2011 et avant  
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2012




Proxi
Du nouvel épicier de la Rue principale, qu’y avait-il à dire ? Tout et rien. C’était un costaud qui portait deux caisses à la fois quand il déchargeait sa camionnette. Il était massif. Il avait un accent bizarre. Il disait nonante et septante. Belge ou Suisse ? On déduisit qu’il était plutôt belge parce que les Suisses traînent en parlant. Lui, c’était rapide et bref comme une baffe. Il vous regardait en dessous. Etait-il sournois ? Sorti de ses boîtes de conserve, de ses fruits et légumes de ses pots de yaourt et de sa charcuterie sous plastique, qu’était-il ? des muscles. Les gens disaient : « Il n’a pas de conversation. » Par comparaison, la bouchère, le buraliste et la boulangère étaient de brillants conférenciers. Le dimanche à 13 heures, il disparaissait au volant de sa camionnette et ne reparaissait que mardi matin aux aurores avec son chargement. Et puis il ne vous disait ni monsieur, ni madame, ni mademoiselle, ni miss, ni choupette, ni ma belle. Rien. Il vous plongeait dans l’anonymat dont lui-même n’était pas sorti. Proxi étant le nom peint au-dessus de sa vitrine, on l’appelait Proxi.

Ségolène O’Brien était une ancienne rédactrice du journal régional. Elle  avait pris une retraite très anticipée pour donner des leçons de chant, soit aux m’as-tu-vu qui visaient une carrière à l’opéra, soit aux timides qui voulaient poser leur voix, respirer ou accéder à la sérénité. Elle avait d’autres cordes à son arc. L’hiver, en gardant une vaste maison délaissée par ses propriétaires, elle pouvait louer son studio. Elle écrivait aussi. Quoi ? elle ne le disait pas mais elle avait tant d’allure avec ses lunettes octogonales et ses boucles rousses qu’on n’aurait pas été surpris de la voir passer à FR3. D’ailleurs, pour un oui pour un nom, elle vous donnait sa carte de visite, une mini-carte bleutée qui vous informait qu’elle était, de plus, orthophoniste.
Aramis, le chat de Ségolène, seigneur tigré de la Rue Principale, qui feulait et fuyait et refusait toute familiarité avec quelque créature que ce soit, mangeait, paraît-il, tout crus, les écureuils du petit jardin public.

Un beau matin d’été, la camionnette de Proxi fit une embardée vers Aramis qui resta tout raide étendu par terre. Proxi pila, gara plutôt mal son véhicule ramassa l’animal et courut vers le vieux kiosque du jardin. Ségolène, alertée par la rumeur publique s’y précipita. Un coup de vent claqua la porte derrière elle. On n’entendait rien à l’intérieur, ni cris, ni insultes. Cela dura un bon moment, où les paris se multiplièrent. Et puis, ils frappèrent pour qu’on les délivre.
Dans un roman, on aurait vu sortir les deux héros, tout éplorés, réconciliés, unis pour le meilleur et pour le pire, tenant, chacun par une anse le panier-cercueil du tigre miniature. Oui, mais voilà, dans la vraie vie, les artistes n’épousent pas les épiciers.

Je t’écris pour te dire que Proxi s’appelle Sylvain Vanderbeck. Dans sa jeunesse il n’avait pas pu être vétérinaire. Pour se consoler, il fait partie d’une équipe de protection civile. Quand il a emporté le chat, c’était pour lui faire tranquillement un massage cardiaque. C’est dans ses bras que la bête est sortie du kiosque bien vivante et sans protester. Quant à Ségolène, l’apprivoisera-t-il aussi? Fatalement, pour le remercier, elle lui a proposé des leçons de chant. Entre nous, ce mutique en a bien besoin. Affaire à suivre…



