Denise
(par Pierre B)
- Denise, prostituée, elle ne travaille pas volontiers. Elle
rêve d'une autre vie. Son « patron » la dit paresseuse.
Trois phrases a intégrer :
1. Le café de la gare était tranquille, des habitués faisaient leur
belote, lorsqu'un
pavé fit voler la vitre en éclat.
2. Ce jour-là, il traversait la rue en regardant droit devant lui,
une voiture l'évita de
justesse et la conductrice lui cria une insulte. C'était une vieille
connaissance.
3. Elle s'endormit ce soir-là sans compter les moutons. Enfin, le cœur
léger, après
tant d'insomnies. Elle sombra dans un sommeil profond.
|
1. La surprise
Le café de la gare était tranquille, des habitués
faisaient leur belote lorsqu'un pavé fit voler la vitre en éclat. Dans
son coin, Denise, trop occupée par ses soucis ne fit pas attention à l'incident.
De plus, elle avait le nez dans sa réussite qui aujourd'hui ne venait pas
vite. Elle finit par lever le nez et à se demander pourquoi un tel brouhaha.
Le patron, Robert, était dehors dans tous ses états. Il était entouré
d'un groupe de personnes, passants et autres citadins et puis le gros Joseph,
le chauffeur de taxi bien connu du quartier, qui laissait entendre qu'il
l'avait vu. Un de ces petits morveux des quartiers nord.
– Tu l'as reconnu, lui demanda Robert ?
– Ben, ben! Tu sais, ça s’est passé tellement vite, je ne pourrais pas
te dire comment il était.
Robert laissa tomber. Rien à en tirer.
C'est pour ma pomme. C'est alors que Denise répliqua pour demander ce
qui se passait.
Une femme, qui était dans le café également, mais qu'elle n'avait pas
vue, intervint.
– Je l'ai vu, ce petit, c'est le fils du patron du bar des négociants.
Joseph, alors, confirma ce qu'il n'avait pas vu et Denise haussa les
épaules. Elle demanda alors à la femme si elle était de la police. De la
police, moi, et pourquoi ? Comme ça, je trouve que vous avez l'air de regarder
partout, c'est bizarre. Elle rentra dans le café et retourna à sa réussite.
Moi, j'étais dans mon coin, celui qui restait, entre Denise, Colette
et les quatre beloteux. Je comptais les points et je vis alors Denise abandonner
sa réussite pour se diriger vers Colette.
T'es pas d'ici, toi !... Pourquoi ? Je ne rai jamais vu. Assieds-toi,
tu veux prendre un verre ? Denise accepta par curiosité. Elle voulait savoir
qui se cachait derrière ce regard.
C'est ainsi que firent connaissance la prostituée la plus paresseuse,
aux dires de son « patron », mais au coeur gros comme une citrouille, qui
aurait voulu être une artiste de cabaret et Colette qui était écrivain
et qui rêvait de devenir la seconde grande Colette.
2. Le mensonge
Ce jour-là, il traversait la rue en regardant droit
devant lui. Une voiture l'évita de justesse et la conductrice lui cria
une insulte. C'était une vieille connaissance. Tellement vieille qu'il
eut de la peine à la reconnaître.
Alors le p'tit Lulu, tu as perdu la mémoire. Ta vieille copine – tu
parles de copine, elle, tapineuse bas de gamme- Jannie, la flamboyante
Jannie.
Mais bien sûr, je me rappelle. À ses tout débuts, ça oui il se rappelle.
Mais avec toutes les visites qu'elle a eues, il ne reste plus grand-chose
de la beauté d'antan.
Eh ben, tiens, je t'offre un verre puisqu'on est devant un café.
C'est quoi au juste: le café de la gare. Bon ben, ça ira pour nous,
hein !
Lulu accepta pour lui faire plaisir et puis, tout de même, il se souvint
d'avoir passé du bon temps avec elle.
Ils entrèrent dans le bar et s'installèrent au comptoir. Denise qui
discutait avec Colette lui tournait le dos, mais elle pouvait les voir
dans le miroir. Lui ne la remarqua pas tout de suite. Tu vois, dit-elle
à Colette, le mec là-bas avec cette vieille peau, au bar, c'est mon « patron
». Un vieux vicelard. Il a l'air en effet vicieux. Le petit maquereau bas
de gamme. Si je pouvais, je lui ferais la peau, ce salop.
