Madeleine

2010
vers 2010
2011
Neige
Autour de l'eau
Ultra violet
Il y a bien longtemps
Neuvain
Parcours
Sur le Cours Mirabeau
Liberté
L'oubli
Entre platane et cyprès
81 Cours Jean Jaurès


Neige

Clair décembre, neige exceptionnelle, clair matin, silencieux espaces ! Il y a dix ans, je n’étais pas née encore, se dit Alice. Y avait-il de la neige comme aujourd’hui ? Elle étouffe les bruits. Et d’ailleurs, les gens dorment, le facteur ne passe pas. Quel silence ! Tout le monde somnole après avoir réveillonné, les clochers se taisent après avoir carillonné.  Je suis née à dix heures du matin.. A dix heures du matin, je naissais en pleurant, comme tout le monde, paraît-il.
Et voilà, c’est dix heures, et chacun reste chez soi, ou va au ski, ou part plus loin. Cet anniversaire n’est jamais mon anniversaire. N’importe quel autre jour tous mes copains et mes copines feraient un bonhomme de neige dans le jardin, on danserait autour, on le bombarderait de boules et après,  on rentrerait manger de la tarte à l’orange et boire du chocolat chaud. J’aurais des tas de petits cadeaux marrants, il s’en parlerait à l’école ! Ce serait ma fête, pas celle des pères Noël dans les magasins, pas celle des lumières dans les rues, pas celle des sacs et des paniers débordants, pas celle du petit Jésus. Pas celle de tout le monde. Je ne suis pas Alice Tout-le-monde, je suis Alice Vasseur.
Il y a dix ans j’étais née depuis une demi-heure, on s’occupait de moi, on me mettait entre deux draps roses, on téléphonait pour dire que j’étais bien arrivée. Et dix ans après, à quoi ça sert d’être né ? Ca sert à faire comme n’importe qui, ça sert à ouvrir des paquets devant la cheminée, ça sert à dire ce que tout le monde dit en les ouvrant, ça sert à copier.  Il paraît qu’on est six milliards sur terre. Je suis un six milliardième : Un, tout seul, et puis un grand trait dessous, et puis ,sous le trait, six  et une longue chenille de zéros, je ne sais pas combien. Une naufragée sur un radeau chahuté par les vagues !
C’est pour remplir le silence qu’Alice fait tout ce bruit dans sa tête. Soudain, ce roulage et ce tangage intimes s’arrêtent net parce qu’enfin, au bas de l’immeuble une porte grince. C’est celle du vieux grincheux malpoli qu’Alice n’aime pas.
--  Patapouf !
Tiens il appelle son chien.  Oh ! ce n’est pas Chien-tout-le monde, c’est Patapouf Popinot , chien de Monsieur Popinot, qui ne discute qu’avec son chien. Avec les gens, il aboie ! Ou alors, il pose des questions bêtes. Cette drôle d’habitude, demander l’heure à chaque passant ! Comme s’il était attendu, comme s’il avait encore à faire, à son âge ou comme s’il attendait quelqu’un !
--  Moi, se dit Alice, j’attendais dix heures pour avoir vraiment dix ans et ça ne change rien, et je suis pareille. Comme hier, je regarde par la fenêtre, partir Monsieur Popinot et son chien. Le chien se tait, son maître aboie.
--  Tu vois quelqu’un d’autre que nous deux sur ce trottoir ?
Ben non ! il voit personne d’autre, Patapouf, il n’est pas fou, il ne voit pas ce qui n’existe pas. Alice, elle, regarde les deux traces derrière eux, les deux empreintes parallèles : des souliers d’homme, des pattes de chien, comme un galon, comme une double couture de machine à coudre. Quand tout le monde dort encore ou se prélasse, l’un promène l’autre et les voilà qui font leur double trace en sens inverse sur l’autre trottoir en revenant. Aller pour revenir si vite, pourquoi donc ? Alice se demande à qui elle peut bien poser cette question. Vraiment, à qui ? Elle est trop petite pour se dire : «  Je parle à ma solitude. » Elle songe qu’il y a dix ans, elle avait zéro an, qu’il y a  onze ans elle n’avait tellement rien qu’elle n’était rien. Et que dans quatre vingt dix ans, elle aura cent ans et qu’elle aboiera peut-être comme Monsieur Popinot.
. Avoir dix, ou rien, ou cent ? Avoir à condition d’être ..Il faudrait arrêter de compter le temps qui n’est plus ou qui n’est pas encore. Nous avons tous besoin d’une minute d’éternité, ronde et parfaite comme une boule de neige pour ne plus nous poser de questions bêtes. Il devrait suffire d’être la seule Alice Vasseur.
Comme on lance une boule de neige, elle se penche du balcon et crie : « Joyeuses fêtes, Monsieur Popinot ! » Et lui, tout surpris,  répond sans aboyer : «  Mais, c’est la semaine prochaine, Alice : je m’appelle Sylvestre Popinot ! Et comme c’est le 31 décembre, autant dire que ce n’est jamais ma fête… »