Le message dérisoire

Il vit seul au premier étage, au-dessus de son  atelier et, sous le toit, derrière un vaste vitrage, se trouve un second atelier. Son véhicule reste été comme hiver dans le jardin. Au volant de sa petite camionnette, il part travailler sur ses chantiers, ici ou là, jamais plus loin que vingt kilomètres. Dans cet espace dont notre village est le centre, il y a une petite ville et d’autres villages. Pour l’alimentaire, il peint l’intérieur et l’extérieur des maisons et des immeubles et quelquefois des trompe-l’œil. Dans l’annuaire il  paie un modeste pavé qui présente ses prestations et donne ses deux numéros de téléphone.
Quand il n’emporte pas son casse-croûte, il va au restaurant. Dans ce cas, il mange en lisant le journal. Tout le monde lui dit Monsieur Journu. Entre nous, on l’appelle simplement : le peintre. Il vient forcément d’ailleurs car il n’a ni famille ni même un seul ancien copain d’école à vingt kilomètres à la ronde. Ni non plus d’anciennes copines. Ni d’actuelles.
Lorsqu’il n’a pas de travail, il monte, par une échelle, dans son atelier numéro 2, car il peint sur chevalet d’après les photos qu’il prend au cours de ses déplacements. Les rares privilégiés qui ont eu l’honneur d’y accéder ont pu voir, au milieu de tous ces paysages qu’il leur brade pour faire de la place, le portrait d’une jeune inconnue très brune. Il paraît que c’est son ex, et qu’il est divorcé. Mais il ne reçoit jamais que des factures et du courrier professionnel.

Cela dure dix ans, jusqu’au dixième hiver, où il travaille en ville et à l’intérieur. Comme d’habitude, en partant de chez lui, il a fermé à clef la porte de l’atelier et celle de l’escalier qui monte à l’appartement mais pas celle du jardin. Quand il revient, vers seize heures, il y a dans son jardin des traces de pas. Le seuil de la maison semble avoir été piétiné comme si quelqu’un s’était acharné à ouvrir la porte. Sur l’appui de la fenêtre il y a un petit paquet rouge. Or, ce paquet – le facteur nous l’a dit depuis – ne provenait pas de la poste. Le peintre l’a pris et l’a ouvert. Qu’a-t-il vu ? Il n’est plus le même.
Maintenant, au restaurant, il s’approche du bar pour prendre son café. Il dit en quelques mots où il travaille et ce qu’il fait. Il attend des réponses. Il essaie de savoir à qui il s’adresse. Et c’est pareil sur ses chantiers : auprès des commanditaires, il enquête sur le voisinage. Y aurait-il des nouveaux venus sur ce qui semble être, depuis dix ans, son territoire, son île autrefois déserte ? Ainsi Robinson lorsqu’il examine les traces de Vendredi. Ce qui nous y fait penser, c’est que nous le voyons parfois, muni d’une longue-vue, surveillant les environs du haut de son atelier. Lorsqu’il travaille, il ne fredonne plus jamais, il soupire. Au moindre bruit, il se retourne brusquement comme s’il voulait surprendre un intrus.
Heureusement, l’hiver est court. Un mois plus tard, fleurissent les amandiers.. .  Quand il rentre vers seize heures, il y a encore un petit paquet rouge sur l’appui de la fenêtre. Et ce n’est toujours pas le facteur qui l’a déposé. C’est on ne sait qui. Et nous, nous ne savons pas ce qu’il y a dedans.
C’est alors qu’au restaurant, il a parlé pendant dix minutes. Pour dire qu’il avait reçu des nouvelles deux fois. On n’a pas osé lui demander de qui. Pour dire qu’il arriverait – c’est sûr – à savoir qui les lui apporte. En face de chez lui, habite Julienne, qui loue une chambre. Il a loué cette chambre. Et maintenant, il habite en face de chez lui. Et quand il va travailler, il paraît que Julienne ou sa mère prennent le relais devant leur fenêtre. En somme, tout ce mystère, ça lui fait de la compagnie. On n’attendait que ça pour lui montrer de la sympathie. Il faut dire que nous sommes curieux et que nous aimerions bien savoir.