Elle en serait bien capable, se dit Colette. C'était l'amour vache dans
le milieu.
Tu oserais lui faire la... demanda Colette, émoustillée par cette histoire.
Je sais pas, peut-être ? Il regarde voir toi, il me semble, j'ai l'impression
qu'il t'a reconnue.
Il lui fit un signe de la tête, l'air de dire, allez au turbin. Sinon,
ça va barder.
– Pourquoi fait-il ce signe ?
– Quel signe ?
Colette lui mima quelqu'un qui l'égorge.
– Oh, il fait son malin. C'est un pauvre con.
– Tiens, ils s'en vont.
– Bon débarras. Donc, je te disais...
Et elles continuèrent leurs échanges de souvenirs de vie entre la déchéance
du trottoir et l'ingratitude des éditeurs qui ne reconnaissent pas les
talents des grands écrivains. Par exemple, sais-tu que ce pauvre Proust
… Bla, bla, bla, bla,...
Bon, et bien moi je vais me rentrer. J'ai du boulot qui m'attend.
3. Le meurtre qui arrange tout.
Elle s'endormit ce soir-là sans compter les moutons.
Enfin le cœur léger, après tant d'insomnies, elle sombra dans un sommeil
profond.
Après avoir quitté le café de la gare, Lulu avait quitté
sa « chère amie » pour aller, disait-il, régler une affaire. Ben, voyons.
Elle connaissait la chanson Jannie. Et ben, bonne affaire et
à un de ces jours.
Le quartier de la gare est plutôt tranquille passé les
dix heures du soir. Les derniers trains sont passés. Moi, j'habite à deux
pas, c'est pourquoi je vais prendre mon café chez Robert. Je
n'aime pas trop l'endroit, mais bon! Et puis, c'est tranquille en général.
Sauf aujourd'hui avec cette histoire de pavé dans la vitre du
bar et ce Lulu, que je connais vaguement de vue et qui a joué le caïd avec
cette pauvre Denise. Je la connais bien Denise. Je n'ai jamais
utilisé ses services, ce n'était pas de mon goût, mais avons sympathisé et
de temps en temps je lui offre le
café. Elle me raconte sa vie en trou de passoire. Pas
drôle sa vie. Elle n'est pas encore pas mal de sa personne parce qu'avec
sa philosophie de vie – moins j'en fais mieux, j'me porte – elle
s'était protégée des affres du temps.
Aussi, lorsque vers une heure du matin, j'entendis les
sirènes de la police hurlaient dans le quartier, je me suis dit que décidément,
ce jour n'était pas un jour comme les autres. Je suis descendu
dans la rue pour voir ce qui se passer.
Tiens, Colette, l'écrivain, que fait-elle ici ? Bonsoir,
on se connait !
Oui, du café de la gare. Ah! Oui. Cet après-midi. Vous
savez ce qui se passe ? Je crois que c'est la pauvre Denise, elle a était
assassinée.
Quoi ? Denise, ça alors. Colette n'en revenait pas. Elle
qui ne savait pas comment faire pour s'éloigner de son patron de merde,
ce petit salaud de Lulu.
Ainsi va le monde.
Fadila.
Elle est là, Fadila, face à la mer, la tête
pleine de bruissements que les événements qu'elle vient de vivre amplifient.
Là-bas, de l'autre côté sont tous ses souvenirs d'enfance. Des souvenirs qui
remontent à la surface maintenant. Des odeurs, des saveurs, des chants, des
visages et puis la famille. Cet oncle qu'elle adorait, mais que la famille
n'aimait pas beaucoup. Ce petit copain de classe avec qui elle partageait
ses secrets et qu'elle dut voir partir pour la capitale et qu'elle ne revit
jamais. C'était son amour secret. Mais elle ne regrette rien. Il fut un temps
où elle aurait pu regretter, où elle aurait eu envie de retourner au pays.
Son pays, la Tunisie. Mais aujourd'hui, son horizon avait changé. Il était
ici, sur cette terre qui l'avait accueillie, plus ou moins bien certes. Mais,
maintenant, elle était bien heureuse d'y être. Ce qu'elle venait de vivre
n'aurait pu l'être de l'autre côté. Elle se serait retrouvée rejetée, une
moins que rien.
