Il y a bien longtemps
Consignes
Je ne me souviens guère de ce que ma mère
disait au sujet de son enfance…
Je me souviens qu’elle en parlait avec passion.
Pourquoi ? sans doute parce qu’à partir de l’été
de 1914, son père n’était plus à la maison et qu’elle
ne supportait pas l’autorité tatillonne de ma grand-mère.
Au fur et à mesure que le temps passait, les nouvelles se raréfiaient.
L’une après l’autre, les portes des maisons s’ouvraient devant le
maire qui venait annoncer la mort d’un fils ou d’un jeune père.
Elle vivait terrorisée, ne comprenant pas comment tant d’hommes
jeunes et gais pouvaient si vite disparaître à jamais, on
ne sait où, au front, comme disaient les gens.
Il n’y avait pas de cris de révolte mais plutôt de grands
soupirs, des larmes essuyées à la va-vite avec un coin de
tablier, des pas de plus en plus pressés, de la grange au lavoir,
de la vigne à l’étable. Peu de paroles, des haussements d’épaule,
une fuite en avant perpétuelle, car les saisons, elles, ne manquaient
pas de revenir, l’une après l’autre. On ne tue pas le temps, le
temps présent ne cesse d’arriver.
Elle regrettait l’époque à jamais révolue où
les mères ne se pressaient pas, ne forçaient pas leur voix
pour parler aux gamins, où les pères, les soirs d’été,
s’asseyaient sur le banc, devant la maison.
Quand, autrefois, elle regardait le ciel, elle ne se demandait rien,
fascinée. Maintenant, elle ne pouvait même pas imaginer que
son père contemplait les mêmes étoiles car on lui avait
dit qu’au front les obus déchiraient les nuages et qu’il pleuvait
toujours.
Et l’hiver, lorsqu’il neigeait au village, elle pensait qu’il neigeait
au front mais que, sans abris, les pères, les grands frères,
les cousins et les oncles devenaient des hommes de neige. Pourquoi vouloir
le retour d’une armée de fantômes où nul ne pourrait
reconnaître les siens ? La neige de janvier semblait perpétuelle.
Le printemps qui viendrait dissiperait-il les fantômes ? Et que trouverait-on
après la fonte des linceuls ? Les pas des femmes, les pas des vieillards
conduisant les troupeaux piétinaient la neige sans parvenir à
l’effacer.
La petite Jeanne regardait les fenêtres des maisons qui s’éclairaient,
le soir, l’une après l’autre. Elle imaginait la lampe à pétrole
qui passait de pièce en pièce à la recherche de l’absent.
D’autres fois, elle regardait le flammes danser dans la cheminée,
tout aussi fantomatiques. Elle rêvait, la nuit, de danses macabres
où le grand squelette entraînait les déjà morts,
puis les presque morts, puis ceux qu’on croyait encore vivants. Elle voulait
leur crier de ne pas suivre la farandole qui les fondait tous dans une brume
impalpable. Elle retenait le dernier, très grand, elle s’accrochait
à sa manche comme s’il était encore quelqu’un, comme si ce
quelqu’un, c’était son père.
Un jour, elle avait proposé à sa cousine Andrée
de partir toutes deux en direction du front pour faire évader tous
ceux qu’elles trouveraient. Ce serait une longue file clandestine, on marcherait,
la nuit et le jour on se cacherait pour dormir. Aussitôt, elles
s’était mises à faire des provisions de route : tout ce
qu’elles pouvaient dérober au regard acéré des mères,
des noix, des amandes, des châtaignes échappées aux
maigres festivités d’un Noël de guerre.
Au fur et à mesure que le trésor s’amassait, la neige
fondait en eau, le ruisseau perdait ses écailles de glace. Des
oiseaux pépiaient. Des écureuils réveillés
montaient et descendaient dans le bosquet. Elles aussi, allaient partir.
Une dernière visite au trésor les consterna. Quelques
coquilles rongées, des moisissures, autant rien. La nature printanière,
en se réveillant, s’était gobergée dans un immense
rire moqueur.
Jeanne savait-elle encore ce qu’elle voulait ? Elle rêvait souvent
de partir vers le nord, descendre dans la tranchée, tirer son père
vivant du milieu des tas de morts pour s’élancer avec lui dans le
soleil revenu. Ils partaient sur la route, ils arrivaient devant la maison…
La voix de son père la réveilla. Il était là,
près de son lit, tenant sa mère enlacée. Sans sa voix,
elle n’aurait pas reconnu cet étranger aux joues hâves, aux
cheveux plus si noirs, mêlés de fils blancs. Elle se mit à
pleurer en voyant son bras en écharpe et la manche de sa veste d’uniforme
décousue.