Autour de l’eau
Depuis deux mois, le lac était devenu l’univers de Marie. Elle liait ses pensées de convalescente au mouvement des vagues, à l’envol des oiseaux aquatiques et à la lente dérive des barques. Elle y découvrait des analogies inattendues avec son jeune passé. Des souvenirs s’estompaient, effilochés comme de simples reflets, d’autres émergeaient qu’il lui semblait avoir été choisis comme de précieux présents. Elle avait un regard plus neuf et plus aigu sur le monde et sur elle-même. Que de temps perdu autrefois à chercher le pourquoi de n’importe quoi, de l’inessentiel ! Désormais son plaisir était dans toutes les rencontres et son émerveillement dans les relations qui en découlaient parfois. Lors de ses promenades quotidiennes, elle se sentait plus forte de la vitalité des enfants qui pataugeaient en riant malgré la vase et les cailloux et plus sereine de la patience du pêcheur qui fournissait en friture le restaurant du village. Elle aimait bavarder avec Agnès, la marchande de souvenirs, une femme de 50 ans qui avait longtemps vécu au Japon et dont le jardinet, devant la boutique était composé selon des rites et des rythmes venus de l’orient. Elle était parfois tentée de s’asseoir sous un arbre pour attendre la révélation que sa nouvelle amie lui suggérait : un petit vent frais vous apporte souvent une idée toute neuve. L’on songe aux lointains d’où il vient…

L’arrivée de Frédéric, un copain de Fac qu’elle eut la surprise de reconnaître après dix ans, changea l’enchantement. Finies les promenades solitaires ou les discussions passionnées sur le yin et le yang ou la cérémonie du thé ! Frédéric, qu’un vieil oncle hébergeait pour les vacances, avait fait l’acquisition d’un petit voilier. Il ne cachait pas qu’il n’aimait pas naviguer seul. Il lui fallait des oreilles complaisantes pour écouter ses exposés techniques sur la navigation de plaisance. Il lui fallait aussi un agile compagnon pour faire contrepoids quand l’esquif penchait dangereusement à bâbord ou tribord. Autrefois, Marie n’aurait pas accepté une activité si monotone, elle se serait sentie prisonnière de ces trois mètres carrés de planches, et de ce discours à la limite du pédant. Maintenant, dépouillée de son impatience, elle s’emplissait les yeux des multiples horizons que son ancien et nouvel ami lui faisait connaître : les rivages plus lointains, les abords d’un château médiéval, l’estuaire des deux petites rivières qui alimentaient l’étendue lacustre, et, plus à l’ouest, les quais et les plages d’une vieille et gracieuse ville. Elle devinait que Frédéric était heureux de n’être pas seul après une rupture dont il évitait de parler.
Il lui présenta son oncle Jules, un digne magistrat qui venait de prendre sa retraite au pays natal dans sa maisonnette au bord de l’eau. Ils l’emmenèrent faire la rituelle ascension de la Grande Versière dont le lac, depuis toujours, reflétait le sommet par temps clair. On démarrait ses 900 mètres par un raidillon à vous couper le souffle. Puis, le sentier s’infléchissait en pente douce à travers la forêt de mélèzes et les prairies. Ils avaient beaucoup ri, à travers les verts pâturages, de l’hydrophobie supposée de Jules qui refusait obstinément de mettre le pied sur le voilier. Ils arrivèrent au bas du pierrier à onze heures du matin. La pente était raide, les schistes s’éboulaient. Jules n’arrivait pas à reprendre le souffle et la cime lui semblait reculer à fur et à mesure de la pénible progression.
--  Je vous laisse continuer seuls, fit-il. Vous me direz s’il y a toujours des nids de gentianes derrière la croix. Je vous attends ici.
Ils le quittèrent, sûrs de le retrouver pour pique-niquer trois quarts d’heure plus tard. Mais le pierrier se défaisait sous les pas, Marie faillit dévisser, Frédéric la rattrapa  de justesse et il leur fallut plus d’une heure pour triompher de la Versière. Au retour, Jules avait disparu. Au cours de la descente, ils interrogèrent les randonneurs qui montaient. N’avaient-ils pas rencontré un vieux monsieur barbu vêtu d’un anorak rouge ? Personne ne l’avait remarqué.

