SUR UNE ROUTE DE MONTAGNE
La nuit était maintenant complètement tombée. Les ténèbres, pensa Laure, épaisses, d’un seul bloc. Sans fissure. Elle essaya de deviner la ligne de crête qui devait normalement se dessiner devant elle. A cet instant, elle s’aperçut que son moteur tournait depuis un bon moment. Elle se souvint s’être assise au volant alors que se profilait nettement la petite chaîne qu’elle devait grimper et ensuite redescendre pour atteindre l’autoroute, en tournant la clef de contact, elle a eu alors un petit frisson : affronter cette "montagnette" à nuit tombée n’était pas pour elle un gros défi ; elle en avait l’habitude, mais cette route, elle ne la connaissait que de jour et elle savait que les quelques kilomètres de plat pour trouver les premières pentes suffiraient pour affronter dans la nuit les vicieux virages dont depuis quelques mois elle essayait d’anticiper à temps la courbe.
La conduite, elle aimait ; la conduite en montagne, dans les Alpes, elle s’en régalait, mais elle avait toujours l’impression de n’avoir pu apprivoiser à ce jour ce pervers petit col provençal. A chaque lacet, amputée des expériences précédentes, il lui semblait devoir improviser in extremis, pour rester dans l’axe de la route. Un chemin, râlait Laure, avec une pointe de mépris mais aussi un sentiment difficile à s’avouer : un chemin dans les bois où quelques refuges permettaient de s’arrêter pour s’égarer sous les frondaisons. Un chemin pour les vacances, mais aussi la route pour rejoindre son lieu de travail, à la fois thébaïde et cadre d’affrontements professionnels.
Paul, avant de la quitter, lui a fait comprendre que c’était son choix à elle, comme cela l’a été lorsqu’elle l’a également choisi pour son "expérience psy". Elle l’a admis volontiers. Mais de sa vie, dans ses décisions importantes, existentielles, a-t-elle vraiment choisi ? Et pour ses deux dernières décisions, quelle a été la part de réflexion dans ces initiatives, ou de paris hasardeux ? La preuve, voici peut être vingt minutes qu’elle laisse tourner le moteur sur ce parking au look désespérément urbain dans un cadre aussi idyllique. "Idyllique ? ai je saisi ? " Et ce moteur qui ronronne, toujours au même tempo, dans une immobilité absolue qui abolit la notion du temps qui passe, qui se vide. Et elle prend subitement conscience qu’elle même se vide, se vide de ce temps qu’elle a cru jusqu’à présent si subtilement utilisé et maîtrisé, enfin, jusqu’à il y a quelques mois…. Paul lui a conseillé un autre chemin, moins risqué de nuit. Elle a proclamé que l’itinéraire était de son choix ; un peu par bravade, lancée quand il faisait encore grand jour…
Se ressaisissant, elle coupe le moteur ; son ronronnement disparu, elle sent le silence l’accabler et le rythme de ses associations d’idées s’évanouir. Rien. Elle se trémousse un peu avec l’impression que des idées claires vont surgir et l’impulser vers une prise de décision simple et sans balancement. Le moteur reparti, elle quitte le parking sans savoir encore quelle direction prendre à sa sortie. Elle semble percevoir, comme un défi, la ligne de crête barrant l’horizon ; c’est la direction qu’elle s’est initialement choisie.
Elle s’engage sur cette petite route sinueuse se lovant entre les vignes. Elle est crispée sur le volant, progressant lentement jusqu'à la lisière des bois où brutalement la route s’élève après un virage abrupt, suivi d’une longue pente toute droite. Cette partie du trajet, elle l’a toujours aimée, à l’aller et au retour. A l’aller, elle se détend pour cette ultime descente qui lui rappelle qu’elle laisse la montagne derrière elle et qu’elle entre en pays civilisé. Au retour, elle quitte ce pays pour affronter la nature dans sa rudesse et ses surprises sylvestres. Elle lance alors la voiture jusqu’au premier grand virage où les difficultés commencent réellement ; virages plus accentués et route beaucoup plus étroite.
