Proxi
Du nouvel épicier
de la Rue principale, qu’y avait-il à dire ? Tout et rien. C’était
un costaud qui portait deux caisses à la fois quand il déchargeait
sa camionnette. Il était massif. Il avait un accent bizarre.
Il disait nonante et septante. Belge ou Suisse ? On déduisit qu’il
était plutôt belge parce que les Suisses traînent en
parlant. Lui, c’était rapide et bref comme une baffe. Il vous regardait
en dessous. Etait-il sournois ? Sorti de ses boîtes de conserve,
de ses fruits et légumes de ses pots de yaourt et de sa charcuterie
sous plastique, qu’était-il ? des muscles. Les gens disaient : «
Il n’a pas de conversation. » Par comparaison, la bouchère,
le buraliste et la boulangère étaient de brillants conférenciers.
Le dimanche à 13 heures, il disparaissait au volant de sa camionnette
et ne reparaissait que mardi matin aux aurores avec son chargement. Et
puis il ne vous disait ni monsieur, ni madame, ni mademoiselle, ni miss,
ni choupette, ni ma belle. Rien. Il vous plongeait dans l’anonymat dont
lui-même n’était pas sorti. Proxi étant le nom peint
au-dessus de sa vitrine, on l’appelait Proxi.
Ségolène O’Brien était une ancienne rédactrice
du journal régional. Elle avait pris une retraite très
anticipée pour donner des leçons de chant, soit aux m’as-tu-vu
qui visaient une carrière à l’opéra, soit aux timides
qui voulaient poser leur voix, respirer ou accéder à la
sérénité. Elle avait d’autres cordes à son
arc. L’hiver, en gardant une vaste maison délaissée par
ses propriétaires, elle pouvait louer son studio. Elle écrivait
aussi. Quoi ? elle ne le disait pas mais elle avait tant d’allure avec
ses lunettes octogonales et ses boucles rousses qu’on n’aurait pas été
surpris de la voir passer à FR3. D’ailleurs, pour un oui pour un
nom, elle vous donnait sa carte de visite, une mini-carte bleutée
qui vous informait qu’elle était, de plus, orthophoniste.
Aramis, le chat de Ségolène, seigneur tigré
de la Rue Principale, qui feulait et fuyait et refusait toute familiarité
avec quelque créature que ce soit, mangeait, paraît-il,
tout crus, les écureuils du petit jardin public.
Un beau matin d’été, la camionnette de Proxi fit
une embardée vers Aramis qui resta tout raide étendu par
terre. Proxi pila, gara plutôt mal son véhicule ramassa
l’animal et courut vers le vieux kiosque du jardin. Ségolène,
alertée par la rumeur publique s’y précipita. Un coup de
vent claqua la porte derrière elle. On n’entendait rien à
l’intérieur, ni cris, ni insultes. Cela dura un bon moment, où
les paris se multiplièrent. Et puis, ils frappèrent pour
qu’on les délivre.
Dans un roman, on aurait vu sortir les deux héros, tout
éplorés, réconciliés, unis pour le meilleur
et pour le pire, tenant, chacun par une anse le panier-cercueil du tigre
miniature. Oui, mais voilà, dans la vraie vie, les artistes n’épousent
pas les épiciers.
Je t’écris pour te dire que Proxi s’appelle Sylvain Vanderbeck.
Dans sa jeunesse il n’avait pas pu être vétérinaire.
Pour se consoler, il fait partie d’une équipe de protection civile.
Quand il a emporté le chat, c’était pour lui faire tranquillement
un massage cardiaque. C’est dans ses bras que la bête est sortie
du kiosque bien vivante et sans protester. Quant à Ségolène,
l’apprivoisera-t-il aussi? Fatalement, pour le remercier, elle lui
a proposé des leçons de chant. Entre nous, ce mutique
en a bien besoin. Affaire à suivre…
Le message dérisoire
Il vit seul au premier étage,
au-dessus de son atelier et, sous le toit, derrière un vaste
vitrage, se trouve un second atelier. Son véhicule reste été
comme hiver dans le jardin. Au volant de sa petite camionnette, il part
travailler sur ses chantiers, ici ou là, jamais plus loin que
vingt kilomètres. Dans cet espace dont notre village est le centre,
il y a une petite ville et d’autres villages. Pour l’alimentaire, il peint
l’intérieur et l’extérieur des maisons et des immeubles et
quelquefois des trompe-l’œil. Dans l’annuaire il paie un modeste pavé
qui présente ses prestations et donne ses deux numéros de téléphone.
