Je vais à l’école
Pasteur. Chouette nom ! Le même que celui de ma rue.
J’ai 8 ans et c’est tous
les jours que je fais le chemin, le même chemin. Il est plus tranquille
que l’autre où il y a plein de voitures et de bus.
Sur la route je peux jouer au train
en suivant les bordures de trottoir en ciment ou, rue des Tournelles, l'assemblage d’anciennes pierres tombales récupérées
du vieux cimetière.
C’est super d’habitude mais aujourd’hui
un obstacle inattendu sur mon circuit. Un trou, oui un énorme trou de vingt
mètres peut être ! Sur la chaussée mais aussi sur le trottoir. N’y a que
ma voie de chemin de fer qui est encore préservée car les dalles cimentées
entre elles forment un pont qui enjambe le gouffre. Ce doit être dangereux
! On entend l’eau couler au fond ; c’est peut être une rivière souterraine
!
Vais-je faire passer mon train au
risque que tout s’effondre quand je traverserai ?
Personne pour me conseiller
; je décide d’abandonner ma machine imaginaire et de contourner l’obstacle
c’est plus prudent.
A peine arrivé à la maison,
j’appelle Maman, elle, elle saura bien me dire ce que je dois faire.
Vous vous rendez compte ?
J’ai laissé mon train en pleine rue sans personne pour le garder ! Je blague
mais elle saura bien me dire, Maman, si je peux passer sur le pont ou si
ça risque de lâcher.
- Maman tu m’écoutes ?
- Ah qu’y a-t-il ?
- Il y a eu un accident rue
de Paris !
- Allons bon, c’est grave ?
- Mais oui ! Ya un gouffre
qui s’est formé juste devant le numéro 22
- Un gouffre ?
- Oui un gouffre avec un torrent
qui coule au fond.
- Arrête ! Va te laver les
mains et viens déjeuner.
- Mais attend ! Ya un pont
par-dessus et je peux peut être passer.
- Allez tu racontes des histoires.
Je ronge mon inquiétude et ne dis
plus rien.
La gorge serrée, j’avale
le déjeuner en vitesse et file à l’école pour avertir la maitresse juste
avant d’entrer en classe.
Evidemment, en passant devant
« l’obstacle » je ne manque pas de récupérer mon train et je me sens plus
fort. Je lui fais faire une manœuvre en regardant derrière moi pour effectuer
un demi-tour et, me voilà reparti, toc toc, toc toc, je crois entendre le
bruit des boggies à la jonction des rails chaque fois que je passe d’une
dalle à l’autre.
Melle Marguerite est là,
c’est curieux elle a le même prénom que ma mère, elle surveille la cour
après le repas des demi pensionnaires.
Vous savez Mdame, il y a
un gouffre sur la route, on ne voit même pas le fond et il y a un pont
au dessus … C’est vrai vous savez ! Vous croyez que je peux passer sur le
pont ?
Qu’est ce que c’est que cette
histoire ? On verra ça tout à l’heure.
L’après midi a été longue.
Je n’ai rien écouté de la leçon de la leçon de calcul, ma pensée reste accrochée
au dessus du vide. Je me vois engagé sur la voie avec ma locomotive et le
pont s’effondre au milieu du passage.
A la sortie Melle Marguerite
s’est plainte par téléphone à ma mère de mon inattention grave et a évoqué
mon histoire de gouffre. Je m’en tire avec une leçon supplémentaire et un
exercice de calcul à rendre pour le lendemain.
De retour à la maison je
raconte mon histoire à ma sœur Ginette. Ginette est ma sœur ainée mais
toutes mes sœurs sont ainées puisque je suis le dernier de la famille.
« Hou ! t’es fou ! Fais attention
! Pas de bêtises ! Ne passe pas sur ton pont malheureux !
Tu sais bien que Papa …
oui Papa, il est mort pour être tombé dans le ravin, tu avais un an. »
J’ai déjà entendu parler
de cette histoire mais jamais complètement, toujours enrobée de mystère.
Papa (voilà un mot que j’ai entendu souvent mais que je n’ai jamais prononcé).
Papa donc, au cours d’une promenade en montagne, s’était engagé sur une plaque
de glace qui enjambait un torrent. La plaque a cédé et il s’est abimé entre
les rochers. Le courant l’a emporté et on l’a retrouvé le lendemain oui
le lendemain, mort, à trois cent mètres plus bas.
...
Me voici grand père, bien
plus vieux que ne l’était mon père lors de son accident de montagne.
Ma mère a fait face courageusement
à la situation, entourée de sa famille nombreuse, elle s’est éteinte alors
que je venais de me marier.
Une de mes sœurs a eu autant
d’enfants que ma mère, une autre a vécu le même drame : son mari, au cours
d’une escalade en montagne, l'été, à la Meije, est tombé, entrainant son
frère dans sa chute le long de la paroi dans le ravin.
Y a-t-il un destin familial ?
Je me vois traverser la vie
dans ma locomotive, prêt à m’engager sur un pont incertain, au dessus d’un
gouffre au fond duquel coule un courant. Il peut m’emporter vers l’inconnu
si la construction cède.
Alors, j’espère que la chute ne sera pas trop longue.