Passé ce premier virage, Laure cherche le refuge qui suit, accrochée au volant, son regard fouillant le faisceau des phares. Ses repères de jour ne lui sont pas de grande utilité. S’apercevant qu’elle l’a dépassé, elle s’engage dans une marche arrière, brève mais risquée. Avec soulagement, elle arrive à garer sa voiture. Par prudence, elle éteint les phares et, descendue, elle découvre les lumières égaillées de la vallée. Elle parvient même à localiser l’éclairage du parking.
Cet arrêt, elle ne l’a pas prévu. Elle a pris sa décision sans réfléchir, sous le coup de la fatigue. Maintenant, elle contemple ce panorama se dessinant en pointillé de lumières. Elle revient au parking et à sa double sortie, celle qu’elle a empruntée et celle par où est parti Paul, dans l’autre sens.
"C’est à cause de lui que je glande ainsi sur ce perchoir ; à cause de lui que nous nous sommes attardés sur ce foutu parking. Oui mais c’est à cause de moi que nous nous sommes retrouvés il y a dix jours, mais c’est lui qui m’a proposé cette journée. Il est vrai que j’ai répondu à sa proposition de nous rencontrer aujourd’hui ; sans hésitation, quelque part, je l’attendais. En quelque sorte, par cette invite il a repris l’initiative, pour quelques heures puisque je n’ai pas répondu à sa suggestion : repartir par la vallée. Maintenant, il doit filer sur l’autoroute ; m’étonnerait pas si je ne reçois pas un appel pour me signaler son arrivée à bon port. Mais où ? Chez sa bonne femme ou chez un copain (ou plus probablement une copine) Comme moi, depuis quelque temps, c’est un grand déambulateur. Au fait, pourquoi a-t-il tant insisté pour que je prenne une route plus sûre mais un peu plus longue. Une partie de cet itinéraire présente un tronc commun pour nous deux ; je parie qu’un peu avant la divergence de nos routes, il m’aurait encore proposer de prendre un pot. Et ensuite…"
" Bon, c’est de ma faute ; c’est moi qui l’ai relancé pour cet essai psy. Sans doute, il doit être un peu manœuvrier ; mais j’ai l’impression qu’il a ses limites dans ce domaine puisque il a insisté pour me dissuader de mon choix : tous ces trucs psy, m’a-t-il dit, il les connaît un peu mais son aventure actuelle s’ancre une autobiographie "existentielle", donc il est en mesure de subir tout entretien à ce sujet. Il m’a honnêtement prévenu que, par suite, ses propos manqueraient de spontanéité ; la preuve, c’est pratiquement lui qui a dirigé l’entretien, suggérant les sujets à aborder, les questions à poser... Il possède deux qualités contradictoires, en général : aimer parler de lui, et écouter la parole de l’autre. Est-ce suffisant pour établir un dialogue ? Et puis, et ensuite ? J’ai eu la maladresse de lui avouer que je me refuse à toute relation amoureuse, par peur de l’après. Il a eu l’air surpris et a répondu être étonné que je puisse d’emblée écarter une telle éventualité alors que la question ne se posait pas. Sadiquement, il a quand même ajouté : que mon refus, pour tout psy amateur éclairé, valait proposition et que ma foi, avec moi il était prêt à répondre à toute formulation de ma part. Je me suis senti piégée, alors que j’étais sincère. Maintenant, j’ai l’impression qu’en évoquant, même négativement, la solution extrême, je voulais dire autre chose, peut être qu’une suite, sans m’arrêter sur sa nature pouvait être envisageable …. "
" Il est certain qu’il a été plus volubile que la première fois (le repas ?) mais je l’ai senti un peu plus distant et plus inquisiteur aussi. Les rôles sont donc renversés …Plus distant, pourtant il m’a pris par le bras, et j’ai eu un mouvement de retrait ; il a relâché un peu sa pression mais sans l’abandonner. Réaction bête de ma part, car ce n’était pas désagréable, d’autant plus que bras contre bras j’ai senti une peau douce, peu ordinaire chez les hommes, d’autant plus qu’il s’agit d’un vieux.