Quand il n’emporte pas son casse-croûte, il va au restaurant.
Dans ce cas, il mange en lisant le journal. Tout le monde lui dit Monsieur
Journu. Entre nous, on l’appelle simplement : le peintre. Il vient forcément
d’ailleurs car il n’a ni famille ni même un seul ancien copain
d’école à vingt kilomètres à la ronde. Ni
non plus d’anciennes copines. Ni d’actuelles.
Lorsqu’il n’a pas de travail, il monte, par une échelle,
dans son atelier numéro 2, car il peint sur chevalet d’après
les photos qu’il prend au cours de ses déplacements. Les rares
privilégiés qui ont eu l’honneur d’y accéder ont pu
voir, au milieu de tous ces paysages qu’il leur brade pour faire de la
place, le portrait d’une jeune inconnue très brune. Il paraît
que c’est son ex, et qu’il est divorcé. Mais il ne reçoit
jamais que des factures et du courrier professionnel.
Cela dure dix ans, jusqu’au dixième hiver, où il
travaille en ville et à l’intérieur. Comme d’habitude,
en partant de chez lui, il a fermé à clef la porte de l’atelier
et celle de l’escalier qui monte à l’appartement mais pas celle
du jardin. Quand il revient, vers seize heures, il y a dans son jardin des
traces de pas. Le seuil de la maison semble avoir été piétiné
comme si quelqu’un s’était acharné à ouvrir la porte.
Sur l’appui de la fenêtre il y a un petit paquet rouge. Or, ce
paquet – le facteur nous l’a dit depuis – ne provenait pas de la poste.
Le peintre l’a pris et l’a ouvert. Qu’a-t-il vu ? Il n’est plus le même.
Maintenant, au restaurant, il s’approche du bar pour prendre son
café. Il dit en quelques mots où il travaille et ce qu’il
fait. Il attend des réponses. Il essaie de savoir à qui
il s’adresse. Et c’est pareil sur ses chantiers : auprès des commanditaires,
il enquête sur le voisinage. Y aurait-il des nouveaux venus sur
ce qui semble être, depuis dix ans, son territoire, son île
autrefois déserte ? Ainsi Robinson lorsqu’il examine les traces
de Vendredi. Ce qui nous y fait penser, c’est que nous le voyons parfois,
muni d’une longue-vue, surveillant les environs du haut de son atelier.
Lorsqu’il travaille, il ne fredonne plus jamais, il soupire. Au moindre
bruit, il se retourne brusquement comme s’il voulait surprendre un intrus.
Heureusement, l’hiver est court. Un mois plus tard, fleurissent
les amandiers.. . Quand il rentre vers seize heures, il y a encore
un petit paquet rouge sur l’appui de la fenêtre. Et ce n’est toujours
pas le facteur qui l’a déposé. C’est on ne sait qui. Et
nous, nous ne savons pas ce qu’il y a dedans.
C’est alors qu’au restaurant, il a parlé pendant dix minutes.
Pour dire qu’il avait reçu des nouvelles deux fois. On n’a pas
osé lui demander de qui. Pour dire qu’il arriverait – c’est sûr
– à savoir qui les lui apporte. En face de chez lui, habite Julienne,
qui loue une chambre. Il a loué cette chambre. Et maintenant, il
habite en face de chez lui. Et quand il va travailler, il paraît
que Julienne ou sa mère prennent le relais devant leur fenêtre.
En somme, tout ce mystère, ça lui fait de la compagnie. On
n’attendait que ça pour lui montrer de la sympathie. Il faut dire
que nous sommes curieux et que nous aimerions bien savoir.
Eh bien ! voilà, nous ne saurons jamais et lui non plus.
Au volant de sa camionnette, notre peintre a rencontré un grand
peuplier. Ejecté, ramassé, hospitalisé, il est resté
trois jours entre la vie et la mort avant de se laisser dériver.
A son enterrement, l’on n’a pas vu d’estranger, c’est-à-dire
de personnage qui ne serait pas du coin. Mais quinze jours après,
une Clio rouge s’est arrêtée devant sa villa. En sont sortis
deux jeunes gens vêtus d’un T.Shirt rouge portant les mots Jadis
et Naguères. Ils ont sonné. Ils sont entrés dans
le jardin. Au moment de poser une nouvelle boîte rouge sur l’appui
de la fenêtre ; ils ont levé la tête et vu le grand
panneau A LOUER, avec l’adresse du notaire. Alors, ils sont allés
demander à Julienne si c’était bien la maison de Madame
Jourdan.
