se noie dans la Durance, qui se perd dans le Rhône… . Les rues, les routes, ça va. Mais les autoroutes ? Une panne sur autoroute, c’est ruineux pour une si petite entreprise. Et c’est une autoroute mal placée qui a ruiné sa Marie-Josée.
-    Alors, je vais avoir des collègues, monsieur Archambaud ?
-    Certainement, Marius. Et en attendant, je te paie à plein temps :       35 heures et des heures sup !
Marius se voit sillonnant le pays du matin au soir.
-    Pas jusqu’à Marseille ?
-    Mais si ! Certains secteurs proches du nôtre…
Il n’ose pas dire : « Il faudrait deux véhicules et deux colleurs ». Il n’ose pas demander : « Pas jusqu’à Toulon ? » La tête vous tourne quand vous avez toujours trimé dans le même village, entre jardin, cuisine et marché. Les voyages qui forment la jeunesse ne vous rajeunissent pas. Marius sent ses mains de futur vieillard devenir lourdes au bout de ses bras. Il hausse les épaules.


La fabuleuse légende des hommes-nuages

C’était il y a bien longtemps…
Un petit brouillard du soir posé sur la pelouse, au bord d’une rivière, fut leur avant-coureur. Il lui poussa des jambes, il se mit à courir et cabriola dans la campagne crépusculaire. Puis quelques-uns de ses semblables prirent forme au gré du vent et s’accrochèrent tout échevelés aux platanes pour descendre vers le sol. De plus en plus nombreux, de moins en moins diaphanes, ils traînaient même, comme tout ce qui existe sous le soleil, leur ombre avec eux. Mais ils restaient en apesanteur comme des ludions dans l’atmosphère. Une musique les accompagnait, faite de vent, jouée en soyeux soupirs d’éoliennes. Le peuple de la terre supposait que ces hommes-nuages se parlaient ainsi. On les rencontrait à l’aube où les oiseaux pépiaient avec eux, et tout le jour auprès des enfants qui babillaient à qui mieux mieux, quelquefois même en dormant, pour les plus petits.
Ils racontaient que ces êtres impalpables, dont ils avaient deviné le bruitage intime, étaient nés de la rencontre de la foudre et de l’eau lors du premier grand orage. Longtemps, ils étaient restés nuées, vapeurs et gouttelettes. Longtemps, ils avaient vécu en symbiose avec les arbres, les herbes et les fleurs. Longtemps, ils avaient plu sur les insectes, coulé sur les bêtes et ruisselé sur les humains avant de se modeler à leur ressemblance.
Pourquoi ? Par attrait, sympathie, curiosité, qui sait ? Ils ne voulaient avoir d’autre vie que terrestre, disaient les enfant. D’ailleurs, ils ne connaissaient que cette planète où ils étaient tombés des dernières pluies.
Ils apparaissaient et disparaissaient seuls, en couple ou en foule.
Ceux qui redoutaient les refroidissements, ceux à qui leur présence flanquait rhumes ou rhumatismes s’enfuyaient à leur approche.
Eux  aussi, s’enfuyaient à l’approche de certains humains qui les terrifiaient : quelques chefs, d’opulents patriarches, des chasseurs, des pêcheurs, des furibonds et des furibondes et tous ceux qui déplaçaient beaucoup d’air et faisaient beaucoup de bruit pour rien. Ils aimaient les rires, la musique et les jolies voix. Peut-être se réfugiaient-ils au fond des sources, des puits, et des rivières  car à tous les éléments ils préféraient l’eau dont ils étaient faits. Alors, l’air semblait plus sec, les enfants taciturnes, et les oiseaux criards.  Cela faisait le bonheur des lézards, des grillons, des cigales et de tous les passionnés de soleil mais le monde paraissait bien vide.
Et puis, on les apercevait de nouveau au détour des sentiers et tout redevenait vert, profond, subtil et savoureux. Les enfants dégoisaient de merveilleux contes et les oiseaux leur bel canto.
Or, un jour ces êtres de vapeur découvrirent les hommes spirales : apparemment semblables à tous les autres mais secrets, méditatifs, et dont l’esprit, de détour en détour, de cercle en cercle, se propulsait vers l’infinité des temps, de l’espace et des possibles. Par attrait, curiosité, sympathie, fascination peut-être, ils pénétrèrent l’imagination si cohérente des hommes-spirales. Ils la prirent comme une piste d’envol et, les uns suivant les autres, de volute en volute, ils s’éloignèrent, se dissipèrent et s’effacèrent.
De ce temps, il ne reste que les hommes-spirales, toujours aussi obscurs et réservés, mais une fraîcheur qui émane d’eux les trahit parfois, cette fraîcheur que les hommes-nuages leur ont laissé quand ils ont disparu.


Les deux Bertille.


Jean reste affalé dans l’unique fauteuil de la salle. Il ferme les yeux. Hier, il est rentré tard d’un dîner avec un client  de son entreprise. Il voudrait se lever pour aider Maële qui compare les prospectus et les catalogues de voyage et qui remplit à tout hasard des formulaires. Il entend le soupir qu’elle pousse. Il a beau se traiter de fainéant, d’égoïste ou de macho, il ne peut pas bouger, taraudé par le doute, par tous les doutes.
Il ouvre les yeux. Sa blonde Maële virevolte à présent de la table au buffet comme si elle dansait une chorégraphie. Elle chantonne, elle sourit, elle voyage déjà.
« Il faudrait que je lui parle, pourtant, se dit-il. Elle semble si heureuse de ce voyage en Inde avec moi ! Et aussi d’y trouver la fillette dont elle rêve. Mais elle n’imagine pas la difficulté. Nos vacances commencent dans quinze jours et si elle engage le processus, nous ne pourrons jamais revenir en arrière. Hier ce Gauthier m’a dit que les listes d’Institutions fournies par l’Ambassade n’étaient pas fiables. Il s’agit souvent d’orphelinats fermés depuis longtemps. En fait, elles ne servent qu’à drainer les touristes dans des lieux qui ne les attireraient pas autrement. En outre, à Delhi, on se méfie de plus en plus des Occidentaux. On les soupçonne de pédophilie ou de trafic d’organes… »

« Comment ? Qu’est-ce qu’il en sait, ton Gauthier ? C’est un gros veau qui joue les importants en se disant plus renseigné que les autres ! D’ailleurs par qui ? Oui, d’accord, il a des intérêts là-bas. Mais pas dans les orphelinats ? Sinon ce serait louche ! Et si c’est vrai, qu’est-ce qu’on fait ? Il faut absolument partir dans 15 jours pour disposer d’assez de temps. Ou alors, tant pis, on annule ? Mais alors, où on va ? A Tahiti ? »

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« Mais puis-je lui gâcher sa joie ? C’est tout de même un beau voyage à faire ensemble. On ne se voit plus, je rentre tard le soir, elle part tôt le matin. Et quand on se voit, on ne se regarde pas vraiment. Elle ne veut pas me dire ce qu’elle fait de quatre à cinq en sortant de son Collège et je me mets martel en tête. Ca ne peut pas durer, notre amour n’y résistera pas. Si nous avions un bébé, s’amuserait-elle à de tels enfantillages ? Après tout, pourquoi vouloir que tout soit programmé dans un pays si vaste et si lointain ? L’incertitude, c’est une aventure à vivre à deux. Oui, nous, les Européens, nous n’osons plus tout lâcher, sauter dans l’inconnu… Qui sait si nous ne le ramènerons pas cet enfant ? Avec, en prime, un peu de sagesse orientale … »

Jean parlera-t-il ? Jean se taira-t-il ?