L’anorak, ils le retrouvèrent sur une chaise de la cuisine, sans la moindre explication. Le lendemain Jacques téléphona aux deux fils de Jules et à quelques amis, sans résultats. Personne n’avait la moindre idée de ce qu’il avait pu faire. Marie insista pour accompagner Frédéric à la ville. Elle ne voulait pas le laisser se présenter seul au Commissariat. Elle devinait entre les deux hommes plus que de simples liens de parenté. Jules avait perdu sa femme peu de temps avant sa retraite, au moment où Frédéric avait rompu avec Céline. Cette Céline, Marie ne l’avait jamais trouvée sympathique et Frédéric avait manifestement évité d’en parler. Il dit simplement que Jules avait fait une perte cruelle et qu’il avait des raisons d’être dépressif.
L’officier de police qui enregistra la déclaration ne s’émut pas .Il souligna que le parent disparu était majeur et nullement diminué par l’âge. Ils ne pourrait que donner prochainement de ses nouvelles.
Ils traînèrent sous les arcades de la vieille ville. Dans la rue principale, déambulaient des hommes au crâne rasé, vêtus de tuniques jaunes et pourpres. Des bouddhistes, sans doute, mais de type européen.
--  Mais qui sont-ils, ces gens qui marchent d’un pas énigmatique au milieu de la foule ?
Ils dînèrent avant de rentrer. Le restaurant dominait la ville illuminée qui, vue de haut, rappelait celle où ils avaient fait leurs études et dont ils évoquèrent le souvenir, sous l’influence du petit vin blanc de Savoie. Et les fondues, et le Restau U, et les profs et les copains…
A leur retour, la maison était plongée dans l’obscurité, mais, sur le ponton d’amarrage du voilier, une lanterne éclairait un coffret de bois sculpté de rosaces, comme Agnès en vendait aux touristes. Ils l’ouvrirent, en tirèrent une feuille et lurent :
Interdite à jamais, ma montagne, ô Versière
Je ne bondirai plus de rocher en rocher
Adieu ma Rose, adieu ma Belle Jardinière
( le reste illisible)
Agnès avait vu arriver l’oncle Jules  tout mélancolique. Il avait acheté le coffret. En évoquant un stage zen qu’ils avaient fait ensemble, il lui avait offert une rose. Elle se reprochait de ne pas l’avoir retenu…
-- S’il y a un personnage qui l’a toujours hanté, c’est le juge justicier des Dix petits Nègres, celui qui met en scène sa mort et ça me fait peur, dit Jacques.
--  Attendez !  dit Marie, tu te rappelles, Jacques, ces hommes au crâne rasé qui défilaient d’un pas énigmatique ? Le quatrième, c’était lui ! Il nous a regardé longuement. Il avait rasé sa barbe et ses cheveux !
-- Passez-moi ce quatrain ! dit Agnès. Le dernier vers pourrait être… Oui, c’est ça…
Je vais te retrouver, toi que j’ai tant cherché
-- Bon, il s’adresse à tante Rose ! C’est sûr, Jules est au fond du lac. Tu as eu la berlue, Marie !
-- Mais ce vers n’était pas exactement illisible, on voit qu’ il a été soigneusement barré. Donc nul et non avenu. Il y en  a peut-être un autre qui le remplace ?
Agnès retourna la feuille. Un autre alexandrin y était finement calligraphié. C’était :
Je vous raconterai ce que je vais trouver.
--  C’est plus prosaïque…
-- C’est quand même ambigu.
--  Mais non, il doit faire une sorte de retraite dans une ashram. Et probablement pas loin d’ici, répondit Agnès. Allez dormir, demain sera un autre jour.

Autour du ponton, l’eau restait trouble.
-- Il la détestait trop pour s’y jeter.
--  Ce qui est clair, dit Frédéric, c’est que, depuis hier, il veut que nous restions tous les deux enfin seuls. Qu’en penses-tu ?
Les consignes de l'atelier (clic)

Consigne : texte fragmentaire autour d'un beau souvenir de son enfance.
Nicole nous a accompagnés paragraphe par paragraphe pour associer à ce souvenir un parfum, une photo, une parole, une personne et un lieu.


Ultraviolet

Elle porte un joli tablier noir avec un picot rouge au bord des poches et des manches ballon. Sa maman le lui a fait faire.

Tu te souviens qu’on évitait de se vêtir de mauve et de violet ? « Ca fait deuil ! » disait le marchand de tissu qui n’avait qu’un œil.

Elle remonte la rue de la Mairie.

Tu te souviens des touffes de lavande sauvage au bord du long chemin, à mi-pente, entre rivière et montagne ?

Tu te souviens que lors d’un pèlerinage, à un gosse qui vendait un bouquet, une pie grièche avait dit : « De la lavande, mon petit, nous en avons plein chez nous ! » et que tu avais acheté le bouquet ?

Elle glisse un coup d’œil à gauche vers la librairie, vire à droite devant le café, puis à gauche pour prendre un chemin plus agreste entre des jardinets.

Tu te souviens des buis dont les fruits verts ressemblaient à de petites marmites à trois pieds ?

Sur les grillages, grimpent des liserons qu’elle pourrait cueillir et faire sécher dans un livre.

Tu te souviens de la petite source qui naissait dans un taillis si touffu qu’il fallait lui prêter l’oreille pour la trouver ?

Une charrette bleue, abandonnée là depuis des années, pourrait lui faire une cabane en cas de malheur, elle y songe en passant.

Tu te souviens des paniers de lavande qu’on tressait au bord de la source ?

Elle arrive face à la cour de l’école, pleine de cris, de pleurs, d’appels et de chansons.

Tu te souviens que les fins rubans à tresser les paniers s’appelaient des faveurs ? Il fallait dire au mercier : « Je voudrais quatre mètre de faveur violette, indigo, bleue, verte, jaune, orange ou rouge, s’il vous plaît, monsieur. »

Le portail toujours grand ouvert, les écolières ne le franchiront plus avant midi, mais alors, dans une explosion de hurlements.

Tu te souviens qu’au patronage, échappée à la surveillance scolaire et familiale, c’est de ta bonne main que tu as  appris à tisser les faveurs et les tiges de lavande, de ta main gauche ?

Elle trouve que la poussière qui tourbillonne dans la cour donne une saveur à l’air.

Tu te souviens du parfum qui sortait des armoires, subtil ou violent, selon la saison, et de
 la distillerie qui embaumait, l’été, tout le bas du village ?

