Emmanuelle


Serge, Comme d'habitude
Une nuit dans le passé
L’odeur de la baguette beurrée
Billy
L’entretien d’embauche
L'attente   Les peurs
 

  Serge                          
Comme d’habitude la boite aux lettres de Serge est pleine de prospectus.
Comme d’habitude il prendra la pile de courrier et la posera sur la table sans même la regarder.
Comme d’habitude il regarde par la fenêtre, part dans ses rêves et oublie ses obligations.
Et comme d’habitude le temps s’écoule, lentement.


-Oslo. Serge. 18 Juillet 1998-

Oslo, ville ouverte sur la mer, ville ouverte sur le soleil, Oslo qui tourne enfin le dos à la lune, Oslo qui embrasse les amoureux sur sa ligne de mer.
Serge alors marin, Serge en escale, Serge à la peau tannée, au visage buriné. Serge au regard gorgé de soleil, Serge aux mains calleuses et au sourire enchanteur.
Un 18 Juillet. Le 18 Juillet 1998 aux premières lueurs du jour. Enfin au début du matin avec le marché sur la Grand Place. Des crevettes, du saumon, pêchés là, il y a quelques heures.
Le 18 Juillet 1998 où les épaules se dénudent. Les bretelles de débardeurs, les jupes légères à portée de main.
Le soleil aux premières heures du jour accueillant les gens de passage.
Le 18 Juillet 1998, à la lisière de la mer, le beau Serge décharge le voilier.

-Oslo. Serge. 18 Juillet 1998-

Il avait aimé le soleil tôt le matin qui caresse la mer et son bateau aussi.
Il avait aimé la chaleur des habitants
Il avait aimé la douceur du soleil sur sa peau.
Il avait aimé le bruit sur la Grand place quand les étals s’installent
Il avait aimé l’odeur du grand large, là, au creux de la ville
Il avait aimé ses yeux noirs, croisés au détour d’un étal
Il avait aimé ses épaules brunies sous ses bretelles de débardeur
Il avait aimé sa jupe légère et son parfum aussi.
Il avait aimé sa jupe légère et son parfum aussi.
Il avait aimé Oslo, ce 18 Juillet 1998.


-Cannes. Serge. 23 Janvier 2010-

Un rayon de soleil passe à travers la persienne et vient taper à la fenêtre. Le soleil est chaud pour un mois de janvier.
Le bateau tangue lentement dans le port et Serge tangue sur sa chaise.
Le bateau tangue lentement et son cœur avec.
La mer est moins bleue qu’à Oslo, le soleil est moins doux qu’à Oslo.
Serge à la peau tannée a le même visage buriné. Quelques rides en plus sur le front, quelques rides en moins autour de sa bouche. Les rides du sourire ont disparu depuis.
Le bateau tangue lentement et Serge ne sourit plus depuis longtemps.
Les yeux noirs croisés au détour d’un étal un matin de juillet à Oslo s’en sont allés.
Il a bien essayé de les retenir.
Un mois elle était restée. Un mois son cœur avait battu à en faire exploser sa poitrine. Un mois il l’avait gardé contre lui à l’aimer comme un fou.
Et un matin du mois d’août elle s’en est allée.
Elle avait repris la mer sans se retourner.
Serge tangue lentement au gré de l’eau dans le port de Cannes.
Le soleil est moins chaud, la mer est moins bleue, son cœur tangue lentement.

-Cannes. Serge. 23 Janvier 2010-
Comme d’habitude les lettres ne seront pas ouvertes, pas même l’épaisse enveloppe bleue.
Comme d’habitude Serge regardera par la fenêtre et le soleil leur semblera trop violent.
Et comme d’habitude le temps s’écoulera, lentement.

Un jour il y retournera, il sait qu’il y retournera.
Revoir une dernière fois les étals sur la Grand Place, sentir une dernière fois le soleil doux et enchanteur.
Une dernière fois il cherchera ses grands yeux noirs.
Serge ferme les yeux en se balançant sur sa chaise.
Et ce sera son dernier voyage.