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Bertille a onze ans. Elle revient de l’école. Elle est très brune de peau, plus café noir que café au lait ; Ses cheveux sont si frisés que sa maman lui fait dix petites couettes qui tiennent debout sur sa tête, tenues par un ruban. Elle raconte à tous ses copains que son papa Jean et sa maman Maële sont allés la chercher dans l’île d’Haïti. Sa première maman était très pauvre. Elle aurait été obligée de donner Bertille à une méchante  dame de Port-au-Prince qui l’aurait fait travailler dans sa maison toute la journée sans jamais l’envoyer à l’école. Les enfants pauvres d’Haïti, confiés à une famille riche s’appellent des Reste- avec. Elle a failli devenir une Restavec. Ses parents voulaient aller chercher une petite fille en Inde mais, heureusement, sa maman, sans le dire à son papa, allait écouter des musiciens haïtiens. Ce sont eux qui les ont aidés pour le voyage en leur donnant des adresses. Maële et Jean  sont partis en avion et huit jours après, ils ont trouvé Bertille qui était encore un bébé. Heureusement !


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Mathieu a onze ans. Il revient de l’école avec sa petite voisine Clara. Il a le teint mat, de grands yeux noirs au regard brûlant et de beaux cheveux qui lui encadrent le visage. Il boite un peu, il est songeur. Clara ne veut plus qu’il lui donne la main. C’est comme papa Jean et maman Maêle : des fois ils se disputent et des fois ils se font des bisous. Ils l’ont trouvé, lui, dans l’orphelinat d’un petit village d’une province indienne qui s’appelle le Kerala. Il était très malade et on leur a permis de l’emmener pour le faire soigner. Il est resté un an dans un hôpital à Paris. Après, ils ont pu le garder. Ils sont très heureux qu’il ait pu rester parce que, sans lui, ils se seraient peut-être séparés et ils n’auraient pas eu sa petite sœur Bertille qui a sept ans et qui est blonde comme maman. Ils ne sont pas allé la chercher, elle a grandi dans le ventre de sa maman comme tous les bébés pas adoptifs. Comme tous les bébés, mais après, quelquefois, les mamans meurent.. Mathieu sait qu’il aurait pu mourir, lui aussi. La maîtresse a dit : « Un enfant qui meurt, c’est comme un livre qui brûlerait avant d’être lu. »



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Bertille noire ? Bertille blonde ? Impossible de faire coexister deux univers ailleurs qu’en fiction. Et qui oserait avoir une préférence ? Jean avait simplement choisi de vivre heureux avec Maële.

Le temps passe

 
L’horloge indique cinq heures moins le quart. Marthe passe vivement la main sur sa brune chevelure, coupée à la garçonne et crantée. Il fait chaud. Elle a posé, pour un instant, son chapeau. Elle le remet, se lève du seul banc dans l’ombre et fait quelques pas. Elle est grande, un peu lourde, comme beaucoup de celles qui n’ont plus 20 ans ni même 30. Un chien la suit, elle hésite à le caresser, esquisse un geste de menace et il se sauve. Elle renvoie le vieux ballon que des enfants ont lancé près d’elle et regarde l’horloge. Il est cinq heures moins dix. Machinalement, elle déboutonne son gant droit puis le reboutonne. Elle s’approche du clochard qui joue de la mandoline devant le Palais. Elle enlève son gant, sort un réticule de son sac à main, en extirpe quelques pièces de cinq centimes et les pose dans la sébile. Elle remet la bourse dans son sac, ronge furtivement l’ongle de son index, remet son gant, le reboutonne.
Il est cinq heures moins cinq. Son ventre se serre. D’un air dégagé, la voilà qui revient s’asseoir sur le banc. Dans le ciel d’été, entre les toits des vénérables bâtiments, s’entrecroisent les hirondelles. La place descend vers la rue principale, une grande rue commerçante qui descend elle-même jusqu’à la gare et dont, elle, Marthe, ne cesse de fouiller du regard les lointains.
L’horloge marque toujours cinq heures moins cinq. S’est-elle arrêtée ? Là-bas, dans la gare, l’aiguille tourne et le train arrive, mais les abords sont surveillés. De son banc, elle trie du regard les passants qui remontent la rue et dont la silhouette, peu à peu, se précise. Quelques vrais voyageurs portent une valise. Les gens des bourgades environnantes, qui ont pris l’omnibus, n’ont que des sacs ou des cartables et se faufilent rapidement entre les citadins, les charretons à bras, les automobile et les carrioles. Il en est toujours ainsi, vu de la Place de l’horloge, les jours ouvrables, comme on dit.
Certains visages lui sont devenus familiers, celui de ce vieil homme à monocle et légion d’honneur ou de ces deux jeunes filles à fichu fleuri. Machinalement, elle retire son gant droit, puis le gauche et les range dans son sac à main. Le joueur de mandoline s’arrête, mais l’homme mince et brun dont elle ne voit pas le visage et qu’il remercie n’est pas venu de la gare et n’a pas de bagage. Elle scrute de nouveau l’avenue. Puis, elle fait l’inventaire de son sac à main : poudrier, rouge à lèvre, clefs, carnet  de moleskine, photo usée aux coins. Elle a été prise sur le Vieux Port par un photographe ambulant. Marthe se promène sur le quai avec Albert, il y a un an. En ce printemps 38, ils osaient à peine se dire fiancés mais, à les voir si joyeux, l’artiste avait été sûr que ceux-là prendraient son prospectus et viendraient acheter la photo. Ce jour-là, ils avaient décidé d’aller voir Drôle de drame, de Carné. Ils venaient de visiter le Château d’If  par une mer d’huile. Ils riaient du vrai-faux trou dans la muraille en ruine, censé joindre la geôle d’Edmond Dantès à celle de l’abbé Faria. L’imaginaire séparation d’Edmond et de sa fiancée Mercédès n’arrivait pas à teinter leur bonheur de mélancolie.

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Que de fêtes dans le sud de la France en ce début d’automne 1944 ! Que de bals !. Ca beugle, ça crie, ça rit. Marthe est là, comme beaucoup, au bord de la piste improvisée sous les platanes. Elle a toujours ses beaux cheveux noirs mais elle a minci à son avantage. Elle n’a pas de gants, la France a rajeuni, on en porte moins. Elle participe à cette liesse populaire. Albert est près d’elle. On dit encore Albert, mais c’est Albrecht. A la fin des années 30, il se cachait. Elle ne pouvait le voir qu’au hasard d’une halte en Avignon. La République d’alors suspectait les Allemands anti-nazis réfugiés. Elle les soupçonnait d’espionnage et les enfermait dans des Camps. Et puis, après l’Armistice, ce fut au tour des Occupants de rechercher Albrecht. A se demander si le sort des deux amoureux n’allait pas être celui des héros d’Alexandre Dumas, séparés vingt ans puis pour toujours, car la vie passe.
Mais la vie, maintenant, s’annonce belle et sereine. En novembre, à l’Université d’Aix,  Albrecht sera sans doute lecteur d’Allemand. Marthe enseigne dans un Lycée. Ils seront heureux, certes, mais n’auront pas d’enfants. Avec la jeunesse, s’enfuient l’angoisse de l’attente et le romantisme de l’aventure. Et des chemins se ferment tandis que d’autres s’ouvrent
Ps :  Les héros allaient voir La Ronde de Max Ophüls. Vérification : c'était un film de 1950 ! (Madeleine)

La rengaine du malheur      (texte à imprimer)