Elle se trempait le bout des pieds dans ces petits rouleaux
qui viennent mourir sur la rive et cela lui procurait une sensation de bien-être.
Il faisait très beau et le soleil de printemps était bien agréable. Elle
pouvait profiter pleinement de ce moment de plaisir sans se demander ce que
les gens diraient d'elle. Fini les supputations sur sa vie de son voisinage.
Et Dieu sait si cela avait accompagné sa vie depuis qu'elle habitait ce quartier
qu'elle n'avait pas choisi, mais que sa condition sociale lui avait imposé.
Une si charmante petite ville disait-on! Oui, vue de l'extérieure, mais qui
n'avait rien à envier quant à la mentalité provinciale de la majorité de ses
habitants. D'autant qu'elle était environnée de gens d'origine du Maghreb,
en grande majorité, et que ce n'était pas ce qu'il y avait de mieux pour sa
vie privée.
Heureusement, il y avait là quelques personnes avec lesquelles elle entretenait
de bonnes relations. C'était le cas de madame Louise, la patronne de l'épicerie
du quartier. Avec elle, le courant était tout de suite passé. C'était pour
elle comme une mère. C'est elle qui lui parlait des malveillances qui se disaient
sur sa vie tout en la consolant et en lui demandant de ne pas trop y porter
attention. Que son mari la battait, qu'elle ne resterait pas avec lui, qu'elle
avait un amant, mais qu'elle était
riante et discrète. Alors, tu fais le tri. Tu ne te laisses pas impressionner
par c'est qu'en dira-t-on. Ce qui importe c'est de savoir qui tu es, toi.
Elle avait bien de la peine à gérer sa vie quotidienne avec ses cinq enfants
et ce mari, un cousin du bled qui lui avait été imposé et qu'elle supportait
de moins en moins. Au début de leur relation, elle avait eu de l'affection
pour lui, mais avec le temps, elle s'était rendu compte qu'il ne ferait jamais
rien de sa vie. Il n'avait jamais fait un effort pour améliorer son français.
Et il n'avait jamais voulu suivre une quelconque formation pour avoir un métier
qui lui permette de s'en sortir par lui-même. Il continuait à fonctionner
comme au pays. Ses relations de voisinage en guise de famille et cela semblaient
lui suffire. Il avait vite compris les avantages qu'il pouvait attendre des
aides sociales de droite et de gauche.
Il avait eu un emploi à la ville comme balayeur, mais sa négligence dans
les horaires avait fini par lui être fatale. Bien sûr qu'il ne voyait pas
pourquoi il avait été renvoyé sauf parce qu'il avait la peau mate et un nom
arabe. Il refusait de se plier aux us et coutumes de son pays d'adoption.
À l'extérieur comme à la maison. Au début de leur relation, sa jeunesse et
sa candeur furent favorables à ce que le schéma traditionnel s'installe dans
le couple. Et puis, au fur et à mesure des années, ses yeux s'étaient ouverts.
Elle avait suivi des cours du soir et avait réussi un examen pour être secrétaire.
Cependant, elle n'avait pas obtenu un travail, mais elle n'avait pas baissé
les bras pour autant. Elle avait trouvé cet emploi de femme de ménage après
avoir pris contact à l'aéroport pour un emploi de secrétaire.
Elle se disait qu'elle avait un pied dans la place et qu'avec le temps.
C'était madame Louise qui le lui avait dit et elle avait trouvé cela sage.
Tu ne dois pas te laisser enfermer dans ton petit monde, lui avait-elle dit.
Si tu veux avoir du travail, il faut que tu sortes de chez toi. Bien sûr qu'à
la maison, cela avait été mal pris, mais après le renvoi de son mari des
services de nettoyage de la ville, il avait bien fallu trouver un travail,
car ce n'était pas avec ses allocations qu'elle pouvait nourrir ses enfants
et payer le loyer et les charges. Et elle ne pouvait pas compter sur cet âne
bâté qu'elle avait à ses côtés qu'elle pouvait espérer avoir de l'aide. Ni
avec le maigre chômage qu'il percevait et dont elle ne voyait pas l'ombre
d'un
centime.