Elle entre sous les platanes en flairant le vent…

°

A l’arrière plan, comme en toile de fond, un bâtiment qui a des hublots sur le toit, des oeils de bœuf, paraît-il.
Devant, des moutons dans leur parc, des moutons enrubannés, avec des pompons.
A côté d’eux, les dindes, qui font la roue.
Et à côté, des cochons et des cochonnets bien propres, au museau frémissant.
A côté, mais pas dans la photo, on doit vendre des tartes, des tourtons, des bonnets, des moufles, des napperons, et bien sûr, des paniers de lavande.
Au premier plan, de dos, face aux animaux, un petit groupe d’enfants, filles et garçons, avec les mêmes chaussettes de laine qui dégringolent sur les chevilles, car l’élastique ne résiste pas au lavage.
Ils sont penchés, ils tendent probablement la main pour caresser les cochons.
Peut-être y parviennent-ils tant ces bêtes ont l’air pacifique.
Au-dessus du toit, le ciel sans nuages se laisse oublier.
Mémoire de papier, mémoire noire et blanche et pourtant couleur de bonheur….

°

J’entendrai toujours cette voix ironique, inlassable  : « Au pays des aveugles, les borgnes sont rois. »
Ce grand soleil était donc le royaume des aveugles ? Lors d’une éclipse, en effet, on nous avait distribué des verres couverts de fumée avant de nous permettre de regarder passer la lune devant le disque rougeoyant. Le soleil aveuglait ? Nous risquions de ne jamais plus voir ?
Phrase horrible : un royaume d’aveugles gouvernés par un borgne que j’identifiais à ce  marchand qui méprisait une couleur d’arc-en-ciel et de fleur ! Je ne connaissais pas encore ce trait de Simon de Montfort qui, dit-on, renvoya chez eux vingt Albigeois aux yeux crevés, conduits par un vingt et unième partiellement épargné.
Certes, je percevais bien que le persiflage me visait. Mais, pour n’en être pas foudroyée, je regardais alentour et plus loin. Un pays d’infirmes, ce village où presque tous avaient deux yeux ? Ou alors, un pays d’infirmes de l’intelligence ? Ce n’était pas vrai. Ce ne pouvait être vrai que des Allemands, qui, selon la rumeur, suivaient Hitler les yeux fermés. Il y aurait bientôt la guerre, disait-on.
Je connaissais pas encore le mot symbole mais déjà le mot guerre

°

Je revois mon petit frère qui cherche en vain ces minuscules champignons très parfumés que, par ici, l’on appelle panachauts.
Je revois l’immense pré pentu censé produire les panachauts.
Mon petit frère s’enfuit à perdre haleine parce qu’une bonne âme – sûrement moi – vient de lui signaler la présence d’un loup.

Je revois mon petit frère qui porte un grand panier vide.
C’est sur un sentier qui tourne sur la colline entre les chênes.
Il y pousse une mousse extraordinaire dont chaque brin se termine en étoile et nous la ramassons pour la mettre dans la crèche.

Je revois mon petit frère qui rapporte de l’école une énorme toupie.
Un troc a eu lieu dans la cour des garçons, entourée de hauts murs, ombragée de tilleuls dont on cueille les fleurs pour la tisane au début de l’été.
Toute la famille rit aux éclats en apprenant que j’ai fait partie de l’échange, ajoutée à trois billes de verre. Le grand Hubert ne m’a pas achetée bien cher. Mais a-t-il vraiment fait une bonne affaire ?


Aujourd’hui, je n’ai plus mon tablier noir, je me sens toujours un peu borgnesse, un peu manchote, éphémère élément d’un univers changeant, mais prête à marcher aussi longtemps qu’il faudra, guidée par la voix d’un ruisseau, le parfum d’une fleur ou quelque appel au loin, vers tout ce qui me fait signe ou parle à mon cœur.



 
Neuvain
 
Douce clarté posée sur le monde, sagesse,
dans le creuset nocturne où le songeur est roi,
dans le coeur noir de la métamorphose,
 
j'attends que tu m'infuses ton savoir.
A moi chantant, trouvant, pleurant l'amour,
tournant à vide autour de l'étoile soleil.
 
Peut-on connaître un jour ce qu'on ne cherche plus ?
Quand nous aurons joué nos vies à qui perd gagne
nous reconnaîtrons-nous sans savoir qui nous sommes ?