Elle parle et moi je suis là.. Il y avait une heure d’attente pour le train de Grenoble. Soit une heure de tranquillité, à regarder, par-dessus les toits, les monts du Dévoluy, ou à relire ce roman aux chapitres si courts et si émouvants : « Papa, où on va ? »
La dame est tout de noir habillée, avec une toque de travers sur la tête et des bottes éculées. Alors que la salle d’attente est vaste et vide, elle a traîné sa valise à roulettes juste à côté de mon sac, elle a calé ses fesses sur mon banc et je présume que je vais tout savoir. Elle pourrait faire un mot fléché, elle pourrait tricoter. Eh bien, non, elle tricote de la langue, elle tricote des mots. Un peu plus, je me prendrais pour le Maréchal Mac-Mahon et je m’écrierais : « Que de mots ! que de mots ! que de mots ! »
Elle parle pour redire que si jamais elle rencontre le docteur, elle l’étranglera, mais qu’avant, elle lui arrachera les deux yeux et qu’elle en fera de la bouillasse, de la pourriture bonne à jeter aux chiottes. Et qu’elle écrira au Maire, et qu’elle écrira au Président de la République, que, d’ailleurs, c’est fait, elle lui a écrit et on verra ce qu’on verra. Car il n’hésitera pas, lui : il est bien allé chez Khadafi chercher les infirmières qu’on voulait assassiner. Il  a dit qu’il nettoierait au karcher tous ces magouilleurs d’hôpital. D’ailleurs, il a un frère qui est un as, comme lui, et qui s’occupe de vaccins et de médicaments et qui en sait long sur le sujet. En savoir long, ça vous donne le bras long. Et elle aussi, elle en sait long sur le docteur Roubaud : et, d’abord, il s’appelait Bourreau mais il a changé son nom ! Elle en sait sur ce monstre, de quoi le faire pendre ! Malheureusement, en France, on ne pend plus personne et c’est bien dommage : les assassins courent partout. Son regard balaie la salle où, malheureusement, je suis seule. Elle me foudroie. A l’aide ! De la compagnie, par pitié !
Elle parle et la guichetière qui vient d’arriver se tasse, bien à l’abri derrière sa vitre. Elle parle et vingt petits élèves de maternelle, qui font semblant d’être terrorisés, se serrent autour de leur jeune institutrice, à l’autre angle de la salle, en diagonale, pour être plus loin. Par ce beau mois d’octobre, on a dû beacoup leur  parler d’Halloween… Cinq jeunes gens, deux garçons, trois filles, sac au dos, avec des chaussures de randonnée, la regardent, intrigués, puis lui tournent carrément le dos pour commenter les horaires affichés au mur. Je crois comprendre qu’ils vont « se faire » le Mont-Aiguille. Ah ! comme j’aimerais me balader là-haut, bien loin de cette espèce de sorcière. Ah ! respirer ! Dire qu’il y a des bois glorieux, pleins de feuilles écarlates, avec peut-être des cèpes et des morilles. Dire qu’il y a des espaces où l’on n’entend que le bruit du vent. Ah ! s’étendre sur un lit de mousse et regarder courir les nuages !
Elle parle, elle n’arrête pas. Le silence serait un pardon qu’elle ne veut accorder ni au docteur ni au reste du monde ! Qu’a-t-il donc fait, ce docteur ? Il a tué, tué avec un vaccin. Tué un pauvre gosse après des années de souffrance qu’elle raconte en pleurant. « Assassiné, dit-elle, le seul fils que j’aurai jamais. » Et là, je ne ris plus. Si je lis et relis ce petit chef d’œuvre : « Papa, où on va ? » c’est qu’il me parle aussi fort, à sa manière, que la malheureuse. Dans ma famille, un enfant, frappé d’une maladie évolutive, est mort de la façon dont elle le décrit. Aux jeunes parents, l’on a dit que l’origine du mal était génétique. En somme, que c’était eux les coupables. J’avais déjà quelques doutes. Je savais, par un autre malheur arrivé à des amis, que les firmes pharmaceutiques dépensent autant pour la publicité que pour la recherche et que les médecins sont démarchés, les revues médicales subventionnées . Elles cherchent à épuiser leurs stocks avant que le produit ne tombe dans le domaine public. Il y a bien des vaccinations inutiles. Certaines sont dangereuses, quelques-unes mortelles. Il ne serait pas si crétin de dire : « Papa, où on va ? »
Elle parle et je ne l’entends plus. Je revois ce joli bébé, cet enfant charmant qui souriait de toutes ses blanches quenottes sans pouvoir mâcher, qui ne voyait ni n’entendait plus, jusqu’au jour où il n’a plus pu respirer. Je pense à d’autres parents encore,  éprouvés comme l’auteur de mon livre. Que la cause en soit criminelle ou naturelle, un tel malheur m’a toujours paru terrible.
Elle parle, elle parle. La voilà qui accuse Ben Laden, maintenant, et la décadence des mœurs. Les grandes douleurs ne sont pas forcément muettes.
Et puis, elle part. Elle n’était donc pas ici pour prendre le train ? Juste pour parler ? Pour me parler ? Et que trimballait-elle dans sa valise à roulettes ? Je ne le saurai jamais. L’institutrice a conduit sa petite bande sur le quai. Les jeunes gens sont à la buvette et je les entends rire.
Et moi, je songe. Le train ne va plus tarder. J’y monterai. Une fois de plus j’apercevrai sur ma gauche, au passage, la falaise du Mont-Aiguille. C’est tout de même une chance d’avoir des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

Soliloque (30 mars)

Serpents  (voir consignes)


Le bus s’arrêta sur la place de San Perso. A cinq heures du soir, le soleil disparaissait déjà derrière l’abrupte falaise de ce que je sus plus tard être le Monte Gorgo. Ce brouillard glacial, si saisissant en automne et qu’évoqua si bien, jadis, le mot  frimaire, semblait s’écouler de toutes les ruelles convergentes. Seules quelques fenêtres éclairaient faiblement les lieux. Je frissonnai. Au café Garibaldi, une grosse patronne hirsute et moustachue me remit les clés de la maisonnette que j’avais louée à l’Agence de Bari. Sans mot dire, elle me désigna l’une des ruelles qui montaient en serpentant.
-- Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre !
Je voulus me faire rire au souvenir de Louis Jouvet dans Drôle de drame, mais je n’y parvins pas. Les habitués du tripot, comme figés, avaient abandonné leur partie pour me regarder empoigner mes deux valises. « Quelle atmosphère ! » me dis-je, sans même penser à la gueule d’Arletty.
Au plus haut de la ruelle, à gauche, la maison portait le numéro 3. Et dire que j’étais venu me mettre au vert pour écrire deux sketch comiques ! La clef tourna presque seule dans la serrure et la porte ne grinça pas. J’appuyai sur l’interrupteur et l’ampoule nue du plafond répandit une lumière parcimonieuse. L’humidité me fit frissonner. A l’étage un grand lit tenait toute la place entre une table de bois banc, un lavabo et la penderie. Quand j’ouvris la fenêtre, je découvris qu’elle donnait sur un cimetière aux tombes délabrées, aux allées envahies de lierre et de feuilles mortes. Le vent y balançait en rafale les branches d’un saule centenaire, arrachait des rameaux, renversait les couronnes et les vases et pourtant je n’entendais rien. Depuis le départ du bus, aucun bruit n’avait frappé mes oreilles. Je fis un numéro sur mon portable pour ouïr une voix humaine mais l’ami que j’appelai n’était pas chez lui.
-- Bon, me dis-je, la nuit sera calme et je vais bien dormir.
Y eut-il orage ou tempête ? Je ne me réveillai que le lendemain matin. Un jour gris passait à travers les persiennes. Dans le cimetière un vieillard creusait une fosse. Et, moi qui était venu pour écrire de quoi faire rire le public de Montmartre, je songeais au contraire à ces déportés de la dernière guerre à qui l’on faisait creuser leur propre tombe. Le vieil homme allait-il s’enfouir lui-même ? La terre devait être meuble car je n’entendais jamais la bêche heurter les pierres. Au bout d’un temps qui me parut très long, il sortit d’un sac de jute différentes cordes ou lianes et  les précipita dans la fosse en murmurant  ce qui semblait être des incantations. Semblait, car je n’entendais rien. Je voulus le rejoindre pour en avoir le cœur net mais, quand je parvins à trouver la porte de l’asile des morts, il n’était plus là. La fosse était ouverte, je me penchai pour voir et reculai  : elle grouillait de vipères et de couleuvres. Soudain, je sentis le contact d’un corps vivant et froid contre ma cheville. Plus loin, le frémissement d’un éclair partit d’une croix et s’éteignit derrière un cyprès. Quel fossoyeur livrait ainsi combat aux reptiles ? Tout en soliloquant, je pénétrai jusqu’au centre du jardin funèbre. Une chapelle désaffectée s’ouvrait béante au milieu d’un cercle de pierres aux formes vaguement humaines. Il y avait de l’effroi dans l’air.
-- Qui vivra, verra, me dis-je en avançant.
 Dans ce mortel silence, au fond de la chapelle, sur l’autel, j’aperçus le crâne et détournai les yeux. Il me sembla,  dans une vision subliminale, que des serpents étaient lovés dans ses cavités et s’agitaient au-dessus de lui comme des cheveux fous. « Pour qui sont ces serpents ? » Instinctivement, je fermai les yeux : je me souvins des dernières paroles du conducteur du bus : « Prenez soin de vous, Monsieur. Et demandez, si quelque âme, ici, veut bien vous répondre, le nom de cette montagne qui cache le soleil. »
Je n’avais plus besoin d’interroger quiconque. J’étais au pays de la Gorgone que la légende situe quelque part en Grèce ou en Grande Grèce bien que nos professeurs disputent depuis des siècles de sa localisation précise. Gorgone, soleil noir. Comment moi, si peu doué pour le tragique y étais-je parvenu ? Et comment avais-je échappé au sort des pétrifiés ? Le devais-je au vieil enfouisseur de serpents ? Etait-il Persée condamné à combattre éternellement  des monstres renaissants? Une phrase de Berthold Brecht  me revint en mémoire : « Le ventre est encore fécond, d’où est sortie la bête immonde. » Ou alors, avais-je été préservé par mon ascendance gauloise et mon goût du comique ?
Quand, valises bouclées, le même jour, je passai rendre la clef, la maritorne, en vraie sœur de Méduse, me  fixa sans ciller, sans paraître me voir, comme si je n’avais plus été que le fantôme d’un de ces êtres de pierre que j’avais un instant aperçus.
 Le lendemain, au Musée de Bari, dans un rayon de soleil, une tête de Gorgone tirait la langue aux visiteurs.
« Toi, ma vieille, tu me donnes une idée » lui dis-je.