Tout en marchant sur la plage, elle se souvenait des événements qui avaient
déclenché le basculement de sa vie. Ce jour où elle avait découvert, furieuse,
que son mari avait ouvert la lettre, une lettre recommandée, venant de la
mairie. Il avait prétexté croire à une réponse de la mairie à une demande
d'emploi. Ah! par ce que tu crois qu'ils vont te donner un emploi après ce
qui est arrivé. Tu me prends pour une idiote. Et en plus une lettre recommandée
pour te dire... Enfin, elle n'avait pas poursuivi. Cela n'en valait pas la
peine. Et puis elle se savait en porte à faux, car elle aurait dû être là
à cette heure de la journée. Mais ne pouvait lui révéler son secret.
Elle l'avait lu cette lettre un peu fébrile.
Elle était choisie pour être sur une liste d'attente en vue d'être juré.
Elle était contente et en même temps angoissée. Qu'est-ce que c'était qu'être
juré, se demanda-t-elle? Il le lui demanda aussi, mais elle était bien en
peine de lui répondre, ce qui le mit en rage. Et d'abord, pourquoi tu n'es
pas rentrée à l'heure ? Où est-ce que t'étais? Il avait fait un geste comme
pour la frapper. Essaie et tu vas voir. Ici, tu n'es pas au bled, je te le
dis. Je porterais plainte et tu risqueras gros, je te préviens. Il se calma
alors, mais pour revenir à la charge plus tard.
Elle alla voir sa maman de l'épicerie pour avoir un conseil et des informations
sur cette histoire de juré. Elle en était revenue rassurée et un peu fière.
Tu seras avec d'autres personnes qui comme toi ont été choisies par un tirage
au sort pour être dans ce jury. Tu devras juger en ton âme et conscience de
la culpabilité ou non de l'accusé. Et tu recevras une indemnité pour chaque
jour, mais je ne sais pas qu'elle en est le montant. Elle s'était dit qu'elle
avait les moyens d'en savoir plus par ses
relations à l'aéroport. Elle remercia madame Louise et s'en retourna à la
maison rassurée. Elle se souvenait de cet instant comme celui d'un virage
dans sa vie. Sur le moment, ce fut un vague sentiment d'ouverture vers un
autre monde, mais elle était loin d'imaginer jusqu'où cela irait. Lorsqu'elle
était revenue à la maison, elle fut de nouveau agressée par un mari suspicieux
et jaloux. Qui essaya de la rabaisser en la traitant de femme de moins que
rien, exploitée par des salopards de Français qui continuent de se comporter
comme des colonisateurs. Et puis pourquoi t'es rentrée si tard, hein? T'as
un amant, c'est sûr. C'est ton petit chef, hein? Je vais le buter ce salaud.
Et il avait encore levé la main sur elle, mais s'arrêta en repensant certainement
à ce qu’elle lui avait dit quelque temps avant. Mais elle avait senti que
la situation était en train de se dégrader de plus en plus. Ses griefs revenaient
de plus en plus souvent d'autant qu'il supportait mal de devoir s'occuper
des enfants. Il se sentait rabaissé doublement. Il n'avait plus de travail
et il était la boniche, à ses yeux, à la maison. Mais que fais-tu pour changer
ta situation, hein?
Rien, tu ne bouges pas le petit doigt. Cela le mettait encore plus en colère.
Et pour ne rien arranger, c'était fini pour les galipettes au lit. Elle
ne supportait plus de faire l'amour avec lui, surtout depuis qu'elle était
à l'aéroport et que...
Ce qui augmentait les suspicions de son mari et doublait les menaces. Je
vais le tuer ce salaud, n'arrêtait-il pas de dire dans leurs disputes. Et
c'était aussi pour ne plus avoir à supporter ces scènes de ménage, qu'elle
rentrait de plus en plus tard. Mais son sommeil s'en ressentait et la traduction
qu'en faisait son mari fut qu'elle dormait à l'aéroport avec son chef. La
situation devenait de plus en plus inextricable.
Et puis, un jour, arriva une autre lettre pour l'informer qu'elle avait
été choisie pour être jurée. Cette fois, c'était sérieux. Elle avait presque
oublié cette possibilité d'être juré, cela faisait six mois qu'elle avait
reçu la première lettre. Il était spécifié qu'elle aurait à juger un homme,
amoureux fou d'une femme. Qu'il avait tué le mari en espérant pouvoir s'enfuir
avec elle. Cela lui parut un peu absurde. Mais elle verrait bien le moment
venu.