-- Mais non, a dit Julienne, Madame Jourdan, c’est moi. Là-bas,
c’était chez Monsieur Journu.
-- Alors, Madame, nous avons le plaisir de vous remettre, en tant
que Cliente Lauréate, ce cadeau offert sans obligation d’achat.
Vous aviez bien reçu par la poste une missive avec ces mots :Guettez
votre boîte aux lettres ? Avec une enveloppe pour la réponse
?
-- Peut-être, mais je n’ai pas fait attention, je ne sais
plus ce que j’en ai fait…
--C’est parce que Jadis et Naguères tenait à vous
récompenser qu’il nous a demandé d’insister !
Julienne a ouvert le paquet. Dedans, il y a un objet en plastique
qui porte écrit en petites lettres Jadis et Naguères et
qui encadre une photo. Il y a aussi un billet faussement manuscrit, en
forme de cœur : A bientôt.
Qui se souvient que Verlaine a écrit Jadis et Naguères
? En revanche, toutes les femmes savent que Jadis et Naguères
est une entreprise de vente par correspondance.
Pas les hommes. Et la photo ressemble terriblement au portrait
qui trônait dans l’atelier.
Le
chemin des écoliers
« L’école
n’est pas loin, moins d’un kilomètre et tu as de bonnes jambes
», disait papa. Il faut juste traverser la grande place de la fontaine,
prendre la rue de la Mairie, tourner à droite et suivre un chemin
qui zigzague entre des jardins sans maison et le cimetière
des vieilles bagnoles du garage Reynaud. A la fin du printemps, le long
des grillages grimpent des liserons. Le sol du sentier est presque noir
parce qu’on y a versé du mâchefer pour éviter la formation
d’ornières et de flaques d’eau. Après, en faisant attention
aux voitures, il n’y a plus qu’à traverser une grande rue pour entrer
dans la cour de l’école.
Depuis lundi dernier, des gens se sont abrités dans les vieilles
voitures vides. On ne voit plus ce qu’il y a dedans : ils ont mis des tissus
qui servent de rideau. Il y a, en plus, deux caravanes. Ils n’ont pas
de chiens mais j’ai lu dans une vieille bande dessinée qu’ils attrapent,
les petits enfants, les tondent et les badigeonnent de brun pour les rendre
méconnaissables, leur apprennent à jongler, à marcher
sur une corde tendue très haut et même à voler des
porte-monnaie. Et les parents ne les reconnaissent plus. Ces gens sont
des bohémiens, ils sont méchants. J’ai raconté ça
à maman qui s’est moquée de moi. Elle m’a dit que ces bohèmiens
avaient bien trop de mal à nourrir leurs propres enfants pour s’embarrasser,
en plus, d’un petit idiot.
Depuis, au lieu de tourner à droite, vers les jardins, je
tourne à droite plus loin et j’arrive derrière l’école,
devant une porte fermée. Il faut que je contourne le mur et j’arrive
en retard. J’ai demandé à la maîtresse pourquoi la porte
de derrière est fermée. Elle m’a répondu : «
Mais vous arrivez tous de l’autre côté ! Et puis nous n’avons
pas des yeux derrière la tête, nous ne pouvons pas surveiller
deux portes ! » Alors, je lui ai expliqué que j’avais peur de
passer par le chemin des jardins quand j’étais seul. Elle m’a dit
: « Si tu te faisais un peu plus de copains, tu ne serais plus tout
seul sur le chemin. »
Ce n’est pas ma faute si les autres n’habitent pas du même
côté de la fontaine. Si je passais les prendre, ce serait
un détour encore plus long. A la sortie, maman était là.
--Madame Viardot, votre Aurélien m’a dit qu’il avait peur
en passant près des bohèmiens. Il voudrait partir un peu
plus tôt pour ne pas être seul.
-- Oui, je sais, je crois plutôt qu’il a envie de partir en
avance pour traîner dans les rues.
Je n’avais pas dit à la maîtresse de raconter tout ça
à ma mère. Je voulais juste qu’elle ouvre l’autre porte.
Pourquoi tant surveiller les portes ? elle a peut-être peur des
bohémiens, elle aussi. Alors, j’ai raison d’avoir peur.