Je ?   (Consignes )



Milliers de sources  millénaires, vers quel ailleurs m’entraînent vos convergences ?

Passage vers l’est sous un vent de migraine… Notre tropisme à tous ou suis-je singulière ?

Au rebours,  la ruée vers l’ouest, trajectoire des conquérants.

Impossible de perdre le nord. C’est lui qui vous égare en son manchon d’ours blanc et vous glace en des nuits où rien ne se démêle, ni gauche, ni droite, ni coupe, ni bâton.

Terre leste-moi de ton poids de métal, laisse-moi me chauffer auprès du feu central !

La coupe est pour le cocktail, le cristal pour le parfum, la brume pour l’arc-en-ciel, la mère pour l’enfant, l’espace pour la lumière…

Que tu es fragile, escargot recroquevillé, clown qui sort tes cornes pour dire : je suis là. La coquille pour l’escargot…

Et le chemin pour le pèlerin,  le bois mort pour le feu ou la flûte, la flûte pour la mélodie, le vallon pour les ruisseaux…


Lettres



Bernard pratiquait encore, en 1990, un art épistolaire qui, dit-on, se perd. Je me souviens de la lettre ouverte qu’il écrivit au Proviseur. Placardée au portail, elle commençait par : « Je ne vous salue pas, Monsieur. » Il y arguait de ses longues années de labeur, évoquait sa jeunesse gâchée à pâlir sur des problèmes abscons – sans jeu de mot précisait-il. Il s’indignait du sort de tant de jeunes livrés à l’ANPE par la démission de ceux qui auraient dû leur garantir une entrée sereine dans la société en leur permettant de tripler leur Terminale. Je passais justement par là quand le concierge arracha la feuille pour la jeter à la poubelle. J’eus la tentation perverse de la récupérer pour l’adresser au destinataire mais une lueur de bon sens m’en empêcha.

Je rencontrai le jeune homme deux ans après. Il faisait son service militaire sur un transporteur de troupe qui croisait en Méditerranée. C’était au Café Napoléon de Bastia par un beau soir d’été. Attablé devant un demi, il griffonnait sur un bloc-note arc-en-ciel. « J’écris à Melissa, » me confia-t-il. La jeune fille s’était apparemment lassée de l’attendre à Marseille pendant qu’il bourlinguait de Djibouti en Croatie ou d’Ajaccio à Tripoli. Mais lui, il jurait que d’Istambul à Sarajevo, il n’avait cessé de penser à elle, à ses yeux brillants, à ses longs cheveux noirs et à son allure de princesse orientale. Il était même allé, lui, l’incroyant, mettre un cierge dans une église à Palerme pour qu’elle comprenne que, l’un sans l’autre, ils gâcheraient irrémédiablement leur vie. C’est d’ailleurs ce qu’il allait faire tout de suite, lui, s’il n’avait pas de réponse. « Ah ! la volupté de la dégringolade ! » concluait-il.

Plus qu’une dégringolade, ce fut un plongeon puisque c’est par la Presse que j’eus de ses nouvelles. Il était incarcéré sous l’inculpation de trafics illicites en bande organisée. C’était deux ans après notre rencontre de Bastia et par un aussi bel été, bien triste pour lui, car il n’y a pas de clim en prison. Par un ami dont l’oncle était magistrat, j’appris de surcroît qu’il n’avait pas tardé à se trouver au mitard pour avoir écrit une lettre injurieuse. A qui ? Au Directeur de la prison, bien sûr ! Et, comme son avocat commis d’office était notoirement toujours entre deux pastis, il ne pouvait guère compter sur l’indulgence du Jury. C’est alors, en désespoir de cause, qu’il décida d’adresser  plus haut  ses revendications. Il écrivit une lettre à Dieu. J’en ai une copie. C’est lui qui me l’a donnée, longtemps après.

Notre Père qui êtes nulle part ou partout
C’est vous qui m’avez expédié dans ce trou. Pourquoi m’avoir fait naître, moi qui ne pouvait le souhaiter ? Mes parents non plus : ils voulaient une Bernadette, ils me l’ont assez répété… Ensuite, vous auriez pu me faire grandir dans un endroit sérieux pas sous ce beau soleil qui invite aux escapades. Vous auriez pu ne pas faire de moi cet irrésistible Don Juan à qui les filles ne laissaient pas un instant de répit, pas le moindre espace de tranquillité où réfléchir à des techniques, à une stratégie de la réussite. Toutes les filles sauf la seule que j’aimais. Et d’autre part, pourquoi faites-vous pousser l’herbe, la coca, le pavot ou le peyotl si ce n’est pour qu’on s’en serve ? Et pourquoi nous avoir créés si nombreux sur Terre, à convoiter le bien d’autrui ( je vous cite) alors qu’il y a suffisamment de place dans l’univers pour que chacun ait sa planète ?
J’ai fini. Vous ferez bien sûr ce que vous voudrez, comme d’habitude. Je ne peux pas vous empêcher de persister dans ce tissu d’absurdités où, nous, pauvres humains sommes piégés comme des mouches qui s’entredévoreraient dans une toile d’araignée !

-- Jean-Paul, dit Dieu, voilà quelqu’un qui m’accuse une fois de plus d’avoir créé l’enfer sur terre. Et comme-toi, il trouve que l’enfer, c’est les autres !
-- Oui, dit Sartre, mais il ne part pas du même postulat. Ce n’est qu’un pauvre fataliste qui ne s’est jamais cru libre.
-- Il ne croit ni en sa liberté ni en la mienne. C’est moi qui ai voulu un Bernard. Enfin, je vais lui tendre une nouvelle perche !