Et le moment arriva qui fut pour elle un mélange étrange d'angoisse et d'excitation.
Elle se mit en beauté comme jamais elle n'eut l'occasion. Elle voulait paraître
une dame de bonne éducation. Elle était plutôt une belle femme mais qui s'ignorait.
Souriante, avenante, elle plaisait à son entourage sauf à la maison. Elle
avait osé s'acheter des dessous qui mettaient en valeur une poitrine attrayante.
Cela aussi avait exacerbé la colère d'un mari qui l'avait traité de pute.
Elle n'en tint pas
compte ce qui l'énerva encore plus et fut l'occasion de nouvelles menaces
à l'encontre de son chef.
Elle se rendit au tribunal et fut surprise d'y voir son directeur. Il lui
fit des compliments sur sa tenue, elle en fut troublée. Je suis ici comme
témoin, lui dit-il.
Puis elle alla s'asseoir avec les autres jurés.
Elle avait été devant un cas qui lui sembla absurde. Comment un être humain
peut-il croire que l'assassinat du mari devrait lui permettre de récupérer
sa femme?
Lui était amoureux fou d'elle, mais s'était-il demandé si elle avait des
sentiments qui la feraient basculer de son côté? L'amour rend aveugle, dit-on.
C'était pour elle une preuve irréfutable. D'autant que maintenant, il se rendait
compte qu'elle n'avait pas de vrais sentiments à son égard. Était-ce son
argent qui l'avait intéressé ? Elle avait pensé à elle. Ça ne risquait pas
de lui arriver. Et puis elle avait eu un doute. Non, s'était-elle dit, avec
mes cinq enfants et mon statut de femme de ménage,
je suis protégée.
Mais les êtres humains ne sont-ils pas capables d'actes insensés lorsqu'il
s'agit d'amour ? Est-ce que son directeur serait capable de cela?
Il lui plaisait bien son directeur. Elle avait le béguin pour lui. Il me
plait bien, se disait-elle. Mais elle ne croyait pas qu'il fut amoureux d'elle.
Cependant, elle avait un doute. Il jouait sur ce registre, pensait-elle,
mais elle se disait que tout cela était du cinéma. Tout comme cette femme
a fait
du cinéma à ce pauvre bougre qui est là dans le box des accusés. C'est le
dindon de la farce. Elle aimait bien cette expression que madame Louise lui
avait apprise. Son mari aussi était un peu le dindon de la farce, mais c'était
bien fait pour lui. Cela faisait des années qu'il ne bougeait pas d'un pouce
pour changer la situation.
Et si son mari essayait de tuer son chef, se dit-elle? Quel drame ça serait
puisqu'en plus il y aurait erreur sur le sujet.
Elle regarda l'accusé. C'était un bel homme, tout comme son directeur. Elle
l'aurait bien fréquenté s'il n'avait pas commis cet acte absurde. Maintenant
est-ce qu'elle fréquenterait encore son mari s'il venait à tuer son chef?
Sûrement pas, ce serait l'occasion pour elle de refaire sa vie. Et lui, il
se retrouverait seul, car cela fait déjà un moment qu'elle n'a plus envie
de le voir. Alors, bonne occasion de tourner la page.
Elle n'avait pas aimé la déposition de cette femme, cette maitresse froide
et calculatrice qui afficha du mépris face à cet homme encore éperdument amoureux
d'elle. Cela pèsera lourdement dans leur jugement. Il avait commis surtout
l'erreur de croire qu'un meurtre puisse résoudre une affaire sentimentale.
Elle était plutôt pour le dialogue, la diplomatie. Mais peut-être que cette
femme aussi pensait cela ? Elle eut n doute. C'était un grand candide, pour
sûr. Elle aurait bien aimé voir de quoi avait l'air le mari tué. Est-ce que
cette femme, qui était une très belle femme, vivait une relation semblable
à la sienne? Son mari était peut-être un violent qui la maltraitait, c'est
ce qu'elle avait laissé entendre. Elle le haïssait, mais alors pourquoi jouait-elle
ce jeu avec ce pauvre amant? Elle crut comprendre qu'il ne s'intéressait plus
aux femmes. Les hommes avaient sa préférence. Mais alors elle aurait dû être
satisfaite de se trouver un homme pour vivre une relation qui la comble.
