L’imaginaire de Lise, petite, avait été farci des épopées éthyliques de ses tantes, ou plus précisément de leurs défunts maris qui tous avaient eu le trait de génie de quitter tôt la chaleur d’un foyer familial devenu conflictuel. Les veuves rescapées de ces naufrages, débarrassées de ces poids trop vifs, morts avant terme, avaient toutes suivi des itinéraires de rectitude couronnés de modestes et pérennes succès. Bien sûr, leur dévouement, elles le faisaient payer cher à leur famille, avec un brin de cynisme, enjolivé, au fil de l’âge, par une gaieté primesautière. Ce qui menait certains à penser que la période de remords, pas plus longue que celle de deuil, était bien liquidée.
Lise avait toujours remarqué que le patrimoine mobilier, laissé par ces femmes héroïques, s’était étoffé, les années filant bon train. Surtout des armoires ! Certaines en capitalisaient en fin de parcours une bonne douzaine. Ses parents, encore tous deux en vie s’en contentaient de trois ou quatre.
Bref, Lise, en secret, et sans vouloir se l’avouer, aspirait à la haute situation de veuve solidement établie garnie de moult armoires. Encore fallait il trouver un bon parti pour miser sans trop d’aléas sur le destin précaire du prétendant.
Mais les temps commençaient à changer et les perspectives de trouver un aspirant ethylique se faisaient rares ; surtout pour un institutrice " libre " dont la rigidité morale en la matière ne faisait pas de pli (quinze ans avant, la corporation avait des idées plus larges, mais seulement dans ce domaine). Celles de la Laïque, étant hors jeu et sans risque de faire concurrence, venaient toutes de la ville, et déjà nanties d’un mâle toujours mal rasé.
A près de trente ans, Lise voyait ses perspectives de glorieux et fructueux veuvage s’éloigner. Et elle était toujours vierge.
Les années ont passé, ses parents, adeptes du nouvel air du temps, ont trompé les générations précédentes en prolongeant une longue vie commune, lisse et petitement prospère. Par suite, ils ont fini par garnir leur panoplie de meubles meublants et plus particulièrement la rubrique armoires.
Un jour, il a bien fallu, se rendre à l’évidence : le bourg n’offre pas toutes les commodités auxquelles peuvent prétendre des candidats à l’octogénariat. Les enfants dispersés à dix petites lieues à la ronde, sauf, Lise, ont pensé s’installer au chef lieu, dans une petite maison provenant de la succession d’une tante. Lise a bien objecté qu’elle était disposée à continuer à les aider mais sa mère n’a pu éviter de lui laisser entendre qu’une célibataire …Ma foi….
Et voici Lise, seule, dans la maison familiale qui lui est échue aux termes d’une donation-partage qu’elle a signée sans rien comprendre, le notaire lui ayant lu l’acte à un débit de mitraillette ; ses frères et sœur ont été aussi bien lotis qu’elle, peut être pas mieux, mais sans la charge, à elle ; celle de la transmission mobilière ; elle, la célibataire toujours vierge, ou presque, à l’approche de la quarantaine !
Maintenant les parents ont déménagé ; et la voici à la tête d’un cheptel d’une dizaine d’armoires ; ses frères et sœur, écumeurs de brocante, ont préféré se libérer de cet apanage mobilier, héritage pour eux d’un âge révolu qu’ils ont renié et se constituer un nouvel équipement, dont certaines pièces proviennent de leurs parentèles, après avoir été bradées par de lointains cousins.
Pour essayer de se libérer de cette hoirie fantomatique, Lise a concentré toutes ces armoires dans une seule pièce, une vaste salle où elle doit circuler entre ces masses vernissées, comme dans un labyrinthe de cauchemars. Le plus possible, elle évite cette pièce ; elle range ses affaires personnelles dans un placard ; l’ouvrir est pour elle une bouffée d’air frais
" Le repaire des fantôme " soupire-t-elle. De temps à autre, sa mère fait un rapide raid pour s’assurer de l’état de sa fille cadette et, par la même occasion, de celui des lieux .Bien sûr, à chaque fois elle morigène sa fille au sujet de l’accumulation de ces armoires en une seule pièce.
Les autres pièces, débarrassées des vieilleries des parents, sont maintenant pratiquement nues et ce dépouillement n’est pas sans inquiéter la mère qui, faute d’entamer directement le débat avec sa fille, lui suggère de faire venir un ébéniste spécialisé dans la restauration des vieilleries. Elle en connaît un ; un de bien et veuf, et abstinent.
Lise lui répond que si elle veut prendre la charge de cette initiative qu’elle s’occupe de cette affaire, à condition de l’en avertir à temps.
Sa mère partie, Lise pénètre seule, la première fois depuis des mois, dans le repaire. N’ayant aucun siège pour s’asseoir, elle se laisse glisser sur le parquet sans oser affronter du regard ses fantômes qui la dominent de toute leur masse. Elle s’abîme dans le jeu figé de leurs ombres croisées.
Elle finit par repérer la sienne qui lui paraît enchevêtrée avec celles des meubles. En remuant, il lui semble insuffler un peu de vie dans cet arrangement clair obscure ; la source de lumière, une faible ampoule électrique, étant incapable de lutter contre l’épaisseur de ce bloc sombre.
Elle finit par se rendre à cette évidence : être une ombre, encore vivante, vouée à l’animation d’un réseau d’ombres projetées par des témoins muets, mais encore éloquents pour ses proches, et dont maintenant elle ne veut plus rien savoir.
Elle rumine la proposition de sa mère qui l’effraie : maintenant elle est sûre que sa mère a pénétré ce fantasme aujourd’hui dévitalisé qui l’a habitée, il y a près de vingt ans. Elle se sent avoir été contaminée à cette époque par les ressassements de sa mère, de ces sinistres sagas familiales qui lui semblent maintenant comme une invitation à accepter un destin fatal dont on ne peut se tirer que par de minables et cyniques astuces.
Pourquoi avoir accepter cette donation ? N’est ce pas consentir à une perverse vengeance de cette mère qui ne l’aurait jamais aimée mais qui, à défaut de pouvoir peser directement sur sa vie, lui imposerait, pour le reste de son existence, ce fardeau à la fois pesant et dérisoire ? .