Monsieur Reynaud, le garagiste, je l’ai rencontré le lendemain,
le long du grillage des voitures. Je n’avais pas fait le détour
parce que maman m’avait obligé à cirer mes souliers pour
que je ne ressemble pas un romanichel.
-- Bonjour, Monsieur Reynaud, je suis bien content que vous soyez
là !
-- Tiens donc, et pourquoi, Aurélien ?
-- J’ai peur, maintenant, quand je passe derrière les vieilles
voitures.
--Je te comprends ! moi aussi, je ne suis pas rassuré. J’ai
demandé aux gendarmes de faire déguerpir cette gueusaille.
Le brigadier m’a répondu qu’il n’avait pas les effectifs et que,
de toute façon, le Maire ne lui en avait pas donné l’ordre
parce que je ne suis pas chez moi. Alors, si le Maire et les gendarmes
ont peur, c’est normal qu’un pauvre gosse comme toi soit terrorisé.
Le jour où il y aura un drame, ce sera trop tard, comme d’habitude.
Tout le monde sait, dans le village, que Madame Grand est aveugle
et que monsieur Reynaud occupe son terrain sans lui payer de loyer sous
prétexte que cette friche ne sert à rien. Elle est trop vieille
et trop malade pour rouspéter. Mais moi, quand il n’y avait que
les voitures, je n’avais pas peur. Avec mes copains, on y faisait des cabanes.
C’était avant que ma mère s’en aperçoive et m’oblige
à partir plus tard, juste avant le début des classes. Du
coup, je ne vois plus mes copains et la maîtresse croit
que je n’en ai pas.
° °
Quand Madame Grand est morte, Reynaud voulait acheter le terrain
à ses héritiers, mais le Maire l’a préempté
pour faire un jardin public. Et maintenant qu’il est mort, il a son buste
au milieu. Ma mère, sur ses vieux jours, allait y tricoter en
se plaignant de n’avoir pas de petits-enfants à garder. Quant à
Reynaud, il est parti installer son atelier, sa décharge et une
station-service ultra-moderne au bord de la Nationale. C’est là
qu’il s’est fait agresser. Pas par des Gens du voyage. Le complice du
meurtrier, l’un de ses employés ne prévoyait pas – c’est
ce qu’il a dit aux Assises – que le hold-up tournerait mal.
Si je n’ai pas d’enfants, c’est que la vie, la télé
et les racontars les terrorisent, que les grands ne les écoutent
pas et que je ne suis pas sûr de savoir le faire, moi non plus.
Le Roi
Moi, sur mon vélo,
je suis le roi, je tourne dans le quartier, les chiens hurlent de joie
: « Continue ! continue ! » aboient-ils. Je suis leur acrobate
préféré, la vedette qu’ils acclament, à qui
ils décerneraient un os d’honneur, s’ils en avaient encore à
enterrer. D’abord, il y a a Frisou, celle qui fait des petits trop
mignons. « Houaou, Houaou ! » chante-t-elle à ma gloire.
Ses chiots ne peuvent pédaler, les pauvres. Après, il y a le
grand corniaud, comme son maître l’appelle. « Houatk, Houark
! fait-il. Et ça veut dire : “C’est mon copain, si vous l’engueulez,
moi je le défends!” et je lui réponds : « Houark ! Houark
! » et ça veut dire : « Moi, je te défends si
ton maître te traite de corniaud ». Et puis, il y a le chien-loup
qui fait : « Hou ! Hou ! « Il y a une petite lune blanche
dans le ciel. Peut-être qu’il hurle à la lune, les loups sont
poètes et moi je lui fais : « Hou ! Hou ! » comme
si c’était une chanson sur un air que j’ai entendu pour lui signaler
que je le comprends et que, moi aussi, j’aime ce croissant si fin qui joue
à cache-cache avec les nuages.
Il y a aussi comme un bruit de fond, le chœur des chiens lointains.
« Houaaaah ! » C’est confus, mais sympa, et je participe de
cœur. Ca veut peut-être dire : “Il fait beau, vive le printemps! »
Septième tour de vélo. Je saute sur les bosses, je
descends dans les creux. Mes roues me mènent où je veux.
Jamais elles ne me trahissent. Tout me secoue et je n’ai pas peur.
Ne pas avoir peur, c’est le bonheur absolu.