                               

Une nuit dans le passé
Les consignes
En regardant le ciel ce soir-là, je me suis dit que les ombres étaient étranges, les étoiles plus brillantes que d’habitude.
Souvent j’ai regardé ce ciel, ces étoiles en quête de réponse. Souvent je me suis interrogée alors que je fumais ma cigarette sur la terrasse, sur la vie, sur ma vie, sur mes choix. Et chaque fois le ciel se faisait un peu plus noir une fois la cigarette écrasée. Que de temps perdu à essayer de comprendre le pourquoi de la vie. Mais ce soir les étoiles étaient plus brillantes, ce soir je décidais d’être légère et de me laisser embarquer par ce rendez-vous.
Et pour la première fois je décidais de succomber au plaisir des rencontres, de cette rencontre et à l’émerveillement d’une relation.
Derrière la vitre de ma chambre j’observais la ville illuminée. J’essayais de reconnaitre les monuments éclairés, j’essayais d’inventer le chemin que nous emprunterions là, dans quelques heures, j’imaginais à quel restaurant il avait décidé de m’emmener.
Peu à peu le silence de cette chambre d’hôtel m’oppressa. L’attente sans doute y était pour quelque chose. L’incertitude de la soirée, la peur de le revoir, lui, après tant d’années !
Une amie m’avait dit le matin même de ne pas trop réfléchir aux conséquences de ces retrouvailles. Mon amie m’avait dit « Un petit vent frais apporte toujours une idée toute neuve. »
Soit. Ce soir un petit vent frais allait souffler sur mon existence. Ce soir j’ouvrais une lucarne pour aérer ma vie.

Soudain j’entendis taper à la porte. On tapa doucement, comme pour me tendre la main, doucement à travers la serrure. Mon cœur bondissait, mes mains furent moites instantanément. Un rapide coup d’œil devant le miroir et j’ouvrais la porte.
Jacques me sourit. Je me souviens de Jacques et de son sourire. Son si joli sourire. Son arrivée changea tout de suite l’atmosphère de la chambre. Mon cœur battait la chamade mais maintenant il battait pour lui. Mes mains étaient moites mais les siennes aussi alors je souris.
Voilà je venais de faire un bond de quinze ans ; quinze ans en arrière là, au creux de mes mains.
Il est entré dans la chambre et nous nous sommes tus un long moment. Nous sommes restés là, debout dans cette chambre immense, les mains dans les mains.
J’observais ce visage que j’avais connu il y a quinze ans.
J’observais ces nouvelles rides au détour des yeux, j’observais ces cheveux blancs que je n’avais pas connus.
Je retrouvais ces yeux qui m’avaient tant fait battre le cœur ; ces lèvres dessinées qui ne me souriaient plus vraiment mais que je sentais si vivantes.
Je n’en pouvais plus. Je n’arrivais pas à reprendre mon souffle et j’étais loin d’être arrivée au but.
Nous ne nous étions pas encore parlé, je n’avais pas encore entendu sa voix qui m’avait tant marqué pendant des années. Je retrouvais Jacques dans une chambre d’hôtel au 18è étage.
La nuit recouvrait la ville et je sentais les étoiles briller dans mon dos à travers la fenêtre. Et puis nous nous sommes assis. Nous avons commandé du vin. Il s’est souvenu que j’aimais le Châteauneuf du Pape.

Nous avons parlé. Je me souviens que nous avons parlé beaucoup, de façon presque essoufflée, avide, dévorante.
Nous voulions savoir. Lui, moi, nous. Tout en même temps. Les souvenirs revenaient et les questions sur l’autre s’entrechoquaient. Nous riions d’une anecdote, nous posions des questions chacun sur le bonheur de l’autre. Des images se construisaient. Sur sa vie là-bas ; avec sa femme et ses enfants. Des morceaux de puzzle venaient combler ces quinze années d’absence.
Le vin se laissait boire, les mains se laissaient attraper, nos regards s’agrippaient. Et ça et là des bonds dans notre passé ponctuaient notre discussion.
Je retrouvais mon premier amour dans une chambre d’hôtel au 18è étage et je découvrais un homme que je n’avais pas le droit d’aimer.
Et les questions se sont peu à peu orientés sur notre rupture. Pourquoi avions nous jetée, lapidée notre histoire ? Pourquoi avions-nous cessé de nous aimer ? Avions-nous seulement cessé de nous aimer ? Le pire c’est que personne ne savait ce qui était arrivé.