Elle se dit qu'il devait ne pas la combler. C'était peut-être un cérébral,
un intellectuel pour qui l'amour ne passait que par les mots. C'était la
version de cette femme.
Il avait une certaine aisance financière à laquelle elle ne semblait pas
indifférente. Elle pensa de nouveau à elle. Les crimes de coeur sont toujours
des mélimélos difficiles à comprendre, car en dehors de la raison. Elle avait
cru comprendre cela dans les débats entre les avocats.
Elle continuait à marcher sur la plage en repensant au bouleversement qui
avait suivi ce moment de sa vie au tribunal. Son directeur qui avait appris
sa nomination lorsqu'elle était venue lui demandait de pouvoir être libre
pour être jurée et aussi d'être indemnisé pour les jours où elle serait au
tribunal. Je suis content pour vous, lui avait-il dit. Comme il était témoin,
il était venu au tribunal une fois ou deux.
Dans la salle, il lui avait fait signe et elle avait été émue surtout après
les paroles aimables qu'il lui avait adressées avant l'audience. Et puis après
le jugement, lorsqu'elle était revenue au travail, il avait voulu en savoir
plus, mais elle lui fit savoir qu'elle ne pouvait pas lui en parler, la loi
le lui interdisant. Même après les délibérations ? Même après. Elle lui parla
du contexte de l'histoire, ce que tous les journaux avaient relaté. Comme
il n'avait pas le temps à cela, elle accepta de lui raconter les grandes lignes
de cette passion qui avait mal tourné. Et pour cela il l'invita au restaurant.
Et c'est alors qu'une relation commença à s'établir entre eux deux. Il était
à peine plus âgé qu'elle, il avait dans la trentaine bien avancé. Et quelques
jours plus tard, alors qu'elle était dans son bureau pour percevoir ses indemnités,
ils entendirent un coup de feu. Un vigile qui se trouvait pas très loin était
accouru pour constater que le chef du nettoyage avait été tué. Elle pensa
tout de suite à son mari. Il avait très mal pris qu'elle soit rentrée très
tard le jour où elle avait déjeuné avec son directeur. Elle avait été tétanisée
sur le moment. Ils sortirent pour voir ce qui se passait et c'est alors qu'elle
lui avait dit qu'elle pensait que ce fut son mari qui avait
commis l'irréparable. Lorsqu'ils arrivèrent sur les lieux, ils trouvèrent
le mari de Fadila comme hébété de ce qu'il venait de commettre. Il n'avait
même pas essayé de s'enfuir. La police était arrivée.
Elle lui expliqua ensuite qu'il avait plus d'une fois fait des menaces à
l'encontre de son chef, croyant qu'elle avait une relation avec lui. Et, c'était
vrai ? Absolument pas. Je trainais juste un peu en ville, car je n'avais
plus envie de le voir. Plus tard je rentrais à la maison, mieux c'était pour
moi. Quel idiot se dit-elle et puis, plus tard, elle prit conscience que...
Et maintenant, six mois plus tard, elle se retrouvait sur cette plage avec
son directeur qui allait devenir son mari après avoir été son amant.
Et sa vie bascula du tout au tout. Elle n'était plus obligée de faire des
ménages et elle pouvait s'occuper de ses enfants pleinement.
Elle se demanda encore si elle ne rêvait pas. Elle allait même pouvoir avoir
un poste de secrétaire grâce à son mari et directeur. Mais elle voulait d'abord
reprendre l'éducation de ses enfants en main.
Fadila, il se fait tard, nous devons rentrer. Le soleil se couchait et la
lumière était douce dans la tiédeur de cette fin de printemps. Les enfants
étaient heureux de faire trempette, elle ne les avait jamais vus ainsi.
Et elle, se sentant épanouie comme elle ne l'avait jamais été
depuis qu'elle avait retrouvé une vie sexuelle équilibrée et quelqu'un qui
lui apportait de l'affection et de la reconnaissance.
Elle regarda son Michel et se dit: que la vie est bizarre!... Puis elle
lui fit un bisou sur le bout du nez. Il la prit dans ses bras et la souleva
de terre. Tu es plus belle que jamais.
Allez, on y va les enfants, en voiture.
|