Eh bien ! voilà, nous ne saurons jamais et lui non plus. Au volant de sa camionnette, notre peintre a rencontré un grand peuplier. Ejecté, ramassé, hospitalisé, il est resté trois jours entre la vie et la mort avant de se laisser dériver.
A son enterrement, l’on n’a pas vu d’estranger, c’est-à-dire de personnage qui ne serait pas du coin. Mais quinze jours après, une Clio rouge s’est arrêtée devant sa villa. En sont sortis deux jeunes gens vêtus d’un T.Shirt rouge portant les mots Jadis et Naguères. Ils ont sonné. Ils sont entrés dans le jardin. Au moment de poser une nouvelle boîte rouge sur l’appui de la fenêtre ; ils ont levé la tête et vu le grand panneau A LOUER, avec l’adresse du notaire. Alors, ils sont allés demander à Julienne si c’était bien la maison de Madame Jourdan.
-- Mais non, a dit Julienne, Madame Jourdan, c’est moi. Là-bas, c’était chez Monsieur Journu.
-- Alors, Madame, nous avons le plaisir de vous remettre, en tant que Cliente Lauréate, ce cadeau offert sans obligation d’achat. Vous aviez bien reçu par la poste une missive avec ces mots :Guettez votre boîte aux lettres ? Avec une enveloppe pour la réponse ?
-- Peut-être, mais je n’ai pas fait attention, je ne sais plus ce que j’en ai fait…
--C’est parce que Jadis et Naguères tenait à vous récompenser qu’il nous a demandé d’insister !
Julienne a ouvert le paquet. Dedans, il y a un objet en plastique qui porte écrit en petites lettres Jadis et Naguères et qui encadre une photo. Il y a aussi un billet faussement manuscrit, en forme de cœur : A bientôt.
Qui se souvient que Verlaine a écrit Jadis et Naguères ? En revanche, toutes les femmes savent que Jadis et Naguères est une entreprise de vente par correspondance.
Pas les hommes. Et la photo ressemble terriblement au portrait qui trônait dans l’atelier.


Le chemin des écoliers


« L’école n’est pas loin, moins d’un kilomètre et tu as de bonnes jambes », disait papa. Il faut juste traverser la grande place de la fontaine, prendre la rue de la Mairie, tourner à droite et suivre un chemin qui zigzague entre des jardins sans maison et  le cimetière des vieilles bagnoles du garage Reynaud. A la fin du printemps, le long des grillages grimpent des liserons. Le sol du sentier est presque noir parce qu’on y a versé du mâchefer pour éviter la formation d’ornières et de flaques d’eau. Après, en faisant attention aux voitures, il n’y a plus qu’à traverser une grande rue pour entrer dans la cour de l’école.
Depuis lundi dernier, des gens se sont abrités dans les vieilles voitures vides. On ne voit plus ce qu’il y a dedans : ils ont mis des tissus qui servent de rideau. Il y a, en plus, deux caravanes. Ils n’ont pas de chiens mais j’ai lu dans une vieille bande dessinée qu’ils attrapent, les petits enfants, les tondent et les badigeonnent de brun pour les rendre méconnaissables, leur apprennent à jongler, à marcher sur une corde tendue très haut et même à voler des porte-monnaie. Et les parents ne les reconnaissent plus. Ces gens sont des bohémiens, ils sont méchants. J’ai raconté ça à maman qui s’est moquée de moi. Elle m’a dit que ces bohèmiens avaient bien trop de mal à nourrir leurs propres enfants pour s’embarrasser, en plus, d’un petit idiot.
Depuis, au lieu de tourner à droite, vers les jardins, je tourne à droite plus loin et j’arrive derrière l’école, devant une porte fermée. Il faut que je contourne le mur et j’arrive en retard. J’ai demandé à la maîtresse pourquoi la porte de derrière est fermée. Elle m’a répondu : « Mais vous arrivez tous de l’autre côté ! Et puis nous n’avons pas des yeux derrière la tête, nous ne pouvons pas surveiller deux portes ! » Alors, je lui ai expliqué que j’avais peur de passer par le chemin des jardins quand j’étais seul. Elle m’a dit : « Si tu te faisais un peu plus de copains, tu ne serais plus tout seul sur le chemin. »
Ce n’est pas ma faute si les autres n’habitent pas du même côté de la fontaine. Si je passais les prendre, ce serait un détour encore plus long. A la sortie, maman était là.
--Madame Viardot, votre Aurélien m’a dit qu’il avait peur en passant près des bohèmiens. Il voudrait partir un peu plus tôt pour ne pas être seul.
-- Oui, je sais, je crois plutôt qu’il a envie de partir en avance pour traîner dans les rues.
Je n’avais pas dit à la maîtresse de raconter tout ça à ma mère. Je voulais juste qu’elle ouvre l’autre porte. Pourquoi tant surveiller les portes ? elle a peut-être peur des bohémiens, elle aussi. Alors, j’ai raison d’avoir peur.
Monsieur Reynaud, le garagiste, je l’ai rencontré le lendemain, le long du grillage des voitures. Je n’avais pas fait le détour parce que maman m’avait obligé à cirer mes souliers pour que je ne ressemble pas un romanichel.
-- Bonjour, Monsieur Reynaud, je suis bien content que vous soyez là !
-- Tiens donc, et pourquoi, Aurélien ?
-- J’ai peur, maintenant, quand je passe derrière les vieilles voitures.
--Je te comprends ! moi aussi, je ne suis pas rassuré. J’ai demandé aux gendarmes de faire déguerpir cette gueusaille. Le brigadier m’a répondu qu’il n’avait pas les effectifs et que, de toute façon, le Maire ne lui en avait pas donné l’ordre parce que je ne suis pas chez moi. Alors, si le Maire et les gendarmes ont peur, c’est normal qu’un pauvre gosse comme toi soit terrorisé. Le jour où il y aura un drame, ce sera trop tard, comme d’habitude.
Tout le monde sait, dans le village, que Madame Grand est aveugle et que monsieur Reynaud occupe son terrain sans lui payer de loyer sous prétexte que cette friche ne sert à rien. Elle est trop vieille et trop malade pour rouspéter. Mais moi, quand il n’y avait que les voitures, je n’avais pas peur. Avec mes copains, on y faisait des cabanes. C’était avant que ma mère s’en aperçoive et m’oblige à partir plus tard, juste avant le début des classes. Du coup, je ne vois plus  mes copains  et la maîtresse croit que  je n’en ai pas.