Et puis ce fut l’heure de partir dîner.
Jacques espérait que j’allais aimer le restaurant où il avait réservé. Je savais que j’allais aimer ce lieu.
Nous marchions d’un pas énigmatique au milieu de la foule. J’osais prendre son bras. Nous marchions comme un couple, mais nous n’en étions pas un. Je retrouvais l’emprunte de son bras, je redécouvrais son parfum, j’avais oublié sa démarche rapide.
Et nous sommes arrivés. Il a levé la tête ; j’ai levé la tête. La tour immense s’élevait devant nous.
« Nous allons dîner tout là-haut se cela te plait »
« Oh oui » ai-je dis dans un souffle.
Oh oui cela me plait…

Ascenseur.
Regards ancrés.
 Les portent s’ouvrent.
Je tourne la tête : Paris à nos pieds. Paris ville des lumières en toile de fond de nos retrouvailles.
Oui, cela me plait.

Jamais je n’oublierai les lumières sur les toits
Jamais je n’oublierai ton regard dans le mien
A côté des autres, dans mon coffret de bois
Je retrouverai ce souvenir mille fois.



L’odeur de la baguette beurrée
Consigne : texte fragmentaire autour d'un beau souvenir de son enfance.
Nicole nous a accompagnés paragraphe par paragraphe pour associer à ce souvenir un parfum, une photo, une parole, une personne et un lieu.
Comme tous les vendredis soirs, Emmanuelle va chez sa grand-mère.
Comme tous les vendredis soirs, le départ de la maison se fait dans la précipitation, les recommandations, l’écharpe nouée autour du cou, les bises sur les joues et la mère criant au père au bout du couloir : « Et fais vite on est en retard ».
Emmanuelle se retrouve alors avec son père dans l’ascenseur qui les descend au sous-sol récupérer la voiture.
Déjà cet ascenseur est comme un sas entre le monde bruyant de l’appartement et le monde extérieur.
Déjà le silence de l’ascenseur annonce le calme qu’elle va retrouver à dix minutes de là, chez sa grand-mère.
Comme tous les vendredis soirs, on voit la voiture grise descendre l’avenue, la petite Emmanuelle à l’arrière, regardant le flot de voitures en sens inverse. Quelques rares paroles douces de son père lui permettent de se détendre, juste grâce au timbre de sa voix.
Emmanuelle, sous son regard timide arbore des couettes qu’on lui aura fait le matin. Sa main gauche est sur la poignée de sa boite à violon. Sa main droite essuie la buée de la vitre. Oui, ça fait des traces. Alors elle arrête.
A ses pieds, il y a son cartable pour avancer les devoirs du week-end.
Les recommandations ont été données : ½ heure de violon ce soir avant le dîner, de la lecture à voix haute après le dîner et extinction des feux à 21h maximum. Elle sait tout ça. Elle l’entend tous les vendredis soirs.
Et puis la voiture s’arrête. Son père sonne au parlophone.
Non il n’a pas trouvé de place, il n’a pas le temps de monter, de toute façon il est en retard. Tu descends, merci, c’est gentil.
Les bonsoirs habituels, la caresse sur la tête. Sa grand-mère qui écoute les recommandations, les horaires, les devoirs, le repas équilibré. Mais elle sait tout ça. On est vendredi soir.
Un petit signe de la main, la voiture grise s’éloigne dans la rue. Et Emmanuelle entre dans l’immeuble avec son violon à la main. Sa grand-mère la suit en portant son cartable. Elle aime la soulager.

***

Je me souviens de l’odeur du gâteau au chocolat, de ce gâteau au chocolat.
Je me souviens de cette petite cuisine au carrelage jaune pâle.
Je me souviens de tout cet appartement comme si je l’avais quitté hier.
Je me souviens du couvert dressé sur la table de la salle à manger lorsque mes parents était invités.
Je me souviens des assiettes que j’avais le droit de choisir et de disposer en fonction des convives selon le motif central.
Je me souviens que j’avais le droit de récurer le saladier où ma grand-mère avait préparé le gâteau.
Je me souviens qu’elle me tendait même le saladier et que c’est toujours moi à qui ça revenait.
Je me souviens du bonheur immense que je ressentais lorsqu’on préparait le repas avant qu’ils n’arrivent.
Je me souviens de ma grand-mère et de sa sœur qui se chamaillaient gentiment dans la cuisine alors que je courais d’une pièce à l’autre. Je me souviens du moment précis où ma grand-mère amenait enfin le gâteau à la fin du repas.
Je me souviens de la petite fourchette à dessert, du bruit qu’elle faisait lorsque je coupais une bouchée après l’autre.
Je me souviens du sucre glace au dessus du gâteau que je prenais avec le bout du doigt et puis de la couche de chocolat fondant juste en dessous et de la génoise encore en dessous. Je ne sais pas si c’était une génoise.
Mais je me souviens qu’à chaque fois que l’on mangeait ce dessert tout le monde était d’accord, tout le monde l’aimait ce gâteau et à ce moment précis, mes parents prenaient le temps de savourer.