A bout d’une bonne demi heure, Lise, engourdie, se lève péniblement, ne sachant plus combien de temps elle est restée ainsi prostrée ; elle passe par une de ces pièces dénudées par ses soins, volets clos, elle ressent le vide par le glissement de ses pas sur le carrelage. Parvenue à sa " pièce à vivre ", elle est éblouie par un soleil généreux dont elle n’a plus guère l’habitude dans sa maison. Pour accueillir sa mère, elle a ouvert tous les huis, de façon à s’exposer en pleine lumière, le temps de l’inspection maternelle, et d’éviter ainsi à subir le regard inquisiteur de la déléguée de la famille (rôle que s’attribue sa mère sans aucun mandat), car elle sait qu’un compte rendu, en diverses versions, en sera fait au clan et largement au delà du premier cercle. Ainsi surprise toute " clean ", le délire maternel n’aura guère matière pour irriguer l’imagination de ses proches à son égard.
Peu importe, sa mère aura encore de quoi alimenter le récit de sa visite en rapportant la suggestion qu’elle a faite à Lise et, surtout, broder sur la réponse que lui a faite sa fille, et même sur ses silences.
Agacée, Lise, revient machinalement à la dernière pièce vide et pousse d’un geste rageur les volets. La lumière qui pénètre d’un seul flot violent la sidère ; elle reste clouée par la blancheur intense de la salle et, se ressaisissant, elle arpente ce vide en se demandant pourquoi elle réagit ainsi. Peu à peu, elle se laisse envahir par un malaise lancinant, au début à peine perceptible, qu’elle retourne comme une obsession obscène ; ce vide et ce blanc la renvoient à la hantise de la feuille blanche qui la rongeait pendant toutes ses études ; maintenant lorsque elle donne à ses élèves un sujet de rédaction, elle se sent paralysée et incapable d’aligner une seule ligne sur le devoir soumis à la classe. Alors elle se sent ravalée au dessous du niveau du plus mauvais élève. Et quand elle relève une copie plus qu’excellente, elle est envahie par un sentiment de nullité. Cette pièce vide et blanche, n’est ce pas une page de sa vie lui restant à remplir ?
Ayant fermé les volets elle retourne dans sa pièce à vivre sous la lumière brutale d’une lampe à halogène mal réglée. Elle s’empresse de l’éteindre et d’allumer, malgré le plein jour, les quatre ou cinq lampes de salon à l’éclairage subtilement étalonné qui scandent la géométrie baroque de la pièce. Ainsi, explique-t-elle à ses amies, j’ai tissé mon cocon. Elle les éteint lors des passages de sa mère qui continue à lui vanter l’usage du néon (du néant soupire Lise), et même, pour faire maronner sa fille, du bon vieil abat-jour avec sa corolle de verre opaque. Des collerettes de Bonne sœur ! Lise n’ose pas trop lancer cette vanne à sa mère dont elle pressent la réplique : ne dis par de mal d’elles ; elles te paient ! Oui hélas, pense Lise, mais heureusement elles ont disparu de la place !
Cette réflexion la ramène à la rude réalité de sa situation : un succédané de religieuse ? Une vieille fille ? Pas tout à fait maintenant ; elle a eu quelques amants de passage et, heureusement ça se sait mais ce qui se sait aussi : elle reste, à distance, sous la coupe de sa mère ; du moins ainsi le voisinage la perçoit elle. Et sur ce point, il lui est impossible, croit-elle, de s’ériger contre cette rumeur.
Une vieille fille. C’est maintenant passé de mode mais elle sait que c’est ainsi que sa mère la voit. Sa mère, en biaisant, la ramène toujours à cette condition en critiquant ses tenues, " trop excentriques pour ton âge" et en revenant sur l’arrangement de son logis ; ah ! Cette débauche de lumières tamisées : un boudoir de cocotte ; et d’ajouter pour la fustiger : Il faudrait savoir choisir ; mais Lise ne sait jamais en quel sens, du néon, ou des amants ? Ou un vieux mari ?
Plusieurs semaines passent sans que sa mère ramène le sujet des armoires à restaurer. Et puis un peu après la rentrée elle apprend que Louis passera la voir pour s’occuper de ses meubles " en péril " dixit sa mère. Louis ? Elle n’en a jamais entendu parler ; surprise, elle oublie de demander son nom à sa diligente génitrice qui l’assure qu’elle supportera tous les frais. Rendez-vous pris, sous bonne quinzaine a-t-elle assuré, afin de garder l’impression de rester maîtresse de l’opération.
Un vieux jeune homme, blond de la chevelure et de la moustache dressée à l’ancienne, sans un poil rebelle ; un regard voilé et d’allure affectée, un peu tassée, dont la haute taille en se redressant surprend. Vêtu de velours côtelé, il évoque à Lise l’un de ces portraits d’artisan du temps de ses grands parents. D’un comportement cérémonieux, souligné par des gestes lents, il impressionne Lise qui ne sait comment se tenir face à cet homme venu d’une autre époque. " Bien sûr, pour un restaurateur de meubles anciens… " Songe-t-elle
Entrés tous deux dans " la réserve " obscure, Lise n’a pas le temps de réagir, Louis a déjà ouvert les volets. Minutieusement, il fait le tour des armoires sans trop se préoccuper de Lise. Parfois, il caresse un meuble, ouvre une porte, fait tourner une clef ; avant de quitter chaque meuble, il émet un léger sifflement en variant la modulation.
Lise, saisie par la brutalité de la lumière qui envahit la pièce, n’a pas osé l’accompagner dans ce dédale. Revenu près d’elle après un premier tour, elle décèle dans la tenue de son hôte un petit détail qui lui semble détonner dans cet ensemble si désuètement harmonieux : une boucle d’oreille, petite.
Ce détail l’intrigue et le personnage commence à l’intéresser ; jusqu’à présent, intimidée, elle s’est tenue à distance se contentant de lui répondre quelques banalités.
Inventaire clos, Louis la rassure : rien de grave, quelques petites réparations et un entretien plus fréquent ; il n’y a pas urgence. Un peu détendue, Lise lui propose un rafraîchissement, et là se pose un vrai cas de conscience : dans la cuisine ou le salon ? C’est le milieu de l’après midi, et c’est leur première rencontre, et aussi c’est un artisan qui a certainement l’habitude de prendre un verre, sur le coup. Lise hésite encore, face à cet étranger à l’allure soignée et un peu surannée. Elle croît comprendre que Louis a surpris son embarras lorsque il lui demande un simple verre d’eau qu’il dépose tout simplement sur le rebord de la fenêtre. Lise se sent soulagée par sa réaction ; elle a oublié pour elle un verre qu’elle va chercher à la cuisine rempli de jus d’orange, façon de s’affirmer un peu face à cette tranquille intrusion, ce qui l’encourage à se rapprocher de lui et à lui demander comment il connaît sa famille et plus particulièrement sa mère. Il ne la connaît pas, mais ses frères et sœurs, à elle Lise, il les rencontre assez souvent aux déballages de brocante ou à sa boutique-atelier et c’est l’un d’eux qui l’a contacté pour la présente mission. Lise est soulagée de savoir que sa mère n’est pas intervenue directement dans ces tractations. Ce détail l’encourage à lui poser quelques questions sur son métier, et de fil en aiguille sur sa situation. Sa mère s’est strictement tenue au peu de détails qu’ont bien voulu lui lâcher ses aînés, ainsi n’a-t-elle pu broder sur le sujet. Au fil de cet échange, elle s’aperçoit qu’elle ignore son nom et, plus surprenant, elle constate que Louis ne sait rien d’elle.