J’ai peur tout le temps, l’hiver. A la sortie de l’école,
on passe devant le grand bassin gelé. Les grands sont là,
qui nous disent : « Oh ! les moustiques ! vous n’êtes pas cap
de marcher dessus ? » Alors, on marche dessus, les uns après
les autres, pas tous à la fois, pour ne pas faire craquer la glace.
Et les grands n’y vont pas parce qu’ils sont trop lourds, disent-ils. Ils
rigolent en nous signalant qu’il y a trois mètres de profondeur par-dessous.
Il y a Patrick qui glisse très bien. Les autres se retrouvent par
terre, rampant vers le bord, ventre gelé. Et moi, ils m’appellent
cigogne, parce que j’y vais un pied après l’autre, tout doucement.
Si la glace fendait, si je m’en allais par en-dessous, je ne pourrais plus
ressortir. J’ai si peur que mes jambes flageolent et que je m’étale.
Je fais aussi exprès de tomber, c’est plus sûr et je me moque
de ces salauds de grands.
Moi, sur mon vélo, je pars au bout du monde pour échapper
à mon père. Le vent me caresse les épaules, il incline
les branches vers moi. Et les branches d’arbre ne sont pas là pour
me battre. Ca ne leur viendrait pas à l’esprit. Ca ne viendrait
pas à l’esprit du monde. Il y a une infinité de bâtons
sans le monde qui ne sont pas pour moi, mais pour faire pousser des feuilles.
Les arbres moulinent des martinets qui ne sont pas pour les enfants. Leurs
lianes ne donnent pas des coups de ceinture. Les arbres ne marchent
pas, ils ne peuvent pas donner des coups de pied. « Il y a des
coups de pied qui se perdent ! » dit papa. C’est bien heureux que
des coups de pied se perdent. Plus il s’en perd, mieux ça vaut. Vive
le monde plein de coups de pied perdus ! Vivent mes pieds à moi qui
ne servent qu’à pédaler, à repousser loin l’horizon,
si bien qu’un jour, quand je serai grand, je ne reviendrai pas.
Spectacle vivant
Cherchons ténor ou baryton pour animer repas
et soirées 3 soirs par semaine. Cachet à débattre.
Répondre à New Fast-Food. Place des 3 Marchands. 13.100
Aix
°
° °
Madame, Monsieur
Habitant votre ville, j’ai été très intéressé
par votre offre d’emploi parue dans la Provence ce jeudi 11 octobre.
Je suis en effet disponible trois soirs par semaine et même plus
si vous le désirez. Vous demandez un ténor pour animer votre
New Fast-Food, Place des Trois Marchands. Or je ne chante pas, je suis même
muet depuis 15 ans, suite à une maladie d’enfance qui ne m’a heureusement
pas laissé sourd. Par bonheur, j’ai développé un
vrai talent de mime : je peux exprimer toutes les émotions et tous
les sentiments. Je peux raconter une histoire à partir de n’importe
quel ustensile ou bibelot. Précisément votre fast-food nouvelle
génération contient toutes sortes d’amorces pour les gags que
je me fais fort d’y inventer le mardi, le jeudi et le samedi soir.
Je me permets d’ajouter que les prestations d’un mime n’obligent jamais
le public à faire silence. Ceux qui se rendent chez vous, le soir,
pour se retrouver et pour bavarder, vous sauront gré de pouvoir
librement poursuivre leur conversation tout en me regardant.
Dans l’attente d’une réponse, voici mon adresse : Gilles Malouin,
4 rue de Beauvais.
Veuillez recevoir, Madame, Monsieur, mes sincères salutations.
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° °
Frédéric fourra
la lettre dans sa poche. Un coup d’œil circulaire l’assura que le patron
pas plus que les clients qui faisaient glisser leur plateau devant lui n’avaient
remarqué le bref moment où, entre deux louches de daube, de
paella ou de choucroute, il l’avait relue. En fait, il n’était
employé, au Fast-Food, qu’avec un CDD d’un mois. Il avait intercepté
l’unique réponse, celle d’un muet qui avait vraiment besoin de travailler.
De toute façon, n’importe quel bateleur, après tout, pourrait
détourner l’attention des flics.
Car Frédéric et ses amis étaient
experts en la méthode du faux nez dont on munit un distributeur
bancaire pour qu’il ne restitue pas la carte de crédit. Ils avaient
sévi partout, empochant cartes et espèces, sauf à la
BNP, qui, malencontreusement, se trouvait proche du Commissariat de Police.