***

Il y a à l’arrière plan de la photo ma grand-mère, assise sur son fauteuil Voltaire. Sa tête est légèrement tournée vers la gauche. Elle me regarde. Je dois avoir sept ans. J’ai une frange et les cheveux détachés.
 La sœur de ma grand-mère est assise sur un autre fauteuil et je suis sur ses genoux. Devant nous une table basse en bois qui est aujourd’hui dans mon salon. Sur cette table deux verres à café. Sans doute mes premières gorgées. Sans doute notre premier secret à toutes les trois.
***

Aujourd’hui j’entends encore ma grand-mère me dire en me réveillant doucement :
 « Bonjour ma loutre, tu as bien dormi ? »
« Je t’ai préparé des tartines beurrées et un bol de chocolat. »
Combien de fois je l’ai entendu cette phrase dite avec tant de douceur…
Combien de fois je n’ai pas compris l’importance de ces tartines beurrées qui m’attendaient dans la cuisine ?
Combien de fois je n’ai pas su recevoir tout l’amour qu’il y avait dans ce câlin du matin, sans stress d’être en retard, sans obligation pour le quart d’heure suivant, sans attente d’un merci.
Aujourd’hui lorsque je pense à cette phrase je revois sa chambre qu’elle me laissait pour dormir sur le sofa, je revois la grande tenture accrochée en face du lit qu’elle avait fait dans les temples d’Ankhor, j’entends son petit pas furtif s’éloigner doucement pour me laisser me réveiller.
Aujourd’hui lorsque je pense à cette phrase je revois le rayon de soleil sur la table de la cuisine, je revois la douceur de vivre dans cette petite pièce au carrelage jaune pâle, je revois la baguette fraiche beurrée généreusement et le chocolat que j’avais le droit de saupoudrer au dessus.
Je me souviens qu’elle m’emmenait à l’école ces matins-là et que j’y allais plus détendue que les autres jours.
Aujourd’hui lorsque je pense à cette phrase je n’entends que sa voix et je sais que personne ne pourra plus me faire les mêmes tartines beurrées.
***


Je revois ma grand-mère à la silhouette évanescente revenant du marché comme chaque matin.
Je revois le soleil entrant dans la cuisine par la porte-fenêtre.
Je la revois déchargeant ses paquets sur la table en me parlant déjà de ce qu’elle pourrait me préparer pour le déjeuner.

Je revois ma grand-mère buvant son café dans un verre à petite gorgée alors que mes parents ne buvaient que dans des tasses.
Je revois le salon sentant l’encaustique, je revois la vitrine magnifique avec ses mille et un trésors d’Indochine.
Je revois le journal de 13h présenté par Yves Mourousi et ma grand-mère, sa sœur et moi buvant le café, oh délice, devant la télé.

Je revois ma grand-mère ne rire jamais trop fort, parler à voix basse mais me regardant intensément avec ses yeux gris.
Je revois sa chambre à coucher et son grand lit dans lequel je dormais une fois par semaine et souvent pendant les vacances.
Je revois ma grand-mère me lire des contes chinoises que je lui réclamais, je revois la lampe de chevet éclairant à peine le gros livre et moi m’endormant je la sens m’embrasser.
***

Chaque matin Emmanuelle passe en voiture et maintenant c’est elle qui conduit. Sur la vitre de la portière des dessins ont été fait avec le doigt.
Ce matin, elle ralentit, laisse passer une vieille dame avec son palier en osier. Elle lui sourit, redémarre et se souvient de l’odeur de la baguette beurrée.



Billy

Les consignes
Ce matin la propriétaire est venue réclamer son loyer.
J’avais pas fini mon café, j’étais en T-shirt et en caleçon qu’elle sonnait déjà la vieille.
Je l’ai vu venir avec son sourire pas sincère. J’ai vu tout de suite que l’allais y avoir droit à ses questions.
Et pourquoi tu lui écris pas à Benjamin ? Hein ?
Et pourquoi il est parti, tu le sais vraiment pas ?
Et il doit te manquer Benjamin, hein ?
Putain la vieille, j’ai pas fini mon café alors faut pas m’emmerder !
J’ai répondu qu’il m’avait demandé de pas lui écrire, de respecter sa décision de recommencer seul sa vie ailleurs.
Pour finir, je lui ai dit que l’amitié c’était sacrée et que ça passait par le respect de l’autre.
Après ça, elle a arrêté ses questions à la con.
Après ça, elle s’est barrée et j’ai enfin pu finir mon café tranquillement en écoutant ma radio.