Rendez-vous est pris " pour mercredi en huit ", Lise lui précisant que c’est son seul jour de libre, hors week-end " réduit ", étant enseignante.
En accompagnant Louis sur le pas de la porte, une question la tracasse : cette unique boucle d’oreille pour un gars si propret et si discret.
Bien sur, sa mère, dans la soirée surgit au téléphone mais Lise la renvoie en lui précisant que tout ce qu’elle lui a dit à ce sujet est exact. Point. Elle remercie ses frères et sœurs pour leur bon service et ne peut s’empêcher de leur faire part, sur un ton détaché, de la bonne impression que lui a faite leur ami.
Le mercredi suivant, en tout début d’après midi, Louis arrive avec son matériel rangé dans une vaste musette qui pèse sur l’épaule gauche, ce qui lui donne une allure de pantin, sourit Lise qui remarque que sa mise toujours soignée est aujourd’hui un peu moins recherchée : pantalon toujours de velours mais non côtelé, chemise bleue et un blouson ayant déjà quelque service.
Aussitôt, Louis se met au travail sans même demander à Lise par où commencer, simplement au bout d’une demi-heure, sans se déplacer, il lance à Louise : " Je commence par le plus urgent, bien entendu ".
Pendant ce temps, Lise installe, dans la pièce vide jouxtant la réserve, une table pliante où elle dispose verres et boissons. Ne sachant que faire et pour éviter de l’importuner, Lise se retire dans son " secret ", sa chambre minuscule, au bout d’un couloir tortueux et toujours fermé à clef afin d’empêcher toute intrusion de sa mère. Elle se perd dans un livre de psychologie qu’elle abandonne au bout de deux ou trois pages, certaines remarques la renvoyant à des questions sur son artisan à l’œuvre derrière ce mur. Veuf, il lui l’a dit, comme ça, en passant, avec ce détail : avec deux enfants, " tirés d’affaire " mais sans précision sur leur sexe. A la réflexion, ce gars est plus jeune qu’il veut bien le paraître ; elle se souvient alors qu’à sa première visite elle se l’est qualifié de " vieux jeune homme ", sans avoir encore remarqué la boucle d’oreille.
Projetée par cette nouvelle curiosité qu’elle a fini par s’avouer, elle revient dans la pièce voisine à celle où Louis opère. Elle s’aperçoit qu’elle a fait du bruit, sans le vouloir s’absout-elle, qui finit par attirer l’attention de Louis qui la prie de venir le voir pour lui demander son avis. Lise, troublée, entre dans la pièce et dans sa hâte heurte un petit repose-pieds qu’elle projette contre une armoire.Louis, sans se retourner, comprend ce qui s’est passé et demande des nouvelles du meuble. Lise faisant mine d’avoir mal, arrive à cloche pied en lui demandant " et moi n’aurais je pas pu avoir mal ?" Louis de lui répondre " réaction professionnelle : d’abord pour le mobilier dont vous m’avez assigné la charge, et puis si je sais réparer un pied de meuble, un pied de dame ce n’est pas de mon ressort ". Lise se sentit toute démunie face à cet humour acidulé : il n’était pas noir, simplement une espèce de mise à distance piquante qui, quelque part, lui paraissait (espérait elle, sans se le concéder) provisoire.
Au milieu de l’après- midi, Lise invite Louis à se rafraîchir ; assise à la petite table qu’elle a installée, elle lui offre une chaise qu’il refuse en lui expliquant qu’à l’oeuvre il se garde de s’asseoir pour ne pas couper son rythme de travail. Devant l’insistance de Lise, il accepte de se poser quelques instants. La conversation traîne un peu, Lise constate, qu’en fait, il est plus gêné qu’elle. A la fois, elle est rassurée, elle comprend qu’elle pourrait avoir barre sur lui, du moins dans ce genre d’échange, mais cette réserve peut être aussi interprétée comme une réticence à se dévoiler. Pour vérifier ses hypothèses, elle hésite entre trois sujets : la boucle d’oreille, le sexe des ses enfants, ou les meubles. A cet instant, elle découvre qu’elle ne connaît pas son adresse, seuls ses numéros de téléphone, fixe et portable. De lui avoir laissé la possibilité de l’appeler sur celui-ci, lui semble une marque de confiance, dont elle s’est gardée jusqu’à présent d’user. Elle l’en remercie en ajoutant qu’elle ignore où il habite. Il lui communique son adresse : un petit logement au dessus de sa boutique. Et Lise de lui faire remarquer que jusqu’à présent elle ignorait aussi l’emplacement de cette boutique. Cette ignorance surprend Louis "Vous n’êtes guère curieuse.. " "En effet, je travaille à une quinzaine de kilomètres d’ici, grosso modo au nord, et vous, vous demeurez à une vingtaine d’ici, franchement au sud. " Elle lui confie qu’elle n’est guère " aventurière " et son rayon de " convivialité " ne dépasse pas la vingtaine de kilomètres "Je dois donc frôler votre frontière " Louis sourit en lui précisant qu’en matière de frontières il n’a guère franchi celles de l’hexagone. Lise lui précise que cette démarche est pour elle devenue un rite annuel, histoire de changer d’atmosphère " même contre de l’air pollué " Sur cette confidence, elle se retient d’en dire plus sur elle, voulant en connaître un peu plus sur son artisan. Elle relance donc la conversation sur ses éventuels voyages. Il lui précise qu’à part deux ou trois sorties hors du territoires, d’abord avec sa défunte femme (le Grand Nord), et ensuite avec des petites amies, les classiques du sud , il a fait quelques brefs déplacements d’aide humanitaire, en Afrique . " Le travail du bois est une nécessité pour des pays pauvres qui essaient de se libérer du gaspillage des hautes technologies " Et il ajoute pour l’instant, je vis seul et suis noyé par le travail.
Cette confidence affûte la curiosité de Lise qui voudrait bien en savoir plus mais pour Louis l’heure de la reprise du travail a sonné.