Il fallait donc un complice involontaire pour distraire les agents. Et s’il
était muet, c’était encore mieux ! On lui proposerait de
passer un test dans la rue pour ne pas déflorer son numéro
devant les clients du fast-food. Il ferait le singe pendant que la bande
agirait.
°
°
°
C’est dans un café du
centre-ville que Gilles Malouin eut un entretien préliminaire avec
son futur employeur, un gros bonhomme en costard-cravate qui lui rappelait
quelqu’un. Mais qui ? Après le Lycée, il avait tenté
la fac d’Economie…
Je me demande, se disait Frédéric, où j’ai vu
ce petit jeune ? Peut-être au Lycée, il y a quatre ans quand
j’avais fait le pari d’y aller draguer à la barbe des surveillants.
D’ailleurs, il n’y en avait plus, de surveillants. J’entrais, je m’installais
dans la cour, sur un banc et je discutais avec les filles et les gars
qui s’asseyaient à côté de moi. Il me regardait, il
n’a pas changé. Je comprends maintenant pourquoi il n’osait s’approcher
: il ne pouvait pas parler. Mais je sens que je lui inspirais de la sympathie,
comme j’en inspire à tous. Il est toujours aussi correct, blond
aux yeux bleus. Aucun problème de faciès. L’air angélique.
La police n’y verra que du feu.
Gilles avait apporté un calepin et Frédéric une
ardoise. On s’entendit sur les modalités et le prix de la prestation.
Le soi-disant test était payé. « J’ai déjà
vu ce gros bonhomme à lunettes noires, se disait Gilles. A l’époque,
ses cheveux étaient longs, il avait un catogan qui le faisait ressembler
à un beauf de Cabu. Il était entouré de jeunots, curieux
ou flattés parce qu’un adulte qui se disait philosophe s’intéressait
à eux. Il avait donné un rendez-vous à Julie qui
n’y est pas allée et à Sébastien qui est allé.
Il faudra que je le contacte. Pourquoi ce type se sert-il d’une ardoise
? Par respect de l’environnement, vraiment ? Ca ne lui ressemble pas.
°
° °
Vers le distributeur,
un groupe s’agglomère
Il fait très
noir, en cette nuit, sur le boulevard
Un flic est attiré
par le jeu d’un fêtard
Qui fait la pantomime
au pied d’un réverbère.
En désignant
du doigt l’institution bancaire,
Gilles lui a montré
ce qu’il ne voyait pas…
Il appelle ses
chefs et c’est le branle-bas
On fait les sommations,
Frédéric obtempère !
Au fil du siècle
Octave Blancardin, c’est l’ancêtre.
Avant, l’on ne sait rien. Il est arrivé à Sisteron un soir d’octobre
1900, habillé comme un montagnard. On a cru qu’il venait du Piémont,
comme tant d’autres. Mais non, il parlait français, quoique avec un
accent pas d’ici. Un accent lyonnais, a dit l’aubergiste. Il avait une mule
et une carriole pleine de bûches, de planches, de ferrailles et de
vieilleries qu’il devait ramasser et revendre. Il était plutôt
distant. Il n’avait pas la faconde d’un commerçant. Après avoir
mangé la soupe et le fromage à l’auberge et s’être renseigné
sur un lieu de stationnement, il a dételé sa mule au bord de
la Durance, lui a mis une couverture sur le dos, puis a posé une bâche
sur sa carriole en guise de toit. Il s’installait pour dormir quand il a
entendu des pas précipités, puis des cris. C’était la
Dorine Fabre, toute échevelée, qui déboulait, poursuivie
par les frères Bonnet, des ivrognes notoires. Devant elle, coulait
la Durance avec ses bras errants, ses rudes galets et ses trous d’eau profonde.
Il a surgi de sous la bâche et s’est avancé vers les deux chenapans
qui ont pris la fuite. C’était paraît-il un très bel
homme, aux larges épaules, au regard droit, et qui en imposait.
-- Oh, demoiselle, je vais vous reconduire, si vous voulez…
Dorine balbutia, embarrassée, montrant du doigt un rideau de peupliers.
La ferme paternelle n’était pas très loin, dit-elle, en tout
cas merci. Et le lendemain le père Fabre vint lui offrir d’installer
tout son bazar sous un hangar, à côté..