Il y a bien longtemps
Consignes
Je ne me souviens guère de ce que ma mère disait au sujet de son enfance…
Je me souviens qu’elle en parlait avec passion.
Pourquoi ? sans doute parce qu’à partir de l’été de 1914, son père n’était plus à la maison et qu’elle ne supportait pas l’autorité tatillonne de ma grand-mère.
Au fur et à mesure que le temps passait, les nouvelles se raréfiaient. L’une après l’autre, les portes des maisons s’ouvraient devant le maire qui venait annoncer la mort d’un fils ou d’un jeune père.
Elle vivait terrorisée, ne comprenant pas comment tant d’hommes jeunes et gais pouvaient si vite disparaître à jamais, on ne sait où, au front, comme disaient les gens.
Il n’y avait pas de cris de révolte mais plutôt de grands soupirs, des larmes essuyées à la va-vite avec un coin de tablier, des pas de plus en plus pressés, de la grange au lavoir, de la vigne à l’étable. Peu de paroles, des haussements d’épaule, une fuite en avant perpétuelle, car les saisons, elles, ne manquaient pas de revenir, l’une après l’autre. On ne tue pas le temps, le temps présent ne cesse d’arriver.
Elle regrettait l’époque à jamais révolue où les mères ne se pressaient pas, ne forçaient pas leur voix pour parler aux gamins, où les pères, les soirs d’été, s’asseyaient sur le banc, devant la maison.
Quand, autrefois, elle regardait le ciel, elle ne se demandait rien, fascinée. Maintenant, elle ne pouvait même pas imaginer que son père contemplait les mêmes étoiles car on lui avait dit qu’au front les obus déchiraient les nuages et qu’il pleuvait toujours.
Et l’hiver, lorsqu’il neigeait au village, elle pensait qu’il neigeait au front mais que, sans abris, les pères, les grands frères, les cousins et les oncles devenaient des hommes de neige. Pourquoi vouloir le retour d’une armée de fantômes où nul ne pourrait reconnaître les siens ? La neige de janvier semblait perpétuelle. Le printemps qui viendrait dissiperait-il les fantômes ? Et que trouverait-on après la fonte des linceuls ? Les pas des femmes, les pas des vieillards conduisant les troupeaux piétinaient la neige sans parvenir à l’effacer.
La petite Jeanne regardait les fenêtres des maisons qui s’éclairaient, le soir, l’une après l’autre. Elle imaginait la lampe à pétrole qui passait de pièce en pièce à la recherche de l’absent.
D’autres fois, elle regardait le flammes danser dans la cheminée, tout aussi fantomatiques. Elle rêvait, la nuit, de danses macabres où le grand squelette entraînait les déjà morts, puis les presque morts, puis ceux qu’on croyait encore vivants. Elle voulait leur crier de ne pas suivre la farandole qui les fondait tous dans une brume impalpable. Elle retenait le dernier, très grand, elle s’accrochait à sa manche comme s’il était encore quelqu’un, comme si ce quelqu’un, c’était son père.
Un jour, elle avait proposé à sa cousine Andrée de partir toutes deux en direction du front pour faire évader tous ceux qu’elles trouveraient. Ce serait une longue file clandestine, on marcherait, la nuit et le jour on se cacherait pour dormir. Aussitôt, elles s’était mises à faire des provisions de route : tout ce qu’elles pouvaient dérober au regard acéré des mères, des noix, des amandes, des châtaignes échappées aux maigres festivités d’un Noël de guerre.
Au fur et à mesure que le trésor s’amassait, la neige fondait en eau, le ruisseau perdait ses écailles de glace. Des oiseaux pépiaient. Des écureuils réveillés montaient et descendaient dans le bosquet. Elles aussi, allaient partir.
Une dernière visite au trésor les consterna. Quelques coquilles rongées, des moisissures, autant rien. La nature printanière, en se réveillant, s’était gobergée dans un immense rire moqueur.
Jeanne savait-elle encore ce qu’elle voulait ? Elle rêvait souvent de partir vers le nord, descendre dans la tranchée, tirer son père vivant du milieu des tas de morts pour s’élancer avec lui dans le soleil revenu. Ils partaient sur la route, ils arrivaient devant la maison…
La voix de son père la réveilla. Il était là, près de son lit, tenant sa mère enlacée. Sans sa voix, elle n’aurait pas reconnu cet étranger aux joues hâves, aux cheveux plus si noirs, mêlés de fils blancs. Elle se mit à pleurer en voyant son bras en écharpe et la manche de sa veste d’uniforme décousue.

 Parcours
Bourdonnements, bestioles et brindilles, rochers, ravins, ruissellements, rivière, nuages, pluie, paroles et regards …

Géante, je vois, par terre et sur le mur, les fourmis filer et  trébucher sous leur charge. Moi aussi, je trottine dans le jardin sous l’œil de mon chien tutélaire.

Balades solitaires autour d’un village pour atteindre l’espace déboisé, le grand champ labouré du sommet de la colline. L’arbre unique qui l’ombrage portera-t-il des pommes ou des noix ? Escaladerai-je un jour la crête de calcaire dur, là-haut sur la montagne ou se dressera-t-elle toujours en muraille infranchissable ?

Promenades d’adolescentes en rang sur les routes en étoile autour d’une petite ville. Pourquoi revenir toujours au point de départ ? Parce qu’on n’est pas encore grande.

Déambulation romantique par les faubourgs d’une grande ville. Je te cherche, tu me cherches, il s’en va, c’est lui que je voulais. Flaques sur l’asphalte où voguent les feuilles mortes. Que l’eau de la rivière est sombre ! Elle va, je vais.

Tourniquets de trains, réseau de routes terrestres et célestes, implacable filet, piège planétaire. Touriste ou voyageuse, je tourne comme tous. Rouge, le soleil s’éteint dans la mer laiteuse et le vent du désert sculpte la dune. Et d’autres fuient sans trouver d’issues : passeurs, polices, détention, départ, retour, cauchemar barbelé.