La vacation de Louis achevée à nuit tombée, ils se séparent sur un simple " à la semaine prochaine "
Au bout de trois ou quatre semaines, Lise fait un détour par la boutique de Louis, au motif de lui rendre un outil oublié. Surprise, elle est accueillie par une charmante dame, dont l’âge incertain est souligné par un zeste d’élégance qui se devine à l’assemblage de couleurs un peu décalées entre elles. C’est évident, cette femme connaît déjà Lise qu’elle remercie pour l’acompte versé par sa mère qui rapidement devient le sujet de la conversation. Lise est interrogée avec une certaine habile insistance sur sa mère. Visiblement, son interlocutrice en sait plus sur elle mais elle voudrait en savoir encore plus. Lise se dérobe.
Lise est saisie de stupeur quand la femme, au détour d’une phrase, lâche " mon, fils " ; Lise n’entend pas la suite : C’est sa mère ! Bien âgé pour avoir une mère qui paraît aussi jeune, et si moderne, au contraire de son fils qui ne lui a jamais parlé d’elle. Mais au fait, songe Lise, de quoi avons nous parlé lors de nos trois ou quatre rencontres, à part des armoires. Sans doute Louis s’est gardé de parler de sa mère ayant deviné le peu de cas qu’elle même fait de la sienne. Une prudente réserve à mettre, voyons, à son actif, ou à son passif ? Cependant, la question lui semble, après un court temps de réflexion, sans objet. En effet, cette Madame-Mére connaît une foule de détails sur Lise que son fils a du lui rapporter. Se serait-elle plus livrée à lui qu’elle ne le pense ? En tous cas, elle lui est moins indifférente qu’elle pourrait le croire ; sinon pourquoi aurait-il retenu d’infimes petites choses à son sujet. Histoire de meubler la conversation avec sa mère ?
A la rencontre suivante, après quelques instants de silence, c’est Louis qui la remercie pour avoir pris la peine de lui rapporter l’outil oublié et d’ajouter ,in fine, d’un ton plus que banal "si ma mère ne m’avait rien dit de votre visite, je n’en aurais rien su …" Lise se confond en excuses mais reprend rapidement son aplomb de simplette " Et si je n’avais pas pris l’initiative de cette descente à votre repaire, j’aurais ignoré l’existence de Madame votre mère ". Surpris par cette réplique, Louis après avoir repris son souffle, trouve la parade, tout prête depuis longtemps, pense Lise : "Connaissant vos rapports difficiles avec votre mère, j’ai toujours hésité à vous parler de la mienne, d’autant plus qu’elle n’est revenue près de moi que depuis trois ans ; j’en suis heureux ; dans les dix ans précédents, je n’ai guère eu de contacts avec elle. " Louis en profite pour lui faire remarquer que tous deux n’ont guère eu l’occasion d’échanger sur leurs parcours et de conclure " il est vrai que nous sommes ici pour le boulot et que deux ou trois heures sont vite passées " Lise se défend de rétentions à ce sujet, d’autant plus que sa vie est toute simple, sans matière à raconter. Louis ajoute " pourtant vous m’avez esquissé quelques débuts de confidences …Lise s’en défend : " Hélas je vous ai accablé de mes histoires avec ma mère ; quant au reste à part quelques brèves amourettes de vacances, avec parfois, ensuite, des week-end prolongés, que puis je dire, surtout que vous connaissez une partie de ma famille ; voyez, jusqu’à la rentrée vous ignoriez même mon existence, si elle était si intéressante mes frères et sœurs vous en auraient fait écho ".
Louis ne savait que répondre, pour se tirer de cette chicane, il avance le même argument déjà utilisé quelque temps avant : " vous savez, le boulot est le boulot ; celui ci est en passe de s’achever, alors on pourra sortir de ce cadre ; ou plutôt, aujourd’hui, je vais arrêter un peu en avance et vous me ferez un thé. " Cette proposition insolite sidère sur place Lise ; au bout d’une minute elle reprend " ah oui ! Du thé ; avec de petits gâteaux ?…" et s’éclipse pour courir chez l’épicière du bourg, et revient avec trois sortes de thé et, rafle en passant chez le pâtissier, une douzaine de gâteaux de soirée. Pour elle, ce n’est pas la proposition abrupte de Louis qui la tracasse mais son goût, ignoré, pour le thé qui lui semble étrangement décalé. Parfois, en arrivant, elle propose à Louis un café, vite pris sur le pouce. Mais du thé ? Dans sa famille on est style café au lait. Pour un artisan, même s’il a un côté artiste et une tournure rugueusement raffinée ! Et pourquoi aujourd’hui ; subitement veut-il se débarrasser d’une équivoque qu’il sentirait s’établir dans leur relation qui va bien cesser, son travail s’achevant ? Régler à la sauvette un malentendu entre eux qu’elle n’aurait pas encore perçu. Pour elle, c’est clair : il l’intéresse et lui ne sait pas qu’elle est seule ; elle a compris, ses visites hebdomadaires commencent à rythmer sa vie. Elle est seule dans l’existence, à part quelques rares copines. Les hommes, elle ne les fuit pas mais pour elle ça a été toujours des coups de folie ; en vacances. On est en pleine année scolaire, ce n’est pas encore le temps des folies et, franchement, je ne me vois pas faire des folies avec un gars de cet acabit dont elle n’a jamais vu le col de chemise déboutonné.
A peine rentrée, Lise entend Louis déposer ses outils, se diriger vers la salle de bains. Elle a à peine le temps de disposer la table (avec trois théières) qu’il est là, debout, appuyé raide au dossier de la chaise, un petit sourire s’esquissant aux commissures des lèvres. Sans attendre le thé servi, il attaque de front la suite de leur conversation entamée deux heures plus tôt sur un ton trop vif à son avis, précise-t-il " J’aime mon métier, appris sur le tas, très jeune chez divers maître d’apprentissage. J’ai donc débuté dans la vie très jeune, hors ma famille. Egalement, je me suis marié jeune ; et jeune je suis devenu veuf. Notre dernier avait douze ans ; j’ai donc élevé seul mes enfants, du moins la dernière. Je suis revenu au pays il y a trois ans. Je vous l’ai dit, j’aime mon métier mais j’ai fini par me conformer aux normes maintenant en vigueur dans ma pratique ; j’ai donc adjoint à mon métier une petite activité de brocante. Ma mère, à la retraite, habitant à une dizaine de kilomètres tient de temps en temps la boutique. J’ai été une trentaine d’années absent du pays, donc loin de ma mère ; il n’y a donc pas de problèmes de pouvoir entre nous ; je suis le patron ; le maître en mon métier. J’ajouterai pour vous mettre à l’aise, depuis la disparition de ma femme, je n’ai pas toujours été sage. "
Lise s’entend lui répliquer " Moi non plus ". Après un long silence elle ajoute : " Je suis toujours restée au pays et le seul événement digne d’être retenu pour aujourd’hui c’est que ma mère pensant me piéger par son nouveau jeu absence-présence, s’est elle même piégée ; je vous l’ai déjà dit ; elle bluffe, la preuve, elle prétend toujours vous connaître, alors que c’est faux ; si vous êtes ici aujourd’hui, elle n’a eu qu’un rôle de factrice ".