Benjamin, enfin Ben, je l’ai connu à l’école primaire.
On devait avoir huit ans, on était voisin, nos parents étaient amis, alors on est devenu amis.
Quand mon père est mort, son père est venu me soutenir à mes matchs de foot.
Quand ma mère est morte, sa mère s’est mise à faire des soupes plus grosses le soir.
Ben c’était un peu mon frère jusqu’au bac. Et puis il est parti faire ses études à Paris. Ses parents ils avaient l’argent pour lui payer le studio et les voyages. Alors pourquoi s’en priver…
Moi je suis resté dans ce trou, j’ai jamais bougé ma carcasse de ce putain de bled.

Et puis il est revenu quelques années plus tard. Il est venu monter sa boite. Ca en a fait de l’embauche. Vous les auriez vu ces cons, quand ils parlaient de lui, on aurait dit le Messie.
Faut mes comprendre remarque, embaucher quinze personnes, comme ça dans ce trou perdu, y a un peu du miracle là-dedans.
Je me souviens du jour de l’inauguration de sa boite. Bien sûr il m’avait invité, alors j’y suis allé y faire un tour.
Des petits fours, putain, y a qu’à Paris que ça existe des trucs pareils. Ben mon Ben, non seulement il embauchait mais en plus il nous servait Paris sur des plateaux. Bien sûr que c’était le Messie.

Moi j’ai jamais voulu y bosser dans sa boite.
Bien sûr il m’a proposé mais j’y ai dit que je mélangeais pas le boulot avec l’amitié.
Et puis je suis bien à la station.
Je suis pompiste, je vous l’avais pas dit ? Pompiste depuis onze ans maintenant. Les horaires sont cools, ils me laissent le temps de regarder le foot à la télé et d’aller y jouer deux jours par semaine.
Je suis bien à la station, personne m’emmerde, et ça, j’aime bien.

Y a le facteur qui vient de me poser les mêmes genres de questions tiens !
Et pourquoi t écris pas à Benjamin, toi qui es son plus vieux pote ?
Et pourquoi t’écris pas, toi, Billy, hein ?
J’en peux plus de ces questions, merde !
Je lui ai raconté qu’il avait rencontré une belle Italienne et qu’il l’avait suivi dans le plus grand des secrets.
Je lui ai dit au facteur qu’il fallait pas le répéter, que c’était le secret de Benjamin, enfin le secret de Monsieur le Directeur.
On peut être sûr que dans une heure tout le village sera au courant.
Ca me fait marrer, tiens, rien que d’y penser.
Ca va faire comme les dominos. Il suffit que t’appuies sur un et y a tous les autres qui tombent !!
Dans une heure tout le village se dira que Ben c’est un enfoiré. Un enfoiré et un lâche.
Ah oui parce que je vous ai pas dit : il a une femme et deux jumeaux de deux ans.
Ah, je me marre !!
En une heure, le Messie va passer pour un enfoiré.
Mon pauvre Ben, dire que tu croyais que je t’admirais.
Il s’imaginait que son amitié me réconfortait, il me faisait l’honneur de rester ami avec moi. Tu penses, le directeur et le pompiste !
Mais je l’emmerde moi le directeur, je peux pas le sentir ce directeur avec ses grands airs de sauver le village.
Mais t’aurais dû y rester à la ville connard, t’avais pas à venir me narguer avec tes diplômes à la con et ton fric qui pue. T’aurais pas dû revenir. Jamais.

Depuis qu’il est revenu, je suis plus Billy, je suis le copain de Ben, je suis l’ami d’enfance du directeur ! Ah la gloire !
Et maintenant on vient voir l’ami d’enfance parce que le directeur a disparu. Parti le notable, pftt, disparu.
Mais il est mort votre directeur, il est pas parti, il a pas voulu recommencer une vie, il a jamais rencontré d’Italienne bande de cons, il est mort avec une balle dans la tête.
Vous me croyez pas ? ben allez voir dans la forêt pas loin de la rivière, il vous attend !
Bien sûr c’est pas moi qui l’ai tué, moi je suis l’ami d’enfance de Ben, moi j’ai quasiment été élevé par ses parents, alors vous n’y pensez pas !
Mais allez voir au bord de la rivière, et les dominos arrêteront peut-être de tomber.
Moi j’ai envie qu’on me foute la paix. Et qu’on me laisse écouter la radio.