Maître Balendier s’était effondré devant son septième pastis de la matinée. Il lui semblait entendre bourdonner. En se penchant au-dessus d’un nuage de mouches, il apercevait son client, qui tournait, virait sans fin en sens inverse des insectes, comme un derviche tourneur. « Chemins de la liberté,  de la liberté, de la liberté, chemins de la liberté… » psalmodiait-il.. Mais, dans le cachot de son cauchemar la muraille était sans la moindre issue.
Le garçon de café secoua l’avocat pour le réveiller.
-- Vous parlez tout seul, maintenant ?
-- Qu’est-ce que je disais ?
-- Vous citiez Sartre ! Vous savez, le titre de cette série romanesque des années 50 ? Quatre volumes ! J’ai lu ça quand j’essayais d’étudier. Ca vous intéresse ?
-- Oui, mais pas pour moi. Vous me les prêteriez ?
-- Je peux même vous les brader !

C’est ainsi que les quatre volumes dépenaillés des Chemins de la liberté atterrirent au mitard. Bernard entrouvrit le premier. L’intrigue était quelquefois sinistre et sordide mais elle se déroulait à l’air libre. Les personnages se promenaient au bord de la Seine, fréquentaient les cafés, discutaient, soliloquaient à longueur de journée. Pour un prisonnier condamné à l’isolement, la parole, c’est souvent la vie.. A la fin, le héros qu’encerclent les Allemands meurt au sommet d’un clocher. Bernard, lui, survivait. Il avait pris de la hauteur, il lui semblait regarder sa vie comme on contemple un paysage du haut d’une montagne. Certes, les perspectives n’étaient pas bonnes. Vu les compétences restreintes de Balandier, quelques années d’incarcération s’offraient à lui. Il décida de les consacrer à la philosophie. Dix années qu’il ne trouva pas si longues lui permirent même de rédiger une thèse qui, liée à son expérience carcérale, lui ouvrit bien des portes.

Emu par le témoignage du garçon de café, il est persuadé que Dieu lui a répondu. Les philosophes expriment souvent leurs idées sous forme de dialogue. Bernard a supposé, pour un groupe d’étudiants, celui de Dieu et de Sartre et je n’ai fait que le retranscrire.



Intime conviction

De Jérôme Monterrat, les gens disent qu’il pourrait faire une magnifique carrière de mannequin, tant il est toujours habillé comme une gravure de mode. Ils ajoutent que derrière ce visage lisse et juvénile, sous cette blonde chevelure ni trop longue ni trop courte, ni trop bouclée ni trop raide, nul ne peut savoir ce qui se cache. On ne lui connaît que les distractions ordinaires d’un jeune homme de bonne famille : le tennis, les amis et les amies, les sorties en boîte, les séjours plus ou moins linguistiques à l’étranger, le ski, les voyages. Tout cela semble extrêmement banal. Les gens croient savoir qu’il est un étudiant moyen, voire médiocre, plutôt en retard pour son âge : 23 ans. Ils murmurent, mais tout bas, que c’est « de famille », car son père n’a pas laissé, dans l’Institution chic de la ville, le souvenir d’un génie. Ils aiment d’ailleurs que son fils ne lui ressemble pas physiquement : peut-être sera-t-il moins agressif, moins cassant. Les gens savent bien que ce père, qui déplace beaucoup d’air, à Paris dans les milieux  gouvernementaux et financiers, s’est déchaîné, dans sa jeunesse, au sein du Parti majoritaire, et qu’il doit tout à son mordant et ne pardonne jamais. Les gens ignorent quelles peuvent être les relations du père et du fils, sinon que le premier ne doute pas de sa progéniture, lui prépare un brillant avenir et ne cesse de le pousser, comme la marée montante pousse une bouée.
Est-ce par amour paternel ? est-ce pour promouvoir encore plus loin la saga des Monterrat ? Voit-il en lui l’héritier, ou l’être humain ? Et que pense, au fond, vraiment, Jérôme Monterrat ? Les gens reconnaissent que, comme  Conseiller municipal, dans ses relations avec le public, il est correct et poli. Eh oui ! aux dernières élections, il a été inscrit en bonne position sur la liste par la grâce de son père. Au Conseil municipal, il défend les directives du même Parti, dont il se fait l’honnête porte-parole. Bref, les gens concluent que, malgré ou peut-être à cause de ce curieux manque de personnalité, il ne pourra que progresser sur le chemin des honneurs. Comme on dit, il est sur les rails. Mais il n’aime pas qu’on lui parle de rails. Vers, 18 ans, comme il redoublait sa Terminale, un copain, pour le tirer de sa mélancolie, lui a proposé un rail de cocaïne et il a hurlé : « Non ! ». C’était vers deux heures du mat’ et tous ceux qui étaient autour de la table, à la Salamandre, n’en sont pas revenus : il tremblait comme le junker que, justement, il n’est pas devenu.

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Au début d’octobre 2009, Jérôme a reçu la lettre que reçoivent tous les futurs jurés avant d’être tirés au sort et de faire partie d’un Jury d’Assises. Ne faisons pas de mauvais esprit, il n’y a pas eu là le moindre favoritisme. C’est une corvée citoyenne qui vous oblige à écouter en silence, à délibérer loin du public et à voter à bulletin secret. Elle ne rapporte ni notoriété, ni prébende. Et donc, Oswald Monterrat, le père de Jérôme, n’y est pour rien. Le jeune homme a-t-il jamais dû juger quelqu’un, au fait ? Pendant de longues années, il a évité d’affronter le jugement de ses proches et ses profs et, pour cela, s’est bien gardé de toute opinion  qui aurait pu prêter à discussion.

Or, il ne s’agit plus maintenant  de faire seulement bonne figure,lui dit-on.. Il lui faudra déterminer personnellement les degrés de culpabilité. Lui-même ne s’est jamais senti gravement coupable, sauf une fois, à 15 ans. Une vieille histoire, terrible, mais si vieille ! Et que tout le monde ignore puisqu’il s’était débrouillé comme Sioux, comme un renard , bref, comme un Chef pour que nul n’en sût rien ! Il en est encore le premier  surpris, le premier et le seul : il y a des drames sans confident, la vie n’est pas un théâtre.
A ce propos, quand il était au Cours moyen, ses parents, qui étaient encore ensemble, l’avaient emmené voir une pièce historique et  moderne où, quand le rideau tombait, après un procès tumultueux, le public devait juger un Roi ! Comme un bon petit garçon, il avait voté l’acquittement. Son père aussi. Sa mère s’était prononcée pour un emprisonnement très long. Son père avait dit : « Bien sûr, Louis XVI a fait appel à des armées étrangères contre la France, mais il était en état de légitime défense. Et  sa famille était menacée ! » Jérôme en avait conclu que tout est permis, même la trahison, si l’on est menacé, que l’on soit roi ou pas…