Parcours
Bourdonnements, bestioles et
brindilles, rochers, ravins, ruissellements, rivière, nuages, pluie,
paroles et regards …
Géante, je vois, par terre et sur le mur, les fourmis filer et
trébucher sous leur charge. Moi aussi, je trottine dans le jardin
sous l’œil de mon chien tutélaire.
Balades solitaires autour d’un village pour atteindre l’espace déboisé,
le grand champ labouré du sommet de la colline. L’arbre unique qui
l’ombrage portera-t-il des pommes ou des noix ? Escaladerai-je un jour
la crête de calcaire dur, là-haut sur la montagne ou se dressera-t-elle
toujours en muraille infranchissable ?
Promenades d’adolescentes en rang sur les routes en étoile autour
d’une petite ville. Pourquoi revenir toujours au point de départ
? Parce qu’on n’est pas encore grande.
Déambulation romantique par les faubourgs d’une grande ville.
Je te cherche, tu me cherches, il s’en va, c’est lui que je voulais. Flaques
sur l’asphalte où voguent les feuilles mortes. Que l’eau de la rivière
est sombre ! Elle va, je vais.
Tourniquets de trains, réseau de routes terrestres et célestes,
implacable filet, piège planétaire. Touriste ou voyageuse,
je tourne comme tous. Rouge, le soleil s’éteint dans la mer laiteuse
et le vent du désert sculpte la dune. Et d’autres fuient sans trouver
d’issues : passeurs, polices, détention, départ, retour,
cauchemar barbelé.
Si l’on pouvait périgriner sans but, devenir lentement soi-même
dans un paysage qui change, espace et temps : pas de montée sans
descente, pas de jour sans nuit, les chemins se ressemblent à la
longue et laissent enfin, distance abolie, voir des visages qu’on ne voyait
pas…
Un jour de miracle, j’ai eu quinze ans et deux yeux bleus m’ont
regardée, deux yeux bleus que mes pareilles trouvaient terribles.
Et j’ai entendu : « Vous avez votre élégance personnelle
» C’était inouï, ce compliment qui n’était pas une
comparaison de plus au détriment de tel ou tel. Pas moins menteuse
que, pas meilleure en calcul, moins jolie ou plus intelligente.
Non, l’absolu. J’étais un six milliardième d’humanité,
une touche de couleur unique dans une mosaïque éternelle. Cette
couleur perdue que seul discerne Dieu et tout cœur aimant.
Le passé n’est plus, le présent passe et l’avenir n’est
pas arrivé. Continueront-ils à tourner, les nomades, dans la
dureté du monde sédentaire ? Et les gens aussi de toutes
les couleurs, cheveux frisés ou cheveux raides, gens de peu et gens
de fric, se mesureront-il toujours? Continuera-t-on à tuer bêtement
la couleuvre dressée, à la gorge irisée ?
Evaluations ridicules, mesquineries, conflits, concurrences, avidité,
envies de meurtre, haine…
Pour toi, je souhaite que tout cela disparaisse à la simple lueur
du bon sens ou de l’amour. Que cela devienne rien et je te confie ce Rien
comme un talisman. Tu as déjà ce qui ne diminue pas quand
on le partage : le rire, l’amour, la lumière, les chansons, les pensées,
et ce qui naît quelquefois lorsque deux êtres se regardent,
quelle que soit la couleur de leurs yeux.
Par la grâce de ce Rien, l’on pourrait aussi partager l’eau,
la terre, l’air, l’invention, l’énergie et tous se regarderaient
en face.
Sur le Cours
Mirabeau
Sophie marche à grands
pas, tête basse, au bord du trottoir. Ses lèvres remuent. S’en
rend-elle compte? Elle secoue ses longs cheveux noirs comme si elle n’était
pas d’accord. S’adresse-t-elle à un ami ou un ennemi ?. Elle porte
à l’épaule un grand sac et lui imprime un ample mouvement
de balancier. Dans un quartier périphérique, elle ferait rire
les groupes de jeunes. Mais au cœur de la ville, parmi tant de passants de
tous âges et de toute apparence, la sienne paraît normale. Elle
a des souliers plats, une courte robe gris pâle sur un collant noir
et son long gilet noir vole autour d’elle, accompagnant, prolongeant, de
façon moins brillante ses grands cheveux. Soudain, elle s’aperçoit
qu’elle parle seule. Elle regarde alentour, inquiète. Après
tout, elle n’est pas plus étrange que tous ceux qui, au même
instant, discourent dans leur portable.