La conversation entre eux continue sur un mode plus décontracté et on se sépare sur " à la semaine prochaine " Lise pense : peut être la dernière et elle ne sait toujours pas pourquoi il affiche une seule boucle d’oreille.
La semaine suivante, Louis après quelques coups de finition, se met en devoir de faire quelques rangements. Sur la fin, il appelle Lise pour l’aider à caler une armoire. Louis s’appuie de tout son poids sur le meuble que Lise, à genoux doit rééquilibrer en glissant sous le pied deux ou trois petits tasseaux. L’opération est délicate car Lise doit choisir ces petits morceaux de bois entre toute une collection. Plusieurs essais s’avèrent infructueux et Louis commence à peiner sous la charge. Pour s’en alléger un peu il essaie de coincer un pied contre une autre armoire, elle même appuyée au mur. Dans la manœuvre son pied dérapant, il ne peu plus retenir le meuble. En une fraction de seconde, il comprend que Lise, accroupie, aura du mal à éviter cette chute qui risque de la broyer. De son pied libre, il jette un violent coup de pied à Lise qui est projetée hors de portée de cette chute inévitable qui écrase Louis, lui épargnant seulement la tête. La chute étant amortie par la cascade des étagères lui évite de trop grands dommages aux reins.
Lise parvient à sortir de la pièce et à avertir les secours.
Maintenant, tous les jours, Lise va à l’hôpital et ensuite passe un moment au domicile de Louis et lorsque sa mère est absente, dans ses temps libres, elle tient la boutique.
Un jour, Louis, en voie de rétablissement, constate que Lise porte à une oreille la boucle perdue dans l’accident. Sur une remarque de Louis, elle réplique que cette relique est son dédommagement de l’accident et du rude coup de pied qu’elle a reçu. "Eh oui, pour ce coup de pied, cet été, à la plage, je ne pourrais me mettre en deux pièces, j’en garde encore quelques traces. " Et, enfin, elle ose poser La question " Qu’elle signification a pour toi cette boucle ?" Louis l’attire à lui, pour la première fois, en serrant très fort le flanc encore meurtri " Parce que je suis le Maître ! Maître compagnon du Tour de France, compagnon du Devoir ; en Menuiserie. Quand je la reporterai, elle voudra dire aussi pour nous deux : je suis le Maître ! "
Depuis, Lise a vidé sa maison ; et les armoires ont été dispersées au gré des déballages de brocantes après être passées par la boutique de Louis. Une seule a échappé à cette liquidation : celle qui a failli les broyer.
La mère de Lise manifeste maintenant une tapageuse indifférence à leur égard ; les objets de son ancienne sollicitude ayant disparu.
Montparnasse ; que ce soit arrivée ou départ c'est toujours pour moi une gare de transit à la traversée forcément minutée, même au cas d'une longue étape à Paris. Ses lourdes structures de béton n'incitent pas à la flânerie et à la recherche du différent service en raison de leur propension à la transhumance. Ce jour là, je cherchais la consigne pour y déposer mes bagages. Le camarade Mimile m'avait envoyé un carton me permettant d'assister à la séance du jour de l'Assemblée Nationale où devait se jouer à une voix près le sort du gouvernement Discipliné. Il devait voter contre le projet de loi en cause qu'il jugeait cependant acceptable mais, m'avait-il juré, il se déciderait en toute conscience.
Idem, le champion de la circonscription voisine et positionné à l'autre extrémité de l'hémicycle m'avait prêté pareil serment pour des raisons diamétralement opposées ; lui aussi, il saurait s'affranchir de la discipline partisane et tous deux, sans se dire mot, m'avaient invité à être témoin de leur héroïsme citoyen.
Une heure avant de prendre le train, j'avais appris par des indiscrétions sûres que leurs fermes déterminations n'avaient pas résisté à d'amicales pressions. Après avoir ruminé une bonne demie heure à la buvette de la gare, par charité, je renonçais à mon projet, je n'avais pas le coeur à assister à leurs piteux reniements
Je me dirigeais donc vers la consigne pour y reprendre mon bagage afin de gagner l'hôtel que m'avait réservé ma secrétaire. Arrivé près de mon casier, je me heurte à un éparpillement d'objets hétéroclites au milieu duquel s'affaire paisiblement une petite ombre indifférente à l'agitation du lieu. Elle a seulement levé la tête lorsque, sur le point de piétiner son déballage, j'ai marqué un temps d'hésitation. D'un air interrogatif, elle m'a souri en s’excusant de l'embarras ainsi causé, sur le ton d'une conversation déjà engagée depuis un petit bout de temps. Son air un peu contrit et aussi interrogatif m'a semblé une invite à m'associer à son entreprise. J'ai remarqué alors une petite mine chafouine animée par le bleu profond d'un regard mobile contrastant avec le teint foncé d'une Provençale. Avant de lui avoir posé la moindre question elle m'a expliqué tranquillement que tous ces objets provenaient d'un sac poubelle éventré qu'elle essayait de coincer dans l'un des deux casiers ouverts devant elle. S'étant relevée, je remarque sa taille élancée, l'étroitesse de ses épaules, une petite poitrine et des hanches effacées contrastant avec une petite paire de fesses toutes rondes se profilant sous un jean délavé, au bas des jambes effilochées. Le reste de sa tenue consistait en un dégradé de pull et de Tee-shirt s'étageant du cou aux genoux. J'ai répondu à son invite indirecte, et cinq minutes après, tout était entassé au fond des casiers.
Nous nous sommes relevés essoufflés et un peu ankylosés. " Ouf ! Soupira-t-elle, je me sens un peu plus légère". Je lui propose alors de prendre un verre. Sa réponse ? " Et pourquoi pas? " Mais d'emblée, elle refuse un établissement situé dans la gare. " Les blockhaus, je les ai toujours fuis ". Elle prononce le mot germanique avec l'accent, sans affectation et avec cette même pointe interrogative. Je lui réponds que je partage son sentiment, encore que le mien est plus ambigu ; j'ai assisté à leurs constructions et après guerre j’en ai connu plusieurs modes d'utilisation non prévus par les usages de la guerre ou les codes d’urbanismes. Elle me regarde avec un petit air moqueur et j’ai l'impression de prendre à ses yeux, une certaine consistance et même de devenir, sujet d'investigation.