Cinq ans après, c’est son grand amour pour Bérangère qui avait été menacé. Bérangère s’entraînait  au volley sur le terrain du Complexe sportif de Saint-Geoire, à dix kilomètres de là, tous les mardi soirs et, par un beau jour d’automne, elle lui avait donné rendez-vous après l’entraînement, vers 19 heures. Or, puisqu’il n’avait plus la moyenne à ses tests de maths, son père avait interdit au chauffeur de le conduire où que ce soit. Et il n’avait même pas une mobylette ! Alors il avait pris celle de Farid. Farid, c’était le chauffeur, qui habitait avec sa femme et ses enfants dans le petit pavillon près du portail. Mais Farid l’avait entendu démarrer. L’avait-il reconnu ? Probablement pas, car, alors,  il n’aurait pas pris la Mercédès  pour le rattraper..
Cauchemar : il entend derrière lui le ronflement du moteur qu’il connaît bien. Les phares puissants balaient la route. Instinctivement, il accélère en descente, passe un feu à l’orange, plonge vers la vallée comme vers un gouffre. En bas, tinte le passage à niveau dont les barrières vont s’abaisser. Le franchir à tout prix avant Farid, avant l’autorail qui corne ! Il  l’a franchi, Farid a dû s’arrêter. Restent, pour Jérôme, cinq kilomètres de montée vers le village perché de Saint-Geoire, là-haut sous les étoiles, cinq kilomètres à peine acrobatiques au bout desquels il y aura Bérangère toute rose, rieuse et fraîche après la douche. Bérangère, bergère…L’Amour a des ailes, l’Amour s’envole vers l’Amour, l’Amour…Et soudain, le hurlement des freins, l’énorme fracas des métaux. Dégrisé, il s’arrête et appuie la bécane contre un pin. Grand silence . On distingue en bas les feux des véhicules immobilisés derrière le passage à niveau. Il s’est blotti derrière l’arbre pour attendre, le temps ne compte plus, tout est en suspens… Et puis les pompiers, le SAMU, l’ambulance…
Jérôme a couché la mobylette dans le fossé, il est revenu à pied sans se faire remarquer. Il a contourné l’épave encore fumante. Il a dit à la cuisinière qu’il s’était dégourdi les jambes dans le parc et qu’il avait fait le tour du petit étang sans se rendre compte de l’heure. Elle a mis la soupe à réchauffer en soupirant. Par chance, son père n’est pas là. Et le malheur qui vient de frapper la  famille du portail n’est  encore connu de personne.

--  Ce n’est pas un accident du travail, a dit plus tard l’avocat d’Oswald Monterrat, puisque cet employé a pris la voiture en dehors du service.

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Jérôme était là, il n’a rien dit. L’on commence à se taire et l’on n’en finit plus. Surtout si l’on n’a pas de ces bonnes notes qui excuseraient tout. Mais c’est alors vivre avec un sentiment personnel, secret, comme si une brume asphyxiante, une sorte d’ypérite aux ravages très lents ternissait les couleurs, estompait les reliefs, s’insinuait autour des êtres les plus proches. Que pouvait-il désormais dire à Bérangère ? A des années-lumières, désormais Bérangère. C' était à elle, pourtant, qu’il avait dédié son premier et dernier poème. Malgré les encouragements de son prof de français, il n’avait plus le cœur à écrire. D’ailleurs Oswald Monterrat n’appréciait pas la littérature. A quoi bon ces fariboles ? Il professait un darwinisme de droite où tout, même la séduction, n’était qu’une perpétuelle compétition, une lutte impitoyable entre prédateurs. 
Au bout de cinq ans, Jérôme lui-même put se rappeler sans frémir qu’il avait été fort comme un Chef.  A vingt ans, on est Etudiant en Droit, on sort du brouillard, responsable mais pas coupable. On est un homme, on regarde la réalité en face, l’avenir existe. Et l’on a sept ans de plus que le pauvre gamin qui a tenté d’emprunter une mobylette. En sept ans toutes les cellules du corps se renouvellent. Cet idiot de gamin n’est plus, se dit-on.

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Le jeune homme est si correct qu’il n’a été récusé par personne. « Ce n’est pas lui qui fera des vagues », a murmuré quelqu’un.
Le premier jour, il a dû délibérer sur un crime passionnel. Meurtre ou assassinat ? Comme les autres  jurés, il a suivi l’orientation modérée suggérée par le juge lors de la délibération.
Le deuxième jour, la séance s’est tenue à huis clos. Une jeune femme violée dans un parking accusait trois marginaux qui n’étaient pas revenus sur leurs aveux. La Défense a plaidé la marginalité comme circonstance atténuante. Pour Jérôme, pour le juge et les jurés, il était difficile d’évaluer concrètement le  contenu de cette notion de marge sociale. La nuit et la constitution d’un petit groupe qui pouvait passer pour bande organisée constituaient en outre, des circonstances aggravantes. Si elles n’ont pas été retenues, c’est que Jérôme, conscient de risquer une sottise, a levé le doigt.
-- Ils ont été arrêtés parce que la victime a eu le courage de porter plainte, mais condamner au maximum ces hommes, n’est-ce pas inciter certains violeurs, dans l’avenir, à supprimer leur victime pour qu’elle ne parle pas ?
Horrifié, il s’est brusquement souvenu qu’il s’était trouvé autrefois, un très court instant, soulagé de la mort de Farid parce que le pauvre homme aurait pu l’avoir reconnu. Souvenir aussitôt enfoui et qui remontant des oubliettes de sa mémoire,  l’avait atteint brusquement..
-- C’est une nouvelle façon d’envisager le principe de précaution, a dit son voisin de droite.
-- Moi, je souscris à cette idée. L’enfance des accusés, je ne me la souhaite ni à moi ni à personne, a dit la seule femme que la défense n’a pas récusée.
-- L’opinion va crier au laxisme, et à juste titre.
-- Le Jury est souverain, il représente le peuple français, a dit le juge. On peut penser que, pour le viol d’une personne majeure et en possession de tous ses moyens, la nuit et le fait d’être en groupe constituent plus une tentation qu’une circonstance aggravante. Pour des êtres déséquilibrés, s’entend. Pensez à joindre une injonction de soins.
Et c’est ce qui fut fait.

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Le troisième jour, Jérôme est arrivé très calme, au Palais de Justice.  Il osait se regarder tel qu’il était, ni comme un coupable, ni comme un Chef. Il n’était plus lié par la crainte d’être rejeté comme non-conforme, mais poussé par le désir d’exprimer sincèrement sa pensée, dans la mesure du possible.
 Le nouvel accusé ne devait guère poser de problèmes : c’était un jeune terroriste de 19 ans, d’origine maghrébine. Il avait posé une bombe artisanale, une cocotte-minute pleine de clous, avec mise à feu différée, presque devant le Commissariat de Police. La bombe avait brisé des vitrages, endommagé des voitures et blessé deux fonctionnaires.. Comme le garçon avait déjà son fichier, on l’avait   retrouvé le lendemain chez sa mère. Il était majeur au moment des faits.  Il prétendait n’avoir pas de complices : il avait commencé des études techniques et simplement lu des modes d’emploi, disait-il. La marmite infernale devait punir les agents racistes qui laissent filer les grands criminels pour ne s’en prendre qu’aux blacks et aux beurs. A l’époque de l’attentat, Jérôme était au Japon avec d’autres membres du Conseil municipal, en voyage officiel dans la ville jumelée à la nôtre. Il n’avait pas lu la presse locale. Il pensait, comme on le répétait autour de lui, qu’il fallait « terroriser les terroristes », cette racaille, comme disait Oswald Monterrat .lorsqu’il évoquait ceux qui résidaient dans les cités taguées et délabrées du sud de notre ville.
Le prévenu ne payait pas de mine dans son vieux survêtement aux couleurs de l’équipe de foot locale, mais son prénom fit battre le cœur de Jérôme : Zacharias.