L’entretien d’embauche

Léa venait de jeter son réveil au sol d’un revers de la main.
7 H, il fallait se lever. Elle n’avait pas envie de ça.
Rester encore dix minutes là au chaud sous la couette.
Rester encore une demi-heure roulée en boule à écouter les bruits de la ville derrière les volets.
Oh rester la journée à se prélasser, à prendre le café au lit, à se rendormir, à …
Léa s’assit brusquement dans son lit : « merde, mon entretien ! »
Elle venait de se rappeler ce rendez-vous qui allait peut-être changer sa vie. Elle avait failli oublier ce rendez-vous qui allait peut-être changer son destin !!
Ni une ni deux, Léa se lève d’un bon, allume la radio, change la fréquence de France Inter pour une radio gay et fait couler le café.
Un sentiment de bien-être l’envahit. Une énergie la fait maintenant danser dans le salon, puis dans la douche. Brosse à dents à la main, elle se dirige vers son placard.
Sobre, habillé et surtout féminin. Il fallait être féminine pour ce rendez-vous. Féminine et sobre. Noir, talon, juste une touche de couleur. Ca lui ressemble tellement peu…
Après avoir enlevé sa pile de jeans, sa pile de pulls larges, sa pile de t-shirt, elle sort sa jupe serrée. Jupe noire stricte. Puis un chemisier blanc. Elle pourrait le mettre avec un jean pense-t-elle. Non. Concentration pour le rendez-vous. Stricte et féminine.
Maintenant les chaussures. C’est le plus dur les chaussures. Entre les Doc Martens, les baskets, les bottes, les chaussures d’homme, il y a une paire, une seule paire de chaussures à talon. Elle les avait achetées une fois pour aller à l’opéra. Il allait falloir passer par là…

Léa sort maintenant de chez elle. Elle est mal à l’aise et ne se reconnait pas. Son allure change, sa démarche change elle a l’impression qu’une autre personne marche à sa place.
Elle fait quelques pas sur le trottoir et aperçoit Christian.
Un peu gênée elle lui sourit. Lui passe sans même la reconnaitre. Elle se retourne, hésite à l’appeler et puis non.
Ce n’est pas elle qui est dans ces chaussures à talon, il a eu raison de ne pas la reconnaitre. Tiens il entre dans un immeuble. Pourtant aujourd’hui Christian devait être à son bureau… Il a bien fait de ne pas la reconnaitre.

Et puis l’entretien a eu lieu. Elle a joué à la femme responsable et sérieuse. Et ça a plu au jury. Et puis elle en a rajouté sur le respect de la hiérarchie, sur l’importance de la ponctualité. Elle a fait des jolies phrases Léa avec sujet-verbe-complément à tous les coups. Des virgules, des points, tout ce qu’il faut. Pas un gros mot, pas une phrase plus appuyée qu’une autre.
Une vraie gravure de mode.
Les genoux serrés, les mains sur les genoux, les jambes légèrement en biais dans les chaussures à talon.
Le chemisier qui rentre bien dans la jupe, la veste noire par-dessus, les petites boucles d’oreilles. Tout bien comme il faut. Ils ont adoré. Adoré je vous dis.
Elle a remercié, a salué tout le monde dans les règles de l’art et est repartie vers la porte, droite et élégante dans ses chaussures à talon.
Jusqu’au bout ils ont aimé.
Jusqu’au bout elle a été une autre.