Pas loin de la statue du Roi René, Maguy Terral est assise sur
un banc, sa canne à côté d’elle. Maguy attend le petit
autobus qui tourne dans la vieille ville et la ramènera chez elle.
En fait, elle a tout son temps. « Cette mode est trop bizarre ! Les
jupes sont ultra-courtes au-dessus de collants noirs parfaitement opaques.
On ne peut même pas dire que cette jeune femme essaie de produire son
petit effet : prise dans son monde, elle ne voit personne. Elle a la chance
d’être grande et mince et sûrement du plaisir à penser
en marchant. C’est bien Nietzche qui écrivait que marcher fait penser
? Alors moi qui clopine depuis cette fracture, je vais complètement
m’abrutir. Dans le bus, on me cède la place. Et j’accepte. Je m’accepte.
Ma vie nouvelle est différente. Je suis de plus en plus aux aguets.
Je regarde bouger. J’examine les promeneurs. Ils sont mon spectacle. »
« Madame Terral est à son poste d’observation, à
faire ses réflexion, pense Christophe. Elle a bien récupéré
depuis son accident. C’est un plaisir d’aller lui faire faire sa rééducation.
Quelle cliente agréable ! Et son appartement n’est pas banal. Tiens
! elle suit des yeux la grande bringue qui file sans regarder personne. A
force, celle-là, elle va tamponner un réverbère ou renverser
quelqu’un. Quel visage fermé ! Si elle n’était jeune, on la
prendrait pour une sorcière. C’est vrai qu’il ne fait pas chaud, marcher
vite réchauffe. Les platanes perdent leurs feuilles, c’est bientôt
Halloween. Que faire pour désensorceler cette future sorcière
? Je crie pour la réveiller ? Je l’aborde ? »
« Un jeune homme seul, se dit Lisa. D’habitude, ils sont en bande.
Comme c’est romantique, un solitaire ! Mais je l’ai vu quelque part ! Un
jour où il faisait bon, où il n’y avait pas ce petit vent frisquet
! Au printemps ? en été ? Ca y est, il discutait avec Yann
: c’est Christophe, son meilleur copain. Les amis de vos amis sont vos amis,
je pourrais l’aborder. Qu’est-ce que je risque ? Il ne va pas me mordre.
Oui, mais il fonce, il suit cette grande femme brune qui marche si vite en
balançant son sac. Elle est déjà devant le cinéma.
La rattrapera-t-il ? Elle a déjà dépassé le cinéma.
On dirait que le vent la pousse. Le vent les pousse, et moi, j’ai perdu Christophe
pour aujourd’hui. »
-- Chauds les marrons !
« Il ne fait pas encore assez froid, il n’est pas encore assez tard
pour qu’on achète mes cornets, se dit le marchand de marrons. »
Et de se réchauffer les mains au brasero en suivant Sophie des
yeux.
« Elle ne m’a pas regardé. Il y a des gens pour qui les autres
sont comme des meubles. A un moment de la vie l’on devient un meuble à
leurs yeux. Il suffit d’avoir en quelque sorte la tête de l’emploi,
de n’importe quel emploi. Moi, c’est vers 35 ans que j’ai eu la tête
de l’emploi, quand j’étais serveur à la Rotonde. Pourquoi n’est-on
ensuite jamais plus autre chose que sa fonction aux yeux des nouveaux venus
? Avant, les autres se retournaient sur mon passage et je les intriguais
comme m’intrigue cette cavale qui balance sa crinière au vent
d’automne et qui marche comme sur un fil au bord du trottoir. Maintenant,
je fais partie des Assis. Quel est le poète qui a écrit Les
Assis ? »
Le petit Victor s’aperçoit qu’il n’a plus qu’un seul gant. Où
a-t-il laissé tomber l’autre ? Qu’est-ce que sa maman va dire ? Il
revient sur ses pas, il cherche. Un gant de laine gris sur un trottoir gris
où plein de pieds circulent, allez donc le trouver ! En marchant les
yeux rivés au sol, il tamponne une grande dame aux longs cheveux noirs
ou c’est elle qui le tamponne. Elle agite joyeusement un gant gris.
-- C’est à toi ? dit-elle en riant.
-- Merci, Madame.
Il se sauve en courant vers le haut du Cours. Devant le marchand de marrons,
en dansant, il agite, comme des marionnettes, ses deux petites mains grises.
Il tourbillonne, manque de tomber, se heurte à Christophe qui l’attrape
par les épaules et le remet debout. Il court, il court. Au passage,
Lisa lui sourit et lui envoie le baiser qu’elle aurait peut-être voulu
lancer à Christophe. Fichue timidité !