-- Je l’ai appelé Zacharias puisque  nous devons vivre en France, avait dit Farid.. Zacharias, c’est un nom qu’on peut lire à la fois dans l’Evangile et dans le Coran.
Il avait même appris au fils du patron, médusé, que Zacharias était le père de Jean le Baptiste. Mais, dans la jolie bastide, Oswald en avait rigolé : Farid se mettait le doigt dans l’œil, Zacharias, ce n’était pas Zacharie et d’ailleurs Zacharie n’était pas plus à la mode que Népomucène ou Joachim. C’était un nom à coucher dehors !
Qu’était devenue la famille de Farid après la mort du père ? Et, au fait, quel était le patronyme? On ne disait jamais que Farid en parlant du chauffeur. L’interrogatoire suivait son cours. Ce Zacharias Aggoune était né en France. Après le départ de ses deux aînés, il était resté seul avec sa mère qui vivait de minima sociaux très minimes. Orienté vers un LEP, il était sorti sans diplôme. Inscrit à la Mission locale pour l’emploi, il n’avait pas trouvé ni stage de formation, ni patron pour un apprentissage. Lors d’une bagarre de rue, il s’était fait mettre en garde à vue et ficher par la police. Jérôme scrutait  le jeune homme qui ne lui rendait pas son regard. Etait-il le Zacharias de Farid ? Les témoins à décharge ne lui apprirent rien. La mère de l’accusée ne ressemblait guère à la svelte Safia qui venait quelquefois aider la cuisinière. D’ailleurs, elle s’appelait M’Barka. Oui, mais on peut très bien changer le prénom d’une domestique.

Sans s’attarder sur la personnalité de l’accusé, le Ministère public tonna contre le terrorisme en demandant  qu’on fît un exemple. L’avocat commis d’office n’était guère plus âgé que Jérôme. Brun, mince et grand, il avait l’élocution claire et la voix bien timbrée. Il évoqua la mort tragique du père de Zacharias, tué sur un passage à niveau, à la poursuite du voleur de sa mobylette. Il n’y avait plus aucun doute !
Habituellement, Farid était calme et patient. Jérôme s’en souvint soudain. Nul doute qu’il aurait su élever son fils. Lors de la délibération, il se déclara convaincu par les arguments de la Défense.
-- Cela m’étonne de votre part, Monsieur Monterrat, dit sèchement le juge.
-- Vous avez défendu les violeurs et maintenant vous défendez les terroristes ? s’étonna son voisin de droite.
Pour rompre l’hostilité, Jérôme sentit qu’il devait faire diversion, jeter quelque chose en pâture, au risque d’en finir avec ses longues années de mutisme.
-- Je crains d’en savoir un peu trop sur l’accusé. Son père, qui est mort quand il avait onze ans, travaillait comme chauffeur pour ma famille. Mais je ne l’ai compris qu’à l’audition de la plaidoirie. Sinon, je l’aurais signalé. Je me demande si cela ne constituerait pas un motif de cassation. Que dois-je faire ?
-- Vous n’êtes ni un parent ni un ami de l’accusé. Ni non plus son employeur ou son employé. Il n’y a donc pas de motif de cassation.
C’était, semble-t-il, suffisant pour que les jurés délibèrent plus paisiblement.
-- Le seul témoin à charge, c’est le commissaire de police qui s’est contenté d’indiquer le circonstances de l’attentat et l’étendue des dégâts…
-- Cinquante mille euros pour la casse, sans compter les journées d’hôpital et peut-être les séquelles. Merci pour la Sécu, merci pour le contribuable, merci pour les blessés !
-- Ben, pour réparer, un travail d’intérêt général ? hasarda le plus jeune du Jury.
-- Ah non, Monsieur Robin ! Pas aux Assises.
-- Les six témoins à décharge évoquent une personnalité ouverte, serviable…
-- Le terrorisme n’est pas un problème majeur en France, mais, pour qu’il ne le devienne pas, il convient d’être ferme.
-- Mais raisonnable, dit Jérôme.
A sa grande surprise, le juge fut d’accord avec lui.

Il descendit, songeur, les marches du Palais. Il était parvenu  à modérer la peine de Zacharias. Et, pour ce faire, il n’avait pas été forcé de tout avouer ; Il avait été prêt à le faire, pourtant. Il se promettait d’aller voir M’Barka pour l’aider. Il chercherait aussi à revoir le jeune avocat. Il voulait devenir avocat.

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Ses amis disent de Jérôme Monterrat qu’il a vraiment changé. Il a d’autres distractions. Il a terminé sa licence. Il est inscrit au Barreau. Au Conseil municipal, il n’est plus le porte-parole du parti majoritaire, il lui arrive quelquefois de voter avec l’opposition.. Il est heureux comme cet idiot de gamin qui montait jadis vers Saint-Geoire. Il est follement heureux de n’être plus sur les rails.



Incompatible ressemblance    (Les consignes)


Géronimo Vanessa                                                                                      Centre des Impôts
18 Résidence du Parc                              Service de la Taxe d’habitation
13.100 Aix en Provence
12 septembre 09                 

Madame, Monsieur

        Je viens de relire le document concernant ma taxe d’habitation et j’ai la surprise de constater que je dois payer aussi la redevance télévisuelle. Or je n’ai pas de poste de télévision chez moi. De plus je suis sûre d’avoir coché la case où l’on me demandait de le préciser. Je vous demande donc de rectifier en conséquence le montant de mes prélèvements mensuels.
        Je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, mes sincères salutations.
V.Géronimo




Ploërmel Yves
Receveur                                    20 septembre 09

Madame,

        Il m’est impossible, à mon vif regret, de modifier sans investigations vos prélèvements mensuels. Au cours de l’année fiscale, un enquêteur viendra vérifier votre assertion, surprenante étant donné vos ressources.  Leur connaissance n’échappe pas à nos services.
        Veuillez agréer, Madame, l’assurance de ma respectueuse considération.
Y. Ploërmel




Vanessa Geronimo                                5 octobre 09

Monsieur

        Votre courrier du 20. 9. 09. m’a consternée. Il s’agit bien de 118 euros ! J’ai simplement fait serment d’essayer de ne jamais enrichir plus riche que moi, ce qui est précisément le cas des propriétaires privés des chaînes et de tous les producteurs. J’ai fait également serment de ne pas favoriser la bêtise humaine. Or les trois quarts des émissions me paraissent débiles et débilitantes.
        Il m’est impossible de rompre ces deux serments faits à moi-même, car, d’après mon entourage, je serais psycho-rigide. Je joins à ce courrier un Certificat médical du Docteur Portal avec lequel, pour rassurer mes parents, j’ai commencé une thérapie. Il vous assure que je vis dans une réelle précarité psychique qui peut mettre en danger sinon ma vie, du moins mon équilibre mental.
        Je vous prie d’agréer, Monsieur, mes sincères salutations.
V. Géronimo



Yves Ploërmel                                    10 octobre

Mademoiselle

        Croyez que je comprends vos motivations. J’aime aussi tenir les serments que je me fais ! Je me suis juré, le jour de ma nomination, de vérifier tout ce qui est trop invraisemblable car l’Etat, vous en conviendrez, a bien besoin des sommes qui lui sont dues. Mais, par chance, on ne m’a jamais orienté vers une thérapie.
        Avec mes excuses et l’assurance de ma sympathie.
Yves Ploërmel




Vanessa Géronimo                                                                                              20 octobre

Monsieur

        J’ai tout d’abord pensé que vous vous moquiez de moi. Finalement, je crois que non.
        Mais alors, je ne suis pas la seule à vivre cette espèce de folie ? Je finissais par me croire anachronique en ce troisième millénaire. Comme le pauvre Don Quichotte. Et Don Quichotte était fou ! Je vais vous faire rire, mais cela me semble romanesque.
        Je renonce à exiger la modification immédiate des prélèvements. Je ne pourrais vous inciter plus longtemps à commettre ce qui, à vos yeux, serait une trahison.
        Avec l’assurance de toute ma sympathie.
Vanessa Géronimo




Yves Ploërmel                                                                                                         29 octobre 09

                        Chère Mademoiselle Vanessa
        
        Il y aurait peut-être une heureuse solution au problème que nous posent nos serments incompatibles. Pour hâter l’enquête, je viendrai la faire en personne. Comme une telle démarche ne peut se dérouler qu’en votre présence, indiquez-moi les heures et les jours où vous serez chez vous pendant la première quinzaine de novembre.
        Je me prenais pour un fossile. Il y a donc des jeunes pour relever le défi !
        Avec l’assurance de toute ma sympathie.
Yves P