Si l’on pouvait périgriner sans but, devenir lentement soi-même dans un paysage qui change, espace et temps : pas de montée sans descente, pas de jour sans nuit, les chemins se ressemblent à la longue et laissent enfin, distance abolie, voir des visages qu’on ne voyait pas…

Un jour de miracle, j’ai eu  quinze ans et deux yeux bleus m’ont regardée, deux yeux bleus que mes pareilles trouvaient terribles. Et j’ai entendu : « Vous avez votre élégance personnelle » C’était inouï, ce compliment qui n’était pas une comparaison de plus au détriment de tel ou tel. Pas moins menteuse que, pas meilleure en calcul,  moins jolie  ou plus intelligente. Non, l’absolu. J’étais un six milliardième d’humanité, une touche de couleur unique dans une mosaïque éternelle. Cette couleur perdue que seul discerne Dieu et tout  cœur aimant.

Le passé n’est plus, le présent passe et l’avenir n’est pas arrivé. Continueront-ils à tourner, les nomades, dans la dureté du monde sédentaire ?  Et les gens aussi de toutes les couleurs, cheveux frisés ou cheveux raides, gens de peu et gens de fric, se mesureront-il toujours? Continuera-t-on à tuer bêtement la couleuvre dressée, à la gorge irisée ?

Evaluations ridicules, mesquineries, conflits, concurrences, avidité, envies de meurtre, haine…

Pour toi, je souhaite que tout cela disparaisse à la simple lueur du bon sens ou de l’amour. Que cela devienne rien et je te confie ce Rien comme un talisman. Tu as déjà ce qui ne diminue pas quand on le partage : le rire, l’amour, la lumière, les chansons, les pensées, et ce qui naît quelquefois lorsque deux êtres se regardent, quelle que soit la couleur de leurs yeux.

 Par la grâce de ce Rien, l’on pourrait aussi partager l’eau, la terre, l’air, l’invention, l’énergie et tous se regarderaient en face.



Sur le Cours Mirabeau

Sophie marche à grands pas, tête basse, au bord du trottoir. Ses lèvres remuent. S’en rend-elle compte? Elle secoue ses longs cheveux noirs comme si elle n’était pas d’accord. S’adresse-t-elle à un ami ou un ennemi ?. Elle porte à l’épaule  un grand sac et lui imprime un ample mouvement de balancier. Dans un quartier périphérique, elle ferait rire les groupes de jeunes. Mais au cœur de la ville, parmi tant de passants de tous âges et de toute apparence, la sienne paraît normale. Elle a des souliers plats, une courte robe gris pâle sur un collant noir et son long gilet noir vole autour d’elle, accompagnant, prolongeant, de façon moins brillante ses grands cheveux. Soudain, elle s’aperçoit qu’elle parle seule. Elle regarde alentour, inquiète. Après tout, elle n’est pas plus étrange que tous ceux qui, au même instant, discourent dans leur portable.

Pas loin de la statue du Roi René, Maguy Terral est assise sur un banc, sa canne à côté d’elle. Maguy attend le petit autobus qui tourne dans la vieille ville et la ramènera chez elle. En fait, elle a tout son temps. « Cette mode est trop bizarre ! Les jupes sont ultra-courtes au-dessus de collants noirs parfaitement opaques. On ne peut même pas dire que cette jeune femme essaie de produire son petit effet : prise dans son monde, elle ne voit personne. Elle a la chance d’être grande et mince et sûrement du plaisir à penser en marchant. C’est bien Nietzche qui écrivait que marcher fait penser ? Alors moi qui clopine depuis cette fracture, je vais complètement m’abrutir. Dans le bus, on me cède la place. Et j’accepte. Je m’accepte. Ma vie nouvelle est différente. Je suis de plus en plus aux aguets. Je regarde bouger. J’examine les promeneurs. Ils sont mon spectacle. »
« Madame Terral est  à son poste d’observation, à faire ses réflexion, pense Christophe. Elle a bien récupéré depuis son accident. C’est un plaisir d’aller lui faire faire sa rééducation. Quelle cliente agréable ! Et son appartement n’est pas banal. Tiens ! elle suit des yeux la grande bringue qui file sans regarder personne. A force, celle-là, elle va tamponner un réverbère ou renverser quelqu’un. Quel visage fermé ! Si elle n’était jeune, on la prendrait pour une sorcière. C’est vrai qu’il ne fait pas chaud, marcher vite réchauffe. Les platanes perdent leurs feuilles, c’est bientôt Halloween. Que faire pour désensorceler cette future sorcière ? Je crie pour la réveiller ? Je l’aborde ? »
« Un jeune homme seul, se dit Lisa. D’habitude, ils sont en bande. Comme c’est romantique, un solitaire ! Mais je l’ai vu quelque part ! Un jour où il faisait bon, où il n’y avait pas ce petit vent frisquet ! Au printemps ? en été ? Ca y est, il discutait avec Yann : c’est Christophe, son meilleur copain. Les amis de vos amis sont vos amis, je pourrais l’aborder. Qu’est-ce que je risque ? Il ne va pas me mordre. Oui, mais il fonce, il suit cette grande femme brune qui marche si vite en balançant son sac. Elle est déjà devant le cinéma. La rattrapera-t-il ? Elle a déjà dépassé le cinéma. On dirait que le vent la pousse. Le vent les pousse, et moi, j’ai perdu Christophe pour aujourd’hui. »
-- Chauds les marrons !
« Il ne fait pas encore assez froid, il n’est pas encore assez tard pour qu’on achète mes cornets, se dit le marchand de marrons. »
Et de se réchauffer les mains au brasero en suivant Sophie des yeux.
« Elle ne m’a pas regardé. Il y a des gens pour qui les autres sont comme des meubles. A un moment de la vie l’on devient un meuble à leurs yeux. Il suffit d’avoir en  quelque sorte la tête de l’emploi, de n’importe quel emploi. Moi, c’est vers 35 ans que j’ai eu la tête de l’emploi, quand j’étais serveur à la Rotonde. Pourquoi n’est-on ensuite jamais plus autre chose que sa fonction aux yeux des nouveaux venus ? Avant, les autres se retournaient sur mon passage et je les intriguais comme m’intrigue cette cavale qui  balance sa crinière au vent d’automne et qui marche comme sur un fil au bord du trottoir. Maintenant, je fais partie des Assis. Quel est le poète qui a écrit Les Assis ? »
Le petit Victor s’aperçoit qu’il n’a plus qu’un seul gant. Où a-t-il laissé tomber l’autre ? Qu’est-ce que sa maman va dire ? Il revient sur ses pas, il cherche. Un gant de laine gris sur un trottoir gris où plein de pieds circulent, allez donc le trouver ! En marchant les yeux rivés au sol, il tamponne une grande dame aux longs cheveux noirs ou c’est elle qui le tamponne. Elle agite joyeusement un gant gris.
-- C’est à toi ? dit-elle en riant.
-- Merci, Madame.
Il se sauve en courant vers le haut du Cours. Devant le marchand de marrons, en dansant, il agite, comme des marionnettes, ses deux petites mains grises. Il tourbillonne, manque de tomber, se heurte à Christophe qui l’attrape par les épaules et le remet debout. Il court, il court. Au passage, Lisa lui sourit et lui envoie le baiser qu’elle aurait peut-être voulu lancer à Christophe. Fichue timidité !
Insoucieux de cette marque d’amour par procuration, le voilà qui embrasse  Maguy Terral et s’installe sur ses genoux.
-- Mamie, je croyais que tu n’avais plus le droit de sortir te promener ! Regarde, j’ai mes deux gants ! Une dame a retrouvé celui que j’avais perdu !