Il faisait beau ce matin-là. Il était maintenant  11h30 et Léa avait envie d’une menthe à l’eau. Une menthe à l’eau sur une jolie terrasse. Pour une fois.
Une belle brasserie qui irait avec ses chaussures à talon.
Alors elle s’est dirigée vers la brasserie de Saint Germain.
La vue sur la vie était belle de cette terrasse. La menthe avait meilleur goût ce matin-là.
Un homme assis à côté l’a salué avec respect. Ils ont parlé. Simplement. Naturellement même. D’elle, de lui, de la vie.
Avec de jolis mots. Sujets, verbes, compléments. Sujets, verbes, compliments même.
Et c’était bien agréable. L’homme d’une quarantaine d’années parlait à une gravure de mode et Léa petit à petit avait moins mal aux pieds. Elle riait moins fort qu’à son habitude. Elle ne ponctuait plus ses phrases de gros mots ou de gloussements.
Elle s’adaptait peu à peu à son chemisier rentré dans sa jupe moire moulante, elle se surprenait même à jouer avec ses talons contre le pied du guéridon.
Et puis il a fallu partir. Elle l’a salué. Elle savait qu’il la regardait s’éloigner. Elle marchait élégamment du haut de ses talons. Et elle aima le regard qui l’accompagnait.
Dorénavant, sa vie allait changer.





L’attente

J’ai huit ans. Je suis devant la grande porte de la maison.
Ma grand-mère est partie faire les courses.
Je n’ai pas mes clés. Il pleut et j’ai froid.
Le ciel est gris souris. Y a des éclairs et de grands vrombissements dans le ciel. Patatra une tuile tombe.
J’ai froid, je suis toute mouillée.
Ma grand-mère est partie faire les courses.
La lune pointe son nez. L’immensité du ciel me fait peur.
Baisser les yeux. Regarder la terre pour me rassurer.
Regarder les détails. Tomber dans l’infiniment petit et tourner le dos à l’infiniment grand. Eviter le grandiloquent.
Trop énorme pour moi.
Il pleut, j’ai froid et je suis toute mouillée.
Regarder la terre, sonder le sol et l’herbe verte.
J’aperçois un moustique. Un tout petit moustique qui s’est égaré. Ses ailes sont toutes mouillées.
Je ne suis plus seule.
J’ai huit ans et je suis devant la grande porte de la maison.
Il pleut et j’ai froid.
Une puce grimpe le long de l’herbe haute. Je suis toute mouillée mais je ne suis plus seule.
Je relève la tête. Au fond du parc un lièvre s’enfuit.
Je ne suis plus seule. Je ne relève pas la tête.
L’immensité du ciel me fait peur.
Au loin dans le chemin j’entends la voiture arriver. Ma grand-mère n’est plus très loin maintenant.
Le tonnerre retentit dans le ciel.
Il pleut et j’ai froid.
C’est idiot mais j’ai déjà moins froid.
Je sens ton parfum le long du chemin.
Il pleut et je suis toute mouillée ; et déjà j’ai moins peur.


J’ai 16 ans et j’attends sans vraiment attendre.
J’ai 16 ans et j’attends tout de la vie.
L’amour, la rupture, la passion et la douleur.
J’attends mon unique amour qui se transformera en premier amour et que j’oublierai sans doute dans quinze ans.
J’attends d’être une femme et d’épouser une grande destinée.
Sauver des enfants d’Afrique, sauver des enfants en Inde ou me sentir utile, au moins dans mon quartier.
J’ai 16 ans et j’attends sans vraiment attendre.
J’attends mes premières rides pour m’acheter mes premières crèmes.
J’attends l’orage pour l’affronter et ne plus avoir peur de lui.
J’attends de remonter chaque été dans la maison de ma grand-mère et j’attends que l’on me donne mon propre trousseau de clés.
J’attends de trouver ma voie, j’attends d’avoir un métier pour payer mon premier loyer.
J’attends mes premiers agios pour savoir ce que c’est que d’avoir un compte à la banque.
J’attends d’avoir mon permis pour prendre mon premier PV.
J’attends d’avoir des enfants pour connaitre le plaisir de trouver une baby-sitter.
J’attends d’avoir ma première dispute avec mon mari pour connaitre notre première réconciliation.
J’attends ma copine Marianne au café, et qui est en retard.
J’ai 16 ans, et j’attends sans vraiment attendre.