Arrivé au Café de Saint-Malo, elle s'installe confortablement sur la banquette, avec cette nonchalance de jeune demoiselle de bonne famille, habituée de ces lieux au dessous de sa condition, qu'une émancipation savamment autogérée permet de fréquenter sans autres risques que ceux auxquels elle a su bien se préparer.
Sans artifice, le Café St-Malo est le rendez-vous des bons vivants depuis des années. Venez vous remettre l'estomac... ou le moral d'aplomb tout simplement. Entre les murs d'une maison ancestrale avec un foyer et une terrasse en été.D'entrée, elle me dit se prénommer Bénédicte et me demande si je ne me suis pas interrogé sur son étrange manège avec son invraisemblable bazar. Elle me précisa qu'il s'agissait en fait d'un déménagement aménagement clandestin ; qu'en fait, elle se débarrassait des effets et affaires de son ex-compagnon " retiré de la circulation pour quelque temps, suite à quelques délicates manipulations commerciales " ; le temps étant accompli, l'artiste n'ayant pas refait surface, elle s'était décidée à se défaire de ses encombrants souvenirs. Elle garderait les tickets de la consigne pour le cas très improbable où il se manifesterait. Bénédicte contait ces péripéties avec une sorte de grâce teintée d'humour, en mettant une espèce de distance comme si, cet épisode ne la concernait pas directement. Le ton était à la fois, recherché et gouailleur.
Venez déguster un vrai boudin noir, confit de canard, cassoulet, calmars, ris de veau, cervelle, bouillabaisse, lapin, etc.
Son récit s'était dévidé sur une bonne heure ; elle souffla un instant après son troisième demi et avisa la pendule et tout à trac, elle m'interpella : " je vois que vous n'avez pas l'air très pressé " je lui expliquais mon après-midi raté mais sauvé par notre rencontre ; cela la fit bien rire et se rengorgea de l'effet bénéfique pour moi, de notre "collision" mais tant qu'à faire nous pourrions en tirer encore quelques avantages supplémentaires, par exemple dîner.
La suggestion ne me parut pas saugrenue.
Elle me fit remarquer qu'il n'était qu'un peu plus de sept heures et que décemment on ne pouvait dîner avant huit heures et demi, ce qui lui laissait une bonne heure et demie pour régler quelques affaires; Sur ce, elle m'expliqua qu'elle avait quelques coups de fil à passer. Et elle s'absenta un bon quart d'heure, laissant son petit sac à main sous ma garde ainsi que son méchant imperméable qu'elle n'avait pas jusqu'alors enfilé.
De retour, elle m'expliqua qu'il lui fallait retourner à la gare où elle se dirigea droit sur la consigne pour ouvrir un casier situé tout près de ceux ayant fait l'objet de nos précédents travaux. Elle en retira un fastueux sac de voyage en cuir et deux ou trois ballots informes enveloppés dans du plastique. En rigolant elle me dit "maintenant je déménage pour mon compte personnel. Je lui demandais où elle comptait se rendre en pareil équipage : " A la Bastille! " Je lui suggérais alors qu'un pareil raid nécessitait l'usage d'un taxi.
Direction la Bastille
Mais en cours de route, Bénédicte demande à faire un crochet par la place Maubert. Elle descend dans un bistrot crado et en tire une espèce d'escogriffe qu'elle traîne dans la voiture où elle fait les représentations ; Monsieur Laurent de Chabonnay artiste ; on le dépose à la Bastille. Une vive discussion s'engage entre eux… Il y est question de dessins à trier et à conserver. Mes deux compagnons semblent m'avoir oublié tout à leur confuse confrontation.
Parvenus Place de la Bastille, Bénédicte se retourne vers moi triomphante et m'enlaçant s’écrie : " Ca y est, tout est réglé! " Nous débarquons dans une petite rue perpendiculaire au début de la rue St Antoine pour passer, à nos risques et périls, sous une porte cochère donnant accès sur une cour encombrée de divers matériels de construction et ensuite entrer par une porte basse dans la maison du fond, ornementée d'une guirlande d'échafaudages, où nous empruntons un large escalier jonché de gravats et veuf de sa rambarde. Au deuxième étage, Bénédicte tire de sa poche une clef et ouvre la porte ; nous pénétrons dans une vaste pièce garnie seulement de quelques étagères et, à chaque angle, un ou deux matelas. La pièce sent encore la chaux, et la peinture. Elle est faiblement éclairée par une lampe allogène dessinant une ombre qui se met lentement à remuer. Cette esquisse de mouvement fantomatique déclenche les hurlements de Bénédicte qui se précipite vers cette pâle animation qui se mue en une espèce de zombie au crâne dégarni et astiqué qu'elle agrippe par la verge, le traînant nu au milieu de la pièce. Aux invectives de Bénédicte, répondent les braiements de sa victime. Le loft, haut de plafond et aux murs dépouillés de tout meuble, fonctionne comme une parfaite caisse de résonance amplifiant les échos de l'infernal duo. Elle ordonne à " l'artiste " de rassembler les vêtements et les affaires de l'intrus et de les jeter sur le palier où leur propriétaire les rejoint sur une bourrade de ma toute nouvelle et délicate amie qui conclut l'intermède sur un ton tout naturellement, très 16e " C'est bien la première fois que je monte à l'abordage de l'intimité d'un mec de cette façon! "
La porte refermée, Bénédicte hèle l'artiste et lui dit " Toi, tu restes ici pour la nuit si tu veux ; nous rentrerons tard ; si tu pars avant notre retour, mets la clef dans la boîte à lettres "
Nous sortons tous deux et dans la cour je lui dis que ma chambre est déjà réservée ; elle hausse les épaules en disant " on verra, maintenant, il faut bouffer! " et m'entraîne dans un petit bistrot où elle semble avoir ses habitudes. Elle choisit un petit coin et m'invite à m'asseoir près d'elle. Elle reste silencieuse un long moment et finit par ressentir ma gène qu'elle essaie de rompre en demandant la carte ; ce précieux accessoire en mains qui lui sert d'éventail elle me dit " vous vous posez des questions....Attendez, ça va venir ; je suis SDF et vous allez tout comprendre. "
Elle revient à l'usage banal d'un menu qu'elle consulte avec une sorte d'avidité compulsive, puis elle le rejette vers moi en pointant du doigt une demi douzaine de plats en s'exclamant " c'est ça et un américano à vous de choisir maintenant ainsi que les vins! " j'ai vite compris que l'hétérogénéité de ses choix nécessitait au moins rouge et un blanc.