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Quand Madame Grand est morte, Reynaud voulait acheter le terrain à ses héritiers, mais le Maire l’a préempté pour faire un jardin public. Et maintenant qu’il est mort, il a son buste au milieu. Ma mère, sur ses vieux jours, allait y tricoter en se plaignant de n’avoir pas de petits-enfants à garder. Quant à Reynaud, il est parti installer son atelier, sa décharge et une station-service ultra-moderne au bord de la Nationale. C’est là qu’il s’est fait agresser. Pas par des Gens du voyage. Le complice du meurtrier, l’un de ses employés ne prévoyait pas – c’est ce qu’il a dit aux Assises – que le hold-up tournerait mal.
Si je n’ai pas d’enfants, c’est que la vie, la télé et les racontars les terrorisent, que les grands ne les écoutent pas et que je ne suis pas sûr de savoir le faire, moi non plus.


Le Roi

Moi, sur mon vélo, je suis le roi, je tourne dans le quartier, les chiens hurlent de joie : « Continue ! continue ! » aboient-ils. Je suis leur acrobate préféré, la vedette qu’ils acclament, à qui ils décerneraient un os d’honneur, s’ils en avaient encore à enterrer. D’abord, il y a a Frisou, celle qui fait  des petits trop mignons. « Houaou, Houaou ! » chante-t-elle à ma gloire. Ses chiots ne peuvent pédaler, les pauvres. Après, il y a le grand corniaud, comme son maître l’appelle. «  Houatk, Houark !  fait-il. Et ça veut dire : “C’est mon copain, si vous l’engueulez, moi je le défends!” et je lui réponds : « Houark ! Houark ! » et ça veut dire : « Moi, je te défends si ton maître te traite de corniaud ». Et puis, il y a le chien-loup qui fait : « Hou ! Hou ! «  Il y a une petite lune blanche dans le ciel. Peut-être qu’il hurle à la lune, les loups sont poètes et  moi je lui fais : « Hou ! Hou ! » comme si c’était une chanson sur un air que j’ai entendu pour lui signaler que je le comprends et que, moi aussi, j’aime ce croissant si fin qui joue à cache-cache avec les nuages.
Il y a aussi comme un bruit de fond, le chœur des chiens lointains. « Houaaaah ! » C’est confus, mais sympa, et je participe de cœur. Ca veut peut-être dire : “Il fait beau, vive le printemps! »
Septième tour de vélo. Je saute sur les bosses, je descends dans les creux. Mes roues me mènent où je veux. Jamais elles ne me trahissent.  Tout me secoue et je n’ai pas peur. Ne pas avoir peur, c’est le bonheur absolu.