Insoucieux de cette marque d’amour par procuration, le voilà qui
embrasse Maguy Terral et s’installe sur ses genoux.
-- Mamie, je croyais que tu n’avais plus le droit de sortir te promener
! Regarde, j’ai mes deux gants ! Une dame a retrouvé celui que j’avais
perdu !
Pendant ce temps, Sophie est arrivée au bas du Cours, au Bar de
la Rotonde. Elle trouve Jérôme, son fidèle ami, qui l’attend
depuis une heure. Elle s’assied, soudain très lasse.
-- Que de monde, ce soir ! Tant de gens qui vont et qui viennent. Et personne
qui se soucie un instant de vous !
atelier du 11 octobre. Consignes
Liberté
Modeste, qui avait tant de
cordes à son arc, avait aussi hérité d’un salon de
coiffure. Comme il était un bon fils, il n’avait pas voulu faire
de peine à ses parents en le refusant. Manuellement adroit, ingénieux
et sociable, il y réussissait. Le personnel et la clientèle
le célébraient à l’envi. Hélas, il se sentait
de plus en plus ridicule quand, tel Matamore, il matait les crinières
abondantes ou quand, à l’inverse, en redresseur de tort, il étoffait
savamment de pauvres tignasses chétives. Bref, la matière
chevelue l’écoeurait, l’empêtrait, le ligotait comme un vulgaire
moucheron pris dans une toile d’araignée.
Ah ! fuir ce milieu de femmes, pour femmes, avec des femmes !
Mieux entendre les nouvelles du monde !
Savoir vraiment ce qui se passe !
Avoir du recul, mettre tout en perspective !
Se faire une idée vraie de la vie !
Sur la place, juste devant chez lui, se tenait le marché aux fleurs.
En plein air, loin de l’atmosphère confinée du salon. Josiane,
la fleuriste, vendait ses bouquets à tous, aux amoureux, aux
écoliers pour la Fête des mères, aux invités
cérémonieux, aux officiels, aux amis éplorés
lors des funérailles et même aux maniaques fous de symboles.
Il se mettait sur le pas de sa porte pour les entendre tous et pour l’entendre,
elle, qui pénétrait les désirs et les sentiments de
ses clients. C’était bien autre chose que de délabyrinther
des cheveux !
Un homme très important passait souvent commande à Josiane.
C’était un homme d’affaires qui avait su faire travailler pour lui
beaucoup de monde. Il était adjoint au Maire et tous le saluaient.
Il répondait à tous. Il participait à des congrès,
des expositions et des colloques en France et à l’étranger.
Il pouvait comparer les besoins et les problèmes, juger des affrontements,
évoquer des solutions. Il connaissait l’humanité au point
– disait-il -- de pouvoir prévoir l’homme du troisième millénaire.
Rien à voir avec l’élection de Miss Bouclettes !
Modeste connaissait aussi, pour l’avoir rencontré dans la rue et
aussi pour l’avoir entendu vanter par ses clientes, un jeune homme singulier.
D’après la rumeur, il avait mené une vie de galère, proche
de la dissidence et de la marginalité, pendant dix ans, comme on traverse
une contrée périlleuse. Il n’avait pas coupé ses cheveux
longs. Il chantait et jouait toujours de la guitare mais occupait un poste
de professeur à l’école voisine. Modeste enviait sa voix chaude
et son sourire irrésistible. Composer, trouver mots et musique, quelle
aventure ! C’était autre chose que de poser des bigoudis ! Et ça
vous rendait beau. Et puis vivre dans le monde de l’enfance, entouré
d’un cortège d’angelots, et même de diablotins n’était-ce
pas remonter le cours du temps ?
Ah ! être au point de rencontre des âges et des civilisations
!
Ressentir les enthousiasmes !
Les comprendre en profondeur !
Passer de la matière aux âmes et peut-être à
ce qui fait vivre les âmes !
Quand il était petit, Modeste, une nuit, avait rêvé
qu’il parcourait le monde avec une caméra et qu’il enregistrait tout
ce qui lui faisait signe. Signe de quoi ? il l’ignorait. Cependant, ce que
lui disait le monde, il lui fallait le traduire. Cette traduction lui incombait,
s’il ne la faisait pas, personne ne la ferait. Il s’était réveillé
en pleurant.
Tous nos concitoyens furent très surpris quand Modeste qui n’avait
pas trente cinq ans céda salon, clientèle et pour ainsi dire
personnel à un vague cousin qui promit de lui verser une mensualité.