Pendant ce temps, Sophie est arrivée au bas du Cours, au Bar de la Rotonde. Elle trouve Jérôme, son fidèle ami, qui l’attend depuis une heure. Elle s’assied, soudain très lasse.
-- Que de monde, ce soir ! Tant de gens qui vont et qui viennent. Et personne qui se soucie un instant de vous !
atelier du 11 octobre. Consignes

Liberté

Modeste, qui avait tant de cordes à son arc, avait aussi hérité d’un salon de coiffure. Comme il était un bon fils, il n’avait pas voulu faire de peine à ses parents en le refusant. Manuellement adroit, ingénieux et sociable, il y réussissait. Le personnel et la clientèle le célébraient à l’envi. Hélas, il se sentait de plus en plus ridicule quand, tel Matamore, il matait  les crinières abondantes ou quand, à l’inverse, en redresseur de tort, il étoffait savamment de pauvres tignasses chétives. Bref, la matière chevelue l’écoeurait, l’empêtrait, le ligotait comme un vulgaire moucheron pris dans une toile d’araignée.

Ah ! fuir ce milieu de femmes, pour femmes, avec des femmes !
Mieux entendre les nouvelles du monde !
Savoir vraiment ce qui se passe !
Avoir du recul, mettre tout en perspective !
Se faire une idée vraie de la vie !

Sur la place, juste devant chez lui, se tenait le marché aux fleurs. En plein air, loin de l’atmosphère confinée du salon. Josiane, la fleuriste, vendait  ses bouquets à tous, aux amoureux, aux écoliers pour la Fête des mères, aux invités cérémonieux, aux officiels, aux amis éplorés lors des funérailles et même aux maniaques fous de symboles. Il se mettait sur le pas de sa porte pour les entendre tous et pour l’entendre, elle, qui pénétrait les désirs et les sentiments de ses clients. C’était bien autre chose que de délabyrinther des cheveux !

Un homme très important passait souvent commande à Josiane. C’était un homme d’affaires qui avait su faire travailler pour lui beaucoup de monde. Il était adjoint au Maire et tous le saluaient. Il répondait à tous. Il participait à des congrès, des expositions et des colloques en France et  à l’étranger. Il pouvait comparer les besoins et les problèmes, juger des affrontements, évoquer des solutions. Il connaissait l’humanité au point – disait-il -- de pouvoir prévoir l’homme du troisième millénaire. Rien à voir avec l’élection de Miss Bouclettes !

Modeste connaissait aussi, pour l’avoir rencontré dans la rue et aussi pour l’avoir entendu vanter par ses clientes, un jeune homme singulier. D’après la rumeur, il avait mené une vie de galère, proche de la dissidence et de la marginalité, pendant dix ans, comme on traverse une contrée périlleuse. Il n’avait pas coupé ses cheveux longs. Il chantait et jouait toujours de la guitare mais occupait un poste de professeur à l’école voisine. Modeste enviait sa voix chaude et son sourire irrésistible. Composer, trouver mots et musique, quelle aventure ! C’était autre chose que de poser des bigoudis ! Et ça vous rendait beau. Et puis vivre dans le monde de l’enfance, entouré d’un cortège d’angelots, et même de diablotins n’était-ce pas remonter le cours du temps ?