J’ai peur tout le temps, l’hiver. A la sortie de l’école, on passe devant le grand bassin gelé. Les grands sont là, qui nous disent : « Oh ! les moustiques ! vous n’êtes pas cap de marcher dessus ? » Alors, on marche dessus, les uns après les autres, pas tous à la fois, pour ne pas faire craquer la glace. Et les grands n’y vont pas parce qu’ils sont trop lourds, disent-ils. Ils rigolent en nous signalant qu’il y a trois mètres de profondeur par-dessous. Il y a Patrick qui glisse très bien. Les autres se retrouvent par terre, rampant vers le bord, ventre gelé. Et moi, ils m’appellent cigogne, parce que j’y vais un pied après l’autre, tout doucement. Si la glace fendait, si je m’en allais par en-dessous, je ne pourrais plus ressortir. J’ai si peur que mes jambes flageolent et que je m’étale. Je fais aussi exprès de tomber, c’est plus sûr et je me moque de ces salauds de grands.

Moi, sur mon vélo, je pars au bout du monde pour échapper à mon père. Le vent me caresse les épaules, il incline les branches vers moi. Et les branches d’arbre ne sont pas là pour me battre. Ca ne leur viendrait pas à l’esprit. Ca ne viendrait pas à l’esprit du monde. Il y a une infinité de bâtons sans le monde qui ne sont pas pour moi, mais pour faire pousser des feuilles. Les arbres moulinent des martinets qui ne sont pas pour les enfants. Leurs lianes ne donnent  pas des coups de ceinture. Les arbres ne marchent pas, ils ne peuvent pas donner des coups de pied. «  Il y a des coups de pied qui se perdent ! » dit papa. C’est bien heureux que des coups de pied se perdent. Plus il s’en perd, mieux ça vaut. Vive le monde plein de coups de pied perdus ! Vivent mes pieds à moi qui ne servent qu’à pédaler, à repousser loin l’horizon, si bien qu’un jour, quand je serai grand, je ne reviendrai pas.


Spectacle vivant


Cherchons ténor ou baryton pour animer repas et soirées 3 soirs par semaine. Cachet à débattre.
Répondre à New Fast-Food. Place des 3 Marchands. 13.100 Aix


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Madame, Monsieur

Habitant votre ville, j’ai été très intéressé par votre offre d’emploi parue dans la Provence ce jeudi 11 octobre.  Je suis en effet disponible trois soirs par semaine et même plus si vous le désirez. Vous demandez un ténor pour animer votre New Fast-Food, Place des Trois Marchands. Or je ne chante pas, je suis même muet depuis 15 ans, suite à une maladie d’enfance qui ne m’a heureusement pas laissé sourd. Par bonheur, j’ai développé un vrai talent de mime : je peux exprimer toutes les émotions et tous les sentiments. Je peux raconter une histoire à partir de n’importe quel ustensile ou bibelot. Précisément votre fast-food nouvelle génération contient toutes sortes d’amorces pour les gags que je me fais fort d’y inventer le mardi, le jeudi et le samedi soir.
Je me permets d’ajouter que les prestations d’un mime n’obligent jamais le public à faire silence. Ceux qui se rendent chez vous, le soir, pour se retrouver et pour bavarder, vous sauront gré de pouvoir librement poursuivre leur conversation tout en me regardant.
Dans l’attente d’une réponse, voici mon adresse : Gilles Malouin, 4 rue de Beauvais.
Veuillez recevoir, Madame, Monsieur, mes sincères salutations.


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     Frédéric fourra la lettre dans sa poche. Un coup d’œil circulaire l’assura que  le patron pas plus que les clients qui faisaient glisser leur plateau devant lui n’avaient  remarqué le bref moment où, entre deux louches de daube, de paella  ou de choucroute, il l’avait relue.  En fait, il n’était employé, au Fast-Food, qu’avec un CDD d’un mois. Il avait intercepté l’unique réponse, celle d’un muet qui avait vraiment besoin de travailler. De toute façon, n’importe quel bateleur, après tout, pourrait détourner l’attention des flics.
Car Frédéric et ses amis étaient experts en la méthode du faux nez dont on munit un distributeur bancaire pour qu’il ne restitue pas la carte de crédit. Ils avaient sévi partout, empochant cartes et espèces, sauf à la BNP, qui, malencontreusement, se trouvait proche du Commissariat de Police. Il fallait donc un complice involontaire pour distraire les agents. Et s’il était muet, c’était encore mieux ! On lui proposerait de passer un test dans la rue pour ne pas déflorer son numéro devant les clients du fast-food. Il ferait le singe pendant que la bande agirait.