Et dix ans après, il tenait un magasin. Il ne vendait plus seulement
de l’occasion. Non, il y avait surtout du neuf, de la vaisselle, des produits
ménagers et agricoles, des ustensiles, des outils, tout ce qu’il
aurait fallu aller chercher à Marseille ou à Grenoble et qui
arrivait par le train quand il avait passé commande. En 1930, sa
famille prospérait. Octave avait bien dû partir à la
guerre en 14, mais la Dorine, qu’il avait épousée, sut tenir
le magasin, avec l’aide de ses garçons.
Il y avait deux fils, Edouard et Marcel. Edouard, l’aîné,
tenait de ses parents. C’est dire qu’il était beau. Le cadet, Marcel,
était boiteux, si bancroche qu’il ne pouvait inviter une fille à
danser. Elles riaient toutes dans son dos. Il était pour tous Marcel
de la quincaillerie, toujours là, levant le rideau le matin, le baissant
le soir. Ses neveux et nièces étudiaient à Gap, à
Aix, à Marseille. Il n’était pas question de leur demander
de tenir la caisse ou d’aller chercher les colis à la gare. Edouard
administrait, Madame Edouard s’occupait de son intérieur et, le dimanche,
arborait à la messe la fourrure et les bagues d’une commerçante
aisée. Lui, couchait pas loin du grenier et loin du feu. Quand il
avait quelques heures de liberté, il prenait son vélo et partait
en zigzagant pêcher au bord de la Durance ou du Buëch , sans rapporter
grand chose. Il rêvait d’une canne à moulinet qu’il ne put jamais
s’offrir. Les Blancardin pensaient que le gîte, le couvert, le blanchissage
et leur honorable compagnie payaient amplement son travail. La suppression
du droit d’aînesse, on n’insistait pas beaucoup là-dessus, à
l’école.
Après la seconde guerre, le magasin, qui avait su écouler
à bon escient et au prix fort sa marchandise pendant les restrictions,
était devenu une sorte de grande surface. Il avait déménagé
au bord de la route, à la sortie de la ville avec, devant, beaucoup
de place pour garer. Il ne vendait pas encore d’alimentaire, mais presque
tout le reste. A la troisième génération, la fille
d’Edouard, Françoise Clavel, prit l’affaire en main. Ses frères
avaient choisi l’un la médecine, l’autre le journalisme. Madame Clavel,
après la naissance de ses jumeaux, une fille et un garçon,
avait envoyé promener le mari, pris en flagrant délit de flirt
plus que poussé avec une employée. On n’en avait plus entendu
parler, il avait quitté la ville. Et depuis, elle régnait.
On la voyait passer sur le cours au volant de sa décapotable. Elle
vous toisait, on lui tirait son chapeau. Mais par derrière, on en
racontait de belles. Elle avait à Aix son pied-à- terre et
sa villa pied dans l’eau à Carry-le-Rouet. Jamais elle ne passait
un week-end seule et jamais avec le même. Ou la même, disait-on.
On tenait la liste à jour. On en rajoutait même de bien improbables.
Nous sommes en l’an 2000. C’est moi, le jumeau Clavel-Blancardin, car ma
mère a voulu que la famille s’enorgueillisse d’un patronyme à
trait d’union. Ca faisait « classe ». Ma sœur est mariée,
elle vit à Lyon. Moi je suis Chef de rayon au Carrefour local. La
gloire de ma mère était d’éclabousser la petite
ville envieuse. Mais sa moyenne entreprise ne pouvait pas s’adapter aux nouvelles
normes de management, faire des économies d’échelle, par exemple.
Elle ne pouvait qu’être revendue à un groupe plus important.
Nous avons la chance d’y travailler, ma femme et moi. Nous avons trois enfants
et nos congés payés se passent dans la villa de Carry-le Rouet,
seul vestige de notre splendeur passée.
Dissonances
Quand Lucette exaspère
Gilbert, Gilbert en a des crampes dans les doigts. Il les agite dans tous
les sens pour rétablir la circulation. Il a des fourmis dans les doigts,
sa main lui démange. Il faut pourtant bien découper la barbaque
: pardon, l’épaule, la bavette, le plat de côtes… Les clients
pressés ne remarquent rien. Le visage de Gilbert est impassible. Seuls
ses doigts crispés sur le couteau trahissent sa contrariété.
C’est que Gilbert est grand, brun, bien découplé, plaisant,
en un mot. Et pendant ce temps, Lucette soupèse du regard l’acheteuse.