Il disparut. On n’en eut plus de nouvelles. Les uns disent qu’il voyage,
ce veinard, d’autres qu’il est devenu guitariste ambulant, d’autres qu’il
vit aux Indes, en ashram, d’autres, enfin, qu’il est capable de tout. A ces
différentes hypothèses, l’instituteur a consacré une
chanson. Mais depuis, Josiane soupire souvent. Et l’adjoint au Maire ajoute
qu’il est regrettable que la ville ait perdu un coiffeur si doué,
qui en faisait la célébrité.
Son meilleur ami se souvient que l’année du Bac, Modeste professait
une folle admiration pour le candidat, réel ou mythique, qui
avait choisi un sujet sur la liberté pour ne le traiter que
par la phrase : « La liberté, c’est ça ! »
L’oubli
La vraie tendresse,
la fidèle amitié passent parfois pour d’incroyables légendes
tant nous surmontons mal notre gêne face à l’affectif. La tendresse
et l’amitié vivent désormais, comme le monde, à flux
tendus. La vitesse les émiette, la distance les brise et le temps les
achève. Il en subsiste des éclats, des perles, des brimborions
bons tout juste à fournir la collection de souvenirs discontinus qui
jalonnent la mémoire, traçant de plus en plus mal, dans l’ombre,
la voie lumineuse qui remonte à l’enfance.
Gilbert Denoise, lui, rejetait des sentiments si fugaces. L’insouciance
et l’oubli le consternaient, le poussait à renoncer à ce qui
lui semblait fragile, aléatoire, soumis à trop de circonstances.
Pourtant, il avait aimé, dans sa jeunesse. Mais les filles, comme par
magie, s’effaçaient de sa vie au hasard d’un changement d’adresse,
d’un nouveau job, d’une rencontre ou d’un voyage. Les amis aussi, prodigues
un temps en confidences, en coups de fil, en cartes postales... Il lui semblait
vivre en clochard de luxe sur la place publique d’un village mondial. L’amour
et l’amitié n’y étaient que pacotille, lampions et guirlandes
accrochés au ciel d’une fête perpétuelle qu’assombrissait
pourtant les périls de crise économique, de réchauffement
climatique et de mise en charpie de la nature.
Il avait bien failli renoncer à l’invitation du Docteur Salperwick
qui tenait à le voir honorer de sa présence le vernissage de
son exposition. Et alors, il n’aurait pas rencontré Aline Rochefort.
Petite, blonde, vêtue d’une simple robe noire, elle se tenait devant
le portrait d’une femme de marin. C’était en vain que la femme du professeur
Scholtès la tirait par la manche en désignant d’autres œuvres,
des portraits pour la plupart. Aline demeura plus d’un quart d’heure devant
cette Bretonne qui regardait la mer tandis que Gilbert regardait Aline. Autour
d’eux, tournaient les plateaux et les flûtes de champagne. Autour d’eux
se faisaient et se défaisaient les groupes. Autour d’eux la ville,
autour d’eux le monde. Etrange paix de l’œil du cyclone…
Enfin, Aline se tourna vers Gilbert.
-- Savez-vous tout ce que ce tableau me rappelle ? Toute une adolescence
au bord de la mer d’Iroise, des côtes sauvages, des milliers de vagues
d’un bleu intense sous un ciel clair et des trombes de pluie. Il me semble
que je ne cesse d’y être immergée. Je perçois encore le
crissement des coquillages brisés et la rugosité du sable sous
mes pieds nus. Et le bruit de la houle et les cris des mouettes.
Gilbert lui avoua que le visage de cette femme de marin lui inspirait une
mélancolie sans objet comme s’il lui rappelait un amour oublié.
La présence d’ Aline en avait tout effacé de sa mémoire,
sauf un énigmatique sentiment. Il comprit, à ce jour, qu’il
était, autant qu’un autre, capable d’oubli.
Aujourd’hui, le nouvel amour a fait fuir toutes les promesses de péché
que ce mode festif et furtif offrait à Gilbert. « Je menais donc
une vie de chien ? » se disait-il. Par vie de chien, en bon helléniste,
il entendait vie cynique. Et pourtant, Dieu sait si, jadis, il avait
multiplié les rêves de rupture avec ses intermittences du cœur.
Mais ses velléités idéalistes s’échouaient comme
une barque qui prend l’eau. Aujourd’hui, si j’ose dire, sa barque a jeté
l’ancre et trouvé son port. Il vit avec Aline l’incroyable légende
à laquelle il ne croyait plus.
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