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C’est dans un café du centre-ville que Gilles Malouin eut un entretien préliminaire avec son futur employeur, un gros bonhomme en costard-cravate qui lui rappelait quelqu’un. Mais qui ? Après le Lycée, il avait tenté la fac d’Economie…
Je me demande, se disait Frédéric, où j’ai vu ce petit jeune ? Peut-être au Lycée, il y a quatre ans quand j’avais fait le pari d’y aller draguer à la barbe des surveillants. D’ailleurs, il n’y en avait plus, de surveillants. J’entrais, je m’installais dans la cour, sur un banc et je discutais avec les filles et les gars qui s’asseyaient à côté de moi. Il me regardait, il n’a pas changé. Je comprends maintenant pourquoi il n’osait s’approcher : il ne pouvait pas parler. Mais je sens que je lui inspirais de la sympathie, comme j’en inspire à tous. Il est toujours aussi correct, blond aux yeux bleus. Aucun problème de faciès. L’air angélique. La police n’y verra que du feu.
Gilles avait apporté un calepin et Frédéric une ardoise. On s’entendit sur les modalités et le prix de la prestation. Le soi-disant test était payé. « J’ai déjà vu ce gros bonhomme à lunettes noires, se disait Gilles. A l’époque, ses cheveux étaient longs, il avait un catogan qui le faisait ressembler à un beauf de Cabu. Il était entouré de jeunots, curieux ou flattés parce qu’un  adulte qui se disait philosophe s’intéressait à eux. Il avait donné un rendez-vous à Julie qui n’y est pas allée et à Sébastien qui est allé. Il faudra que je le contacte. Pourquoi ce type se sert-il d’une ardoise ? Par respect de l’environnement, vraiment ? Ca ne lui ressemble pas.


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Vers le distributeur, un groupe s’agglomère
Il fait très noir, en cette nuit, sur le boulevard
Un flic est attiré par le jeu d’un fêtard
Qui fait la pantomime au pied d’un réverbère.

En désignant du doigt l’institution bancaire,
Gilles lui a montré ce qu’il ne voyait pas…
Il appelle ses chefs et c’est le branle-bas
On fait les sommations, Frédéric obtempère !


Au fil du siècle
Octave Blancardin, c’est l’ancêtre. Avant, l’on ne sait rien. Il est arrivé à Sisteron un soir d’octobre 1900, habillé comme un montagnard. On a cru qu’il venait du Piémont, comme tant d’autres. Mais non, il parlait français, quoique avec un accent pas d’ici. Un accent lyonnais, a dit l’aubergiste. Il avait une mule et une carriole pleine de bûches, de planches, de ferrailles et de vieilleries qu’il devait ramasser et revendre. Il était plutôt distant. Il n’avait pas la faconde d’un commerçant. Après avoir mangé la soupe et le fromage à l’auberge et s’être renseigné sur un lieu de stationnement, il a dételé sa mule au bord de la Durance, lui a mis une couverture sur le dos, puis a posé une bâche sur sa carriole en guise de toit. Il s’installait pour dormir quand il a entendu des pas précipités, puis des cris. C’était la Dorine Fabre, toute échevelée, qui déboulait, poursuivie par les frères Bonnet, des ivrognes notoires. Devant elle, coulait la Durance avec ses bras errants, ses rudes galets et ses trous d’eau profonde. Il a surgi de sous la bâche et s’est avancé vers les deux chenapans qui ont pris la fuite. C’était paraît-il un très bel homme, aux larges épaules, au regard droit, et qui en imposait.
-- Oh, demoiselle, je vais vous reconduire, si vous voulez…
Dorine balbutia, embarrassée, montrant du doigt un rideau de peupliers. La ferme paternelle n’était pas très loin, dit-elle, en tout cas merci. Et le lendemain le père Fabre vint lui offrir d’installer tout son bazar sous un hangar, à côté..
Et dix ans après, il tenait un magasin. Il ne vendait plus seulement de l’occasion. Non, il y avait surtout du neuf, de la vaisselle, des produits ménagers et agricoles, des ustensiles, des outils, tout ce qu’il aurait fallu aller chercher à Marseille ou à Grenoble et qui arrivait par le train quand il avait passé commande. En 1930, sa famille prospérait. Octave avait bien dû partir à la guerre en 14, mais la Dorine, qu’il avait épousée, sut tenir le magasin, avec l’aide de ses garçons.