Vanessa Geronimo                                    31 octobre

Cher Yves

        Je travaille à l’extérieur tous les matins mais je suis chez moi tous les après-midi sauf le week-end.
        Au plaisir de faire bientôt votre connaissance. Vanessa G

Vanessa Geronimo                                                                                                 

30 novembre
Cher Yves Ploërmel

        Je vous attends sans vous attendre depuis un mois. Je crains qu’il ne vous soit arrivé quelque chose de fâcheux, à vous où à l’un de vos proches. J’espère que vous n’êtes pas atteint d’une forme aggravée de cette grippe dont on nous fait craindre les ravages. Rassurez-moi, je m’inquiète, car, oui, j’étais impatiente de vous connaître.
        Amicalement
Vanessa



Yves Ploërmel                                                                                                      10 décembre


Chère Mademoiselle

        Des raisons indépendante de ma volonté, croyez-le bien, m’ont empêché de venir faire la vérification projetée. Des suppressions de poste risquent de la retarder encore. Et vous avez raison de mentionner mes proches, envers qui me lie un serment encore plus indissoluble. Aucun thérapeute ne pourrait y remédier.
        Mais  vous recevrez prochainement la rectification de vos mensualités dans le sens où vous le souhaitiez par votre courrier du 12.9.09. Vous m’avez tellement étonné que je ne trouve plus vos affirmations surprenantes.
        Croyez que je suis heureux de vous le faire savoir.
Yves Ploërmel



Raph

Une longue silhouette encagoulée se dissimulait à demi derrière le laurier-rose du terre-plein. Une main s’avança pour caresser la vitre, comme pour essuyer une buée. Mais le voyeur ne pouvait rien voir car on n’essuie pas la nuit. Soudain la pièce s’éclaira. Une jeune fille était entrée, portant un bol fumant, qu’elle posa sur le bureau avant de s’accroupir devant la chaîne stéréo. La musique avait tout envahi  car il l’entendait de l’endroit où il s’était blotti. C’était doux, clair et clément comme l’automne de cette année-là. Il en sentait les vibrations, il en pleurait silencieusement.
La jeune fille s’était assise, elle humait le bol qu’elle entourait de ses deux mains comme pour se réchauffer. Elle avait un châle rouge sur les épaules. Comme un halo sous la suspension blanche qui descendait très bas, ses cheveux blonds et frisés nimbaient son visage étroit. Elle se mit à boire à petites gorgées. Il imaginait une boisson laiteuse et tiède en harmonie avec le lumineux adagio.
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Il avait toujours aimé le lait. Quand il était petit, le soir, sa grand-mère trayait la chèvre et lui tendait aussitôt une pleine jatte mousseuse. C’était à la montagne quand sa grand-mère n’était pas encore morte. Après l’enterrement, il avait entendu bien des conciliabules et des palabres. Il avait mis secrètement toute la nourriture possible dans un sac à dos et lorsque la grande voiture était venu le chercher, il s’était caché. Et puis, il était descendu, pas par la route, où on l’aurait vu, mais en contre-bas, le long de la rivière.
Dans la plaine, à sa manière, il proposait ses services. Il se postait au bord d’un champ, il attendait. C’était l’été, il n’était pas rare qu’on lui proposât de porter, de pousser, de tirer ou de ramasser contre une soupe, un vrai repas où même un peu d’argent. Et alors, il se faisait une cabane. Et lorsque l’orage la ruinait, il descendait vers l’aval. C’est ainsi qu’il avait trouvé cette grande ville avec ses supermarchés et ses poubelles débordantes, pleines de choses mangeables ou mettables ou divertissantes. Et la nuit, dans la vieille épave sans roues qu’il avait trouvée toute rouillée au bord d’une autre rivière, il se souvenait…
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Lucie reposa son bol.  La radio commentait les difficultés croissantes de l’époque, elle disait les sans-logis, les sans-travail, les sans-papiers de plus en plus nombreux. Elle pensait à Raph, ce jeune homme bizarre qui vivait au bord d’une douteuse rivière, dans une carcasse de camionnette et qui avait entassé tout autour un incroyable bric-à-brac, un vide-grenier permanent, un musée de la dèche, un temple avec six colonnes de livres, de journaux, de revues que la pluie avait gondolés et le soleil jaunis et collés à hauteur d’homme. Etrange qu’un photographe ne soit pas encore venu faire un reportage. Le garçon était jeune, beau mais très maigre. Il suivait sans parler les manifs étudiantes et se faisait parfois embaucher sur les marchés pour déballer ou remballer, jamais pour vendre. Il ne devait pas savoir compter.
Lucie le rencontrait souvent sur son chemin, en ville ou le long de sa promenade favorite. Ils se saluaient du geste, pas de la voix, comme deux personnes qui ne se connaissent que de vue.
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Quand Lucie et ses sœurs étaient petites, elles passaient les vacances d’été à la montagne. Tout à côté de la maison de leurs grands-parents, une maisonnette abritait une vieille dame, sa chèvre, ses poules, ses lapins et son petit-fils. La chèvre ressemblait à l’héroïne d’un conte célèbre, avec ses yeux doux, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs et luisants. Les trois fillettes venaient lui apporter des croûtons de pain. Elles s’amusaient aussi à promener Blanquette en lui mettant sur le dos le petit Raphaël de quatre ans, ravi de se promener sur la biquette mais silencieux. On disait qu’il ne savait guère parler parce que sa grand-mère était sourde. La rivière avait de grands trous d’eau, calmes et ensoleillés, dissimulés par les rochers et les buissons. On pouvait même s’y baigner à l’abri des regards indiscrets, quand on n’avait pas de maillot, tandis que Blanquette, en broutant, semblait faire le guet.


La cahute de Raph, c’est une grosse guimbarde au plancher crevé, qu’il a calée sur des parpaings. Les banquettes reposent au niveau du sol, sur un lino rose et vert. Il a collé sur le volant la photo de trois écolières. La plus grande,  la plus blonde, est au milieu. Raph  rentre pour dormir, mais avant, il allume une bougie devant l’image trinitaire, il se met à genoux et bourdonne un air sans paroles. Puis, il sort une bouteille et deux gobelets qu’il remplit. Il en boit un et laisse l’autre devant la photo. Alors, il souffle la bougie et s’étend sur la plus longue des banquettes, dans un vieux duvet dont les plumes s’envolent.  Il s’endort dans la saveur âpre et fruitée du rhum ou du vin qui le réchauffent quand les nuits sont froides.
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Dix années passeront avant que Lucie ne revienne à dans le village devenu station de ski, avec quelques remonte-pente et quelques brillants magasins. Mais le cimetière dort toujours autour de l’église. Et dans le cimetière, la tombe la plus fleurie sera celle d’une pauvre vieille et de Raphaël, son petit-fils.  On racontera à Lucie qu’il était beau comme un jeune prince d’orient, qu’il avait des traits fins et des cheveux noirs tout bouclés, à preuve, la photo posée sur la dalle. On lui racontera qu’à l’école, il ne parlait pas mais comprenait tout, qu’il s’entendait mieux qu’un autre à soigner les animaux mais qu’il s’est enfui, à quinze ans, après la mort de l’aïeule. On lui racontera qu’on l’a retrouvé mort un hiver dans un pauvre abri aux abords de la grande ville voisine. On lui racontera qu’il n’avait pas de chien mais qu’il savait guérir ceux qu’on lui amenait. On lui racontera que son repaire était un rendez-vous d’oiseaux. On lui dira que sa tombe l’est encore. On lui dira qu’il suivait parfois les manifs des jeunes. On lui racontera qu’il fut identifié grâce à la médaille qu’il portait au cou, qu’aucun marginal n’avait tenté d’arracher parce qu’elle n’était qu’en argent.

On lui dira qu’il aimait peut-être une étudiante et ça la fera pleurer.