Elle n'a mangé que deux ou trois bouchées de chaque plat qu'elle rejetait ensuite en concluant chaque fois par la même appréciation " c'est très bon ". Quant aux vins et apéritif elle n'a pas lésiné, chaque bouchée étant assortie d'une brave rasade. Sa tenue à table m'a un peu gêné ; il était visible que cette demoiselle avait reçu la meilleure éducation du meilleur monde ; elle mangeait lentement, sans chichiter et une fois satisfaite écartait son assiette en murmurant " au suivant, s'il vous plait ".
Jusqu'au troisième plat, elle ne fait que quelques rares commentaires sur la cuisine avec toujours les termes techniques du gastronome averti. Passée au quatrième plat elle se soulève légèrement de sa chaise et penchée vers moi elle commence le récit de ses tribulations dans un ordre chronologique, au début, puis confus.
Elle reprend tout d'abord la narration de ses démêlés avec son plus récent colocataire parti sans partir, et sans laisser d'adresse, lui laissant le soin de payer seule le loyer mensuel en cours. Sans argent elle s'adresse à une de ses soeurs mieux nantie qu'elle, qui la dépanne. J'apprends ainsi incidemment que la soeur dépanneuse est maître(sse) de conférence de lettres classiques à la Sorbonne. Prévenant mon probable étonnement, elle me dit " faut bien que chacun essaie de se débrouiller ", sans préciser s'il s'agit d'elle même ou de sa sœur.
Je crois comprendre que cette cohabitation a duré environ trois mois et que son colocataire a subvenu pendant toute cette période à leurs besoins communs. Avant, elle avait occupé pendant six mois un petit appartement que laissait à sa disposition en banlieue une de ses autres soeurs partie rejoindre son époux installé à l'étranger et pendant cette période elle a travaillé comme secrétaire dans une agence de tourisme sans me donner d'autres précisions. L'éloignement de Paris (j'apprendrais plus tard qu'elle résidait alors en fait à Vincennes) ne lui convenant pas ; elle s'est ensuite rabattue sur un petit hôtel de la rive gauche qu'elle a vite estimé pas assez rapproché de son bureau ; en conséquence elle a donné sa démission. Par la suite, j'ai appris que cette agence de voyage, filiale d'une société allemande était située quartier de l'Opéra.
Arrivé à ce point de son récit, je pensais que Bénédicte avait alors recueilli son colocataire fugueur. Mais non, elle avait retrouvé une ancienne relation Monsieur de Chabonnay avec qui elle s'était installée dans un studio du côté de la Place Maubert. A partir de ce repaire, le couple a alors développé un petit commerce d'estampes et de dessins plus ou moins anciens où les talents d'artiste et autres, du nouveau compagnon de Bénédicte ont pu se déployer.
Des divergences de stratégies ont éloigné les complices sans que leurs comptes puissent être définitivement soldés. Leurs conciliabules du début de soirée semblent avoir fait avancer ces règlements. Reste à m'expliquer l'intrusion du couple dans ce loft de la Bastille. A ma question Bénédicte me répond qu'il s'agit d'une autre affaire qu'elle m'expliquera plus tard ; sur l'intrus expulsé, j'obtiendrai la même réponse. Sur ce, elle demande l'addition qu'elle me tend ensuite d'un geste royal en disant " ça c'est votre affaire ".
S'étant levée, elle me précède vers la sortie, me prend le bras en s'exclamant triomphante " au dodo! " Arrivée au loft, elle traîne vers la porte le matelas où ronfle le sieur de Chabonnay qui ne se réveille pas. Un court instant, je crains qu'il ne subisse le même sort que le précédent occupant. Simplement, elle installe précautionneusement le matelas dans le coin en octroyant l'ami, en guise de bisou, une légère caresse prodiguée avec élégance du bout du pied déchaussé. Ensuite, elle me conduit à la salle de bains, se pend à mon cou, me barbouillant de rouge à lèvres dont elle paraît s'être plâtrée il y a seulement quelques minutes à seule fin de ce présent usage " Vous êtes un chic type " me dit-elle et sans plus attendre se dépouille des trois ou quatre épaisseurs l'enserrant, se défait de son soutien-gorge, et se débarrasse de slip et pantalon sans que j'aies pu avoir une quelconque réaction. Je n'ai pris conscience qu'elle était nue qu'à son interpellation " et alors vous dormez tout habillé! " Je suis resté quelques secondes immobile, bras ballants, je n'ai su que répondre " mais mon bagage est à la consigne " " Pas de problème, ici, il y aura le nécessaire pour le confort de Monsieur " Cette réponse m'a décontracté et m'a permis de détailler plus tranquillement l'anatomie de mon hôtesse ; elle était comme je l'avais devinée, mais en plus déliée, les seins, plus galbés, les hanches mieux dessinées que ce que l'on pouvait imaginer sous sa carapace. Elle est sortie de la salle de bains en me disant qu'elle allait chauffer le lit
En effet, elle m'attendait sous la couette sur laquelle elle avait étalé un pyjama que j'enfilais immédiatement. Glissé dans le lit, je m'aperçus qu'elle était nue. L'ayant à peine effleurée, elle grogna " Dodo " ; ayant pas mal bourlingué toute la journée et les quelques verres de la soirée aidant, je m'endormis aussitôt.
En pleine nuit, elle se leva et j'entendis l'eau couler dans la baignoire; le trafic se prolongeant dans la salle de bains, j'ai fini par me rendormir. Je me suis à nouveau réveillé lorsque j'ai senti Bénédicte s'acharner sur mon pyjama ; elle m'a alors secoué en me murmurant " c'est maintenant qu'il faut y aller " Parvenue à ses fins, elle s'est affalée sur moi avec une certaine brutalité tout en murmurant " tout doux, tout doux " En premier lieu, je n'ai guère su apprécier sa douceur mais il a été vite évident que ses manières étaient efficaces et qu'elles appelaient de ma part une réponse appropriée. Notre colloque singulier a duré un bon bout de temps coupé de petites pauses au terme desquelles elle invectivait à haute voix notre artiste qui enroulé dans sa couette dormait tranquillement, ignorant superbement notre gymnastique. A la fin de la séance, elle m'a dit " vous voyez pour le boulot, pour la baise et le reste, il faut le stimuler ; pour le travail, passe encore, je me dévoue pour le maintenir en condition mais pour le surplus je suis épuisée depuis longtemps ; Monsieur pionce.. " Puis, elle s'est retournée sur le côté et s'est rendormie immédiatement. J'ai du la suivre sans tarder.