Lucette est petite, toute ronde, et devrait être rieuse mais elle ne
l’est pas. Lorsqu’elle tient la caisse, elle a l’impression que la cliente
lui reproche les euros dépensés et surveille avec suspicion
la monnaie. Alors que la dame est tout sourires et se trémousse devant
Gilbert ! Lucette pousse un soupir de soulagement quand l’entrecôte
est enfin partie dans le sac de la gêneuse. Enfin seuls ! mais voilà
: elle entend Gilbert lui dire que sa tête de guichet de prison gâcherait
la plus belle des marchandises et que, si ça continue Mme Imbert ne
mettra plus les pieds à la boucherie.
-- Le beau temps reste ! répond Lucette, désinvolte.
Mais il ne reste pas longtemps, bien sûr ! En fait, plus Lucette
fait la gueule, plus Gilbert joue au séducteur et réciproquement.
La première fois qu’elle l’a agacé, c’est quand ils étaient
jeunes mariés. Ils étaient allés voir la grand-mère
de Gilbert en décembre, par un temps si neigeux qu’ils n’avaient pas
voulu risquer leur camionnette. Ils étaient assis dans la salle d’attente
de la gare de Grenoble. Les trains avaient du retard. Embarrassée
par son étole de fourrure, une dame a jeté brusquement sa valise
devant eux. Lucette a prétendu que la voyageuse, fascinée par
Gilbert, animée de mauvaises intentions plus ou moins conscientes,
avait manqué lui écraser les pieds. C’est là que Gilbert
a eu sa première crampe à la main droite. Il a dû se
masser longuement la main. Lucette a bredouillé des excuses. La dame
à l’origine de la querelle, toute confuse, en a fait autant. On a
dit que ce n’était rien : le froid, la fatigue, l’incertitude de ces
voyages hivernaux. Et les trains, et les voies ferrées qui ne sont
plus ce qu’elles étaient… Bref, tout s’est arrangé, et
même, aussitôt, la main de Gilbert s’est posée sur la
tête de sa petite mégère apprivoisée. Et leur
train s’est annoncé.
Et, là, encore, ce matin, Marie, la fille du Maire, une belle plante,
est venue commander un gigot. Et Gilbert a été aimable, et
Lucette s’est renfrognée. Et bien qu’il n’y ait pas eu de monnaie
à rendre et peu de paroles échangées, il lui a semblé
que cette demoiselle la regardait, elle, Lucette, d’un air moqueur. Et Gilbert,
de plus en plus sensible aux pensées de Lucette, a senti ses deux
mains se paralyser tandis qu’il disposait la charcuterie sous vitrine. Il
a dû reposer bien vite le plat qu’il tenait. Marie était partie
depuis longtemps, qu’il secouait encore ses bras pour tenter de les ranimer.
Quand Gilbert voit Mademoiselle de Boiscolombe qui vient tous les samedis
chercher des provisions pour la semaine, il n’a pas la moindre crampe malgré
le visage vert de rage de Lucette. Il ne cesse de vanter la marchandise préparée
tout spécialement pour la famille de Boiscolombe. Il demande des nouvelles
de tous. Lucette le foudroie, le réduirait en cendres, si elle le
pouvait. Mais les deux mains de Gilbert, nullement empêchées,
tranchent, plient et empaquètent avec aisance. « Vous
m’en direz des nouvelles samedi prochain. Mes respects à Monsieur
le Comte. »Ensuite, il accompagne la dévoyeuse de maris,
l’aristo à la manque, sur le trottoir de la boucherie, et tient même
la portière de sa petite Austin pendant qu’elle y dépose ses
paniers. Il suit du regard la voiture ! Dire qu’on n’en a pas raccourci assez,
de cette engeance, à la Révolution, et qu’il en reste encore
!
Mademoiselle de Boiscolombe est bien, pour Gilbert, le seul être
dont la présence efface toute allergie. Comment ? Difficile à
dire. Un charme… Ah ! si toutes les femmes lui ressemblaient. Peut-être
en est-il une autre, quelque part…ailleurs…pas ici…
Alors, vraiment, lui, Gilbert, en a assez. Il va regarder Lucette bien droit
dans les yeux et laisse tomber : « Lucette, ça ne peut plus
durer. Quand je t’ai demandé ta main, jamais je n’aurais imaginé
que ta jalousie paralyserait les miennes et le reste. On va tout vendre,
se partager la somme et tirer chacun de son côté. Ce sera mieux
pour toi comme pour moi. »
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