Il y avait deux fils, Edouard et Marcel. Edouard, l’aîné, tenait de ses parents. C’est dire qu’il était beau. Le cadet, Marcel, était boiteux, si bancroche qu’il ne pouvait inviter une fille à danser. Elles riaient toutes dans son dos. Il était pour tous Marcel de la quincaillerie, toujours là, levant le rideau le matin, le baissant le soir. Ses neveux et nièces étudiaient à Gap, à Aix, à Marseille. Il n’était pas question de leur demander de tenir la caisse ou d’aller chercher les colis à la gare. Edouard administrait, Madame Edouard s’occupait de son intérieur et, le dimanche, arborait à la messe la fourrure et les bagues d’une commerçante aisée. Lui, couchait pas loin du grenier et loin du feu. Quand il avait quelques heures de liberté, il prenait son vélo et partait en zigzagant pêcher au bord de la Durance ou du Buëch , sans rapporter grand chose. Il rêvait d’une canne à moulinet qu’il ne put jamais s’offrir. Les Blancardin pensaient que le gîte, le couvert, le blanchissage et leur honorable compagnie payaient amplement son travail. La suppression du droit d’aînesse, on n’insistait pas beaucoup là-dessus, à l’école.

Après la seconde guerre, le magasin, qui avait su écouler à bon escient et au prix fort sa marchandise pendant les restrictions, était devenu une sorte de grande surface. Il avait déménagé au bord de la route, à la sortie de la ville avec, devant, beaucoup de place pour garer. Il ne vendait pas encore d’alimentaire, mais presque tout le reste. A la troisième génération, la fille d’Edouard, Françoise Clavel, prit l’affaire en main. Ses frères avaient choisi l’un la médecine, l’autre le journalisme. Madame Clavel, après la naissance de ses jumeaux, une fille et un garçon, avait envoyé promener le mari, pris en flagrant délit de flirt plus que poussé avec une employée. On n’en avait plus entendu parler, il avait quitté la ville. Et depuis, elle régnait. On la voyait passer sur le cours au volant de sa décapotable. Elle vous toisait, on lui tirait son chapeau. Mais par derrière, on en racontait de belles. Elle avait à Aix son pied-à- terre et sa villa pied dans l’eau  à Carry-le-Rouet. Jamais elle ne passait un week-end seule et jamais avec le même. Ou la même, disait-on. On tenait la liste à jour. On en rajoutait même de bien improbables.

Nous sommes en l’an 2000. C’est moi, le jumeau Clavel-Blancardin, car ma mère a voulu que la famille s’enorgueillisse d’un patronyme à trait d’union. Ca faisait « classe ». Ma sœur est mariée, elle vit à Lyon. Moi je suis Chef de rayon au Carrefour local. La gloire de ma  mère était d’éclabousser la petite ville envieuse. Mais sa moyenne entreprise ne pouvait pas s’adapter aux nouvelles normes de management, faire des économies d’échelle, par exemple. Elle ne pouvait qu’être revendue à un groupe plus important. Nous avons la chance d’y travailler, ma femme et moi. Nous avons trois enfants et nos congés payés se passent dans la villa de Carry-le Rouet, seul vestige de notre splendeur passée.