Ah ! être au point de rencontre des âges et des civilisations !
Ressentir les enthousiasmes !
 Les comprendre en profondeur !
 Passer de la matière aux âmes et peut-être à ce qui fait vivre les âmes !

Quand il était petit, Modeste, une nuit, avait rêvé qu’il parcourait le monde avec une caméra et qu’il enregistrait tout ce qui lui faisait signe. Signe de quoi ? il l’ignorait. Cependant, ce que lui disait le monde, il lui fallait le traduire. Cette traduction lui incombait, s’il ne la faisait pas, personne ne la ferait. Il s’était réveillé en pleurant.

Tous nos concitoyens furent très surpris quand Modeste qui n’avait pas trente cinq ans céda salon, clientèle et pour ainsi dire personnel à un vague cousin qui promit de lui verser une mensualité. Il disparut. On n’en eut plus de nouvelles. Les uns disent qu’il voyage, ce veinard, d’autres qu’il est devenu guitariste ambulant, d’autres qu’il vit aux Indes, en ashram, d’autres, enfin, qu’il est capable de tout. A ces différentes hypothèses, l’instituteur a consacré une chanson. Mais depuis, Josiane soupire souvent. Et l’adjoint au Maire ajoute qu’il est regrettable que la ville ait perdu un coiffeur si doué, qui en faisait la célébrité.

Son meilleur ami se souvient que l’année du Bac, Modeste professait une folle admiration  pour le candidat, réel ou mythique, qui avait choisi  un sujet sur la liberté pour ne le traiter que par la phrase : « La liberté, c’est ça ! »

le 25 octobre



L’oubli

La vraie tendresse, la fidèle amitié passent parfois pour d’incroyables légendes tant nous surmontons mal notre gêne face à l’affectif. La tendresse et l’amitié vivent désormais, comme le monde, à flux tendus. La vitesse les émiette, la distance les brise et le temps les achève. Il en subsiste des éclats, des perles, des brimborions bons tout juste à fournir la collection de souvenirs discontinus qui jalonnent la mémoire, traçant de plus en plus mal, dans l’ombre, la voie lumineuse qui remonte à l’enfance.
Gilbert Denoise, lui, rejetait des sentiments si fugaces. L’insouciance et l’oubli le consternaient, le poussait à renoncer à ce qui lui semblait fragile, aléatoire, soumis à trop de circonstances. Pourtant, il avait aimé, dans sa jeunesse. Mais les filles, comme par magie, s’effaçaient de sa vie au hasard d’un changement d’adresse, d’un nouveau job, d’une rencontre ou d’un voyage. Les amis aussi, prodigues un temps en confidences, en coups de fil, en cartes postales... Il lui semblait vivre en clochard de luxe sur la place publique d’un village mondial. L’amour et l’amitié n’y étaient que pacotille, lampions et guirlandes accrochés au ciel d’une fête perpétuelle qu’assombrissait pourtant les périls de crise économique, de réchauffement climatique et de mise en charpie de la nature.
Il avait bien failli renoncer à l’invitation du Docteur Salperwick qui tenait à le voir honorer de sa présence le vernissage de son exposition. Et alors, il n’aurait pas rencontré Aline Rochefort. Petite, blonde, vêtue d’une simple robe noire, elle se tenait devant le portrait d’une femme de marin. C’était en vain que la femme du professeur Scholtès la tirait par la manche en désignant d’autres œuvres, des portraits pour la plupart. Aline demeura plus d’un quart d’heure devant cette Bretonne qui regardait la mer tandis que Gilbert regardait Aline. Autour d’eux, tournaient les plateaux et les flûtes de champagne. Autour d’eux se faisaient et se défaisaient les groupes. Autour d’eux la ville, autour d’eux le monde. Etrange paix de l’œil du cyclone…
Enfin, Aline se tourna vers Gilbert.
-- Savez-vous tout ce que ce tableau me rappelle ? Toute une adolescence au bord de la mer d’Iroise, des côtes sauvages, des milliers de vagues d’un bleu intense sous un ciel clair et des trombes de pluie. Il me semble que je ne cesse d’y être immergée. Je perçois encore le crissement des coquillages brisés et la rugosité du sable sous mes pieds nus. Et le bruit de la houle et les cris des mouettes.
Gilbert lui avoua que le visage de cette femme de marin lui inspirait une mélancolie sans objet comme s’il lui rappelait un amour oublié. La présence d’ Aline en avait tout effacé de sa mémoire, sauf un énigmatique sentiment. Il comprit, à ce jour, qu’il était, autant qu’un autre, capable d’oubli.
Aujourd’hui, le nouvel amour a fait fuir toutes les promesses de péché que ce mode festif et furtif offrait à Gilbert. « Je menais donc une vie de chien ? » se disait-il. Par vie de chien, en bon helléniste, il entendait vie cynique. Et pourtant, Dieu sait si, jadis, il avait  multiplié les rêves de rupture avec ses intermittences du cœur. Mais ses velléités idéalistes s’échouaient comme une barque qui prend l’eau. Aujourd’hui, si j’ose dire, sa barque a jeté l’ancre et trouvé son port. Il vit avec Aline l’incroyable légende à laquelle il ne croyait plus.