J’ai 43 ans. Et j’attends le bonheur de te revoir.
Je n’attends plus mon premier amour, je ne sais même pas où il habite.
Je n’attends plus jamais le bus en cherchant au loin le bon numéro, comme lorsque j’étais au collège ou au lycée.
Je n’attends plus ma copine Marianne au café car on ne vit plus dans la même ville.
Je n’attends plus ma grand-mère les soirs d’orage devant la grande porte de la maison car j’ai maintenant son trousseau de clés.
J’ai 43 ans et ça fait dix ans que je mets de la crème de jour.
Je n’attends plus le prince charmant car ça fait bien longtemps que je sais qu’il n’existe pas,
Je n’attends pas mes enfants le soir pour dîner parce que je n’en ai pas.
Je n’attends pas non plus mon mari parce qu’il n’habite plus ici.
J’ai 43 ans et ça fait cinq ans que je mets de la crème de nuit.
Je ne voudrais pas attendre la retraite pour commencer à voyager ;
Je ne voudrais pas attendre d’avoir 50 ans pour que l’on me fête mon anniversaire.
Je ne voudrais pas attendre seule à côté de quelqu’un d’autre seul, de vieillir à deux.
J’ai 43 ans et les hommes me regardent encore dans la rue.
Je n’attends pas encore mes prochaines rides avec impatience ni mon prochain PV ni le prochain orage.
J’attends sans vraiment attendre et c’est très bien ainsi.




Les peurs
J’ai peur de l’avenir que je ne connais pas.
J’ai peur que le pôle nord ressemble à la Garrigue.
J’ai peur de la pauvreté qui grignote chaque jour un peu plus la planète
J’ai peur de ne plus voir la campagne bientôt en sortant de la ville
J’ai peur que ma ville rejoigne bientôt la prochaine ville qui rejoindra la prochaine ville.
J’ai peur que les enfants que je n’ai pas ne trouvent pas de travail
J’ai peur de la guerre ici comme là-bas.
J’ai peur des toujours et des jamais.
J’ai peur de devoir un jour aller habiter sur la Lune
J’ai peur de la mort qui les emportera un jour
J’ai peur que le goût des choses disparaisse un jour.

J’ai peur de la mort qui les emportera
J’ai peur qu’elle le fasse souffrir longtemps, lui que je chéris tant.
J’ai peur qu’elle ne la déforme chaque jour un peu plus, elle qui ne supporte pas de vieillir.
J’ai peur de ne plus pouvoir jamais me disputer avec elle
J’ai peur de n’avoir jamais le courage de leur dire que je les aime ;
Le temps d’apprendre à grandir il est déjà trop tard.

Tu sais maintenant, je n’aurai plus peur du bonheur.
Maintenant je n’aurai plus peur de trahir, plus peur de ne plus aimer.
Maintenant je n’aurai plus peur des projets que l’on fait à deux, plus peur de tes mots
Maintenant je n’aurai plus peur de refuser ceux des autres.
Tu sais maintenant je n’aurai plus peur de prendre ta main dans la mienne et de m’allonger là dans l’herbe à tes côtés.
Maintenant je n’aurai plus peur de n’avoir qu’un prénom dans la tête
Non je n’aurai plus peur de voir ton visage à côté du mien dans el miroir le matin.
Tu sais maintenant je n’aurai plus peur de rien.

J’ai peur d’avoir fait souffrir
J’ai peur de perdre cette impression d’éternité
J’ai peur que la routine déjoue mes tours
J’ai peur de ne pas être assez forte pour toi
J’ai peur qu’un jour tu m’aimes moins
J’ai peur de mon impatience
J’ai peur de mon inconstance
J’ai peur que tes amis ne m’aiment pas
J’ai peur de ne pas aimer tes amis
J’ai peur de te faire souffrir encore.

Je n’aurais pas eu peur si tu m’avais laissé l’espace
J’ai peur de mon inconstance.
Je n’aurais pas eu peur si tu avais eu moins peur
Je n’aurais pas eu peur si il n’y avait pas eu lui
Je n’aurais pas eu peur si j’avais été plus sûre de moi.
J’ai peur de mon inconstance.
Je n’aurais pas eu peur si mes parents m’avaient appris à avoir moins peur.
Je n’aurais pas eu peur si j’avais été plus forte.
J’ai peur de mon inconstance.

J’ai peur de ne pas être quelqu’un de bien.
J’ai peur de ne pas savoir aimer pour toujours.
J’ai peur de mourir et que l’on ne se souvienne plus de moi.
J’ai peur de ne pas oser assez
J’ai peur de me tromper
J’ai peur de l’avenir vertigineux
J’ai peur de ne pas avoir d’enfants
J’ai peur d’attendre trop et de vieillir malgré tout
J’ai peur d’être abandonnée
J’ai peur de finir seule lorsque mes parents seront morts
J’ai peur de ne plus t’aimer assez un matin
J’ai peur que tu ne me protèges plus.
J’ai peur de mon inconstance.
Par contre aujourd’hui je n’ai plus peur du présent.