Dissonances

Quand Lucette exaspère Gilbert, Gilbert en a des crampes dans les doigts. Il les agite dans tous les sens pour rétablir la circulation. Il a des fourmis dans les doigts, sa main lui démange. Il faut pourtant bien découper la barbaque : pardon, l’épaule, la bavette, le plat de côtes… Les clients pressés ne remarquent rien. Le visage de Gilbert est impassible. Seuls ses doigts crispés sur le couteau trahissent sa contrariété. C’est que Gilbert est grand, brun, bien découplé, plaisant, en un mot. Et pendant ce temps, Lucette soupèse du regard l’acheteuse. Lucette est petite, toute ronde, et devrait être rieuse mais elle ne l’est pas. Lorsqu’elle tient la caisse, elle a l’impression que la cliente lui reproche les euros dépensés et surveille avec suspicion la monnaie. Alors que la dame est tout sourires et se trémousse devant Gilbert ! Lucette pousse un soupir de soulagement quand l’entrecôte est enfin partie dans le sac de la gêneuse. Enfin seuls ! mais voilà : elle entend Gilbert lui dire que sa tête de guichet de prison gâcherait la plus belle des marchandises et que, si ça continue Mme Imbert ne mettra plus les pieds à la boucherie.
-- Le beau temps reste !  répond Lucette, désinvolte.
Mais il ne reste pas longtemps, bien sûr ! En fait,  plus Lucette fait la gueule, plus Gilbert joue au séducteur et réciproquement.

La première fois qu’elle l’a agacé, c’est quand ils étaient jeunes mariés. Ils étaient allés voir la grand-mère de Gilbert en décembre, par un temps si neigeux qu’ils n’avaient pas voulu risquer leur camionnette. Ils étaient assis dans la salle d’attente de la gare de Grenoble. Les trains avaient du retard. Embarrassée par son étole de fourrure, une dame a jeté brusquement sa valise devant eux. Lucette a prétendu que la voyageuse, fascinée par Gilbert, animée de mauvaises intentions plus ou moins conscientes, avait manqué lui écraser les pieds. C’est là que Gilbert a eu sa première crampe à la main droite. Il a dû se masser longuement la main. Lucette a bredouillé des excuses. La dame à l’origine de la querelle, toute confuse, en a fait autant. On a dit que ce n’était rien : le froid, la fatigue, l’incertitude de ces voyages hivernaux. Et les trains, et les voies ferrées qui ne sont plus ce qu’elles étaient…  Bref, tout s’est arrangé, et même, aussitôt, la main de Gilbert s’est posée sur la tête de sa petite mégère apprivoisée. Et leur train s’est annoncé.

Et, là, encore, ce matin, Marie, la fille du Maire, une belle plante, est venue commander un gigot. Et Gilbert a été aimable, et Lucette s’est renfrognée. Et bien qu’il n’y ait pas eu de monnaie à rendre et peu de paroles échangées, il lui a semblé que cette demoiselle la regardait, elle, Lucette, d’un air moqueur. Et Gilbert, de plus en plus sensible aux pensées de Lucette, a senti ses deux mains se paralyser tandis qu’il disposait la charcuterie sous vitrine. Il a dû reposer bien vite le plat qu’il tenait. Marie était partie depuis longtemps, qu’il secouait encore ses bras pour tenter de les ranimer.

Quand Gilbert voit Mademoiselle de Boiscolombe qui vient tous les samedis chercher des provisions pour la semaine, il n’a pas la moindre crampe malgré le visage vert de rage de Lucette. Il ne cesse de vanter la marchandise préparée tout spécialement pour la famille de Boiscolombe. Il demande des nouvelles de tous. Lucette le foudroie, le réduirait en cendres, si elle le pouvait. Mais les deux mains de Gilbert, nullement empêchées, tranchent, plient et empaquètent avec aisance. «  Vous m’en direz des nouvelles samedi prochain. Mes respects à Monsieur le Comte. »Ensuite,  il accompagne la dévoyeuse de maris, l’aristo à la manque, sur le trottoir de la boucherie, et tient même la portière de sa petite Austin pendant qu’elle y dépose ses paniers. Il suit du regard la voiture ! Dire qu’on n’en a pas raccourci assez, de cette engeance, à la Révolution, et qu’il en reste encore !

 Mademoiselle de Boiscolombe est bien, pour Gilbert, le seul être dont la présence efface toute allergie. Comment ? Difficile à dire. Un charme… Ah ! si toutes les femmes lui ressemblaient. Peut-être en est-il une autre, quelque part…ailleurs…pas ici…

Alors, vraiment, lui, Gilbert, en a assez. Il va regarder Lucette bien droit dans les yeux et laisse tomber : « Lucette, ça ne peut plus durer. Quand je t’ai demandé ta main, jamais je n’aurais imaginé que ta jalousie paralyserait les miennes et le reste. On va tout vendre, se partager la somme et tirer chacun de son côté. Ce sera mieux pour toi comme pour moi. »