A mon réveil, la place encore chaude était vide ; également le matelas près de la porte ; au mitan de la pièce, une grande feuille à dessin, zébrée d'une grosse calligraphie rouge et maniérée, m'indiquait qu'elle serait de retour pour midi et elle ajoutait " tu m'indiques que ton emploi du temps n'est pas chargé, tu dois m'attendre ici ou au bistrot d'à côté " L'emploi de la 2e personne du singulier m'a plus surpris que le ton désinvolte et comminatoire du message. Je me suis levé et fait une brève toilette et sur le point de sortir, le téléphone a sonné. Ayant décroché, j'ai été cueilli par une voix traînante, qui m'a parue volontairement vulgaire. N'ayant pas reconnu une voix familière, mon interlocuteur, sans que j'ai pu articuler un mot entier et sans se présenter m'a salué, sur un ton à la fois cérémonieux et grotesque, et m'a présenté ses respects en me chargeant de prévenir " la titulaire des lieux qu'il lui serait agréable qu'elle l'attende à domicile vers 13H " Pour ma part j'ai attendu au bistrot près de deux heures le retour de Bénédicte.
Mon correspondant devait être au courant de l'interprétation relativiste de la temporalité de son amie car tous deux arrivèrent quasiment en même temps. C’était un petit bonhomme barbu et agité, tout en courbettes, en sifflements et aspirations syncopés. Bénédicte fit rapidement les représentations : " Philippe Le Proprio " et l'autre de se confondre en explications filandreuses : oui c'était lui le titulaire de l'acte de propriété mais c'était à Bénédicte de disposer des lieux ; situation étrange pour une S.D.F. qui me présenta pour un ami de passage, explication que le petit vieux accepta sans demander plus de détails. Immédiatement la conversation s'engagea sur l'intarissable sujet des lithographies, duquel il ressortait que Philippe était partie prenante dans le trafic et qu'il y assumait le rôle de banquier. Lorsque le chapitre financier fût abordé, la nervosité du propriétaire exprima une certaine inquiétude, de profonds soupirs ponctuèrent sifflements et exhalaisons, et de longs silences étirèrent le rythme de ses phrases. A chaque fois, Bénédicte lui tapotait l'épaule en l'assurant que tout était " réglo " et qu'il n'avait aucun souci à se faire.
Tout sembla s'arranger et Philippe, apparemment rassuré, commanda, après un ultime soupir, le déjeuner. La discussion close, il reprit le ton guindé que j'avais remarqué au cours de notre brève conversation téléphonique de la matinée.
A la fin du repas, Bénédicte et Philippe s’isolèrent un instant à une table vide sur laquelle ils étalèrent de larges affiches bariolées dont il me fût impossible d'appréhender la nature. Leur entretien fût bref et conclu sur une simple phrase : " ça marche, la vieille sera contente mais il ne faut pas qu'elle soit au courant de notre intervention ; Chabonnay interviendra pour nous et encaissera directement le prix convenu.
Philippe s'approcha ensuite de moi et tout sautillant m’interpella : " Vous voyez on fait des affaires et de plus on rigole ! "
J'ai passé trois nuits au loft dont, la dernière seul avec de Chabonnay qui tout excité ne cessait de tapoter une serviette lourdement remplie en chantonnant " Ca marche, ça marche.. " Après un instant d'hésitation, s'approchant de moi, il me dit sur un ton de confidence " Vous habitez dans le Midi ; j'ai l'impression que Bénédicte et son père ignorent encore votre nom - moi aussi d’ailleurs " Je sursautais ; " Quoi son père ! " " Eh oui ! Jubila-t-il -Monsieur son Père, Prof de langues antiques à la Sorbonne!! Et alors, ce trafic de lithos? " " Ben oui ; tout le monde est obligé de se débrouiller - même Monsieur le Professeur et sa fille clodo, de luxe pour le moment ! L'occasion fait le larron ; ou plutôt, les larrons, on est cinq ou six dans le coup, dont un gars petit imprimeur et photograveur. Mais voyez-vous, on étend notre activité. J'ai ici dans ma serviette, cinq cent mille francs pour frais d’impression de propagande électorale. On partage et on se tire à St Trop ? ; Bon, je ne le ferai pas parce que on est une bande de copains qui s'amuse en gagnant de l'argent avec promesse d'en gagner encore beaucoup plus avec cette nouvelle et intarissable activité.
Et de Chabonnay de m'expliquer que Bénédicte est en rupture de ban d'avec sa famille depuis une quinzaine d'années ne pouvant supporter les rigueurs de sa dame patronnesse de mère, laquelle étend à, Philippe, son époux, sa tyrannie matriarcale.Voici trois ans, Philippe a rejoint dans sa rébellion Bénédicte, sa fille secrètement préférée. La Dame a alerté tout son réseau ultra calotin le frappant d'ostracisme. De cette nouvelle situation, il a gagné une totale indépendance financière d'autant plus qu'il peut ainsi participer aux bénéfices tirés des affaires des lithos qui ont pris plus d'ampleur grâce aux relations professionnelles qu'il a réactivées en récupérant le prestige qu'il avait eu au temps de sa jeunesse et perdu suite à son mariage avec sa grenouille de bénitier. Mais le plus savoureux de l'histoire est que Philippe a su par une autre de ses filles, en voie d'émancipation, que la Dame cherchait un imprimeur pour tirer les affiches électorales de son parti " Les Femmes Chrétiennes Organisées " Ne me connaissant pas, j'ai pu approcher Le Comité Directeur et enlever l'affaire ....... "
Le lendemain, je suis reparti. A chaque passage à Paris, Bénédicte m’offre l’hospitalité ; toujours avec la même générosité. Le loft, agrandi, s’est adjoint quelques pièces dont deux constituent maintenant le domicile de son père qui a fini par prendre son indépendance et semble aligner sa vie sur celle de sa fille préférée qui ainsi continue à lui servir d’exemple. Bien sûr, il a du payer sa liberté, avec les revenus de ses activités parallèles sur l’origine desquelles son épouse n’est guère regardante dont, entre autres, celle d’imprimeur attitré du parti de Madame et de ses diverses bonnes œuvres. Ainsi récupère-t-il une partie de subsides lâchés au profit de la gardienne du foyer.
Et, ainsi continuent a prospérer les petites affaires de la bande : éditions et trafiques d’art, et impressions électorales de toutes couleurs.