Je crois qu’il a compris que j’étais dans une phase de maladresses (de mal être, ça, il l’a deviné…) et toutes mes reculades, en fait, il les a retournées ou, a lâché un peu de lest.
L’essentiel c’est d’avoir pu mener à son terme, et de façon satisfaisante cet essai, ainsi que le prouve la vidéo tournée à cette occasion. Peut être pour sa validité, un peu trop facile. Pour le reste : la journée s’est agréablement déroulée ; sauf qu’il me reste à continuer ma route pour arriver à bon port. "
Laure reprend la route, prudemment et l’esprit vide. Parvenue sur le plateau, elle mesure le temps qu’il lui faudra pour le traverser avant d’attaquer en descente le Col d’Es. C’est cette portion de parcours qui a fait peur à Paul et maintenant Laure se sent envahie par la crainte qu’il a voulu lui communiquer pour la détourner de cet itinéraire " Ainsi, soupire-t-elle, ce salaud va me posséder, sans m’avoir touchée, sauf le bras. Les miens commencent à me devenir lourds. J’ai envie de faire une petite halte aux abords du Monastère ; mais à ce rythme je ne serais à la maison que demain matin. Il y a encore de la lumière et une petite animation aux alentours. "
Laure s’est arrêtée, descend de voiture et demande s’il est possible de passer la nuit .On la dirige vers l’accueil, la Porterie aurait-on dit jadis songe Laure. "Donc Paul exagère. Le côté médiéval propre à tout couvent de bonne réputation semble bien gommé ; et s’il me manipulait. En tous cas, il a réussi à s’infiltrer dans mon existence, même absent, et pour de banale décision. En apparence ; en fait, de ce monastère, il ne m’en a guère parlé sauf pour me faire entendre qu’il y avait vécu des heures exaltantes, et que la dernière femme de sa vie, c’est ici qu’il l’a rencontrée ; sans plus détail. Je n’ai aucun bouquin pour m’endormir ce soir, aussi je risque de longtemps gamberger sur les circonstances de cette rencontre ; puisque je suis dans la place…"
Après le souper, qu’elle décroche in extremis (" les horaires monastiques ne sont plus ce qu’ils ont été.. "), munie de la clef de sa chambre elle s’enfile dans de longs couloirs, faiblement éclairés.
Et, ensuite, s’engage dans une volée d’escaliers qu’elle grimpe avec une certaine allégresse qu’elle finit par trouver suspecte ; bien sûr , elle est soulagée d’avoir pu éviter la longue et dangereuse cascade des virages du col d’Es mais aussi de mettre ses pas, seule, dans ceux de Paul, d’être sur ces traces, pour imaginer, in situ, quelques épisodes de son passé. Cette prise de conscience ne la réconforte pas ; encore une fois il est en train de me posséder….
Le portable frétille : Paul qui d’une voix mal assurée s’enquiert de son voyage, et elle de répondre : "ça va, je suis à bon port" Et elle raccroche brutalement ; elle n’aime pas mentir ; "A bon port" ; façon de parler ; et si Toulon est un port, il me semble que ce monastère en est aussi ; il l’a été pour lui en diverses circonstances, qui me sont toutes inconnues ; plus particulièrement, à cette heure, pour moi s’en est un aussi ; sauf que je dois passer cette nuit avec lui ; je crois qu’il me sera difficile d’échapper à cette confrontation fantasmatique dont, en fait le propos est bien mince. Laure s’aperçoit alors que s’ils ont beaucoup échangé et si il lui semble s’être livrée au cours de cet entretien "clinique", il n’a guère été prolixe sur ses dernières années. Match nul. Moi aussi j’ai beaucoup parlé, surtout aujourd’hui ; mais de quoi ? De banalités ; de vagues généralités. J’ai bien senti que ces échanges ne l’ont guère satisfait. Je crois qu’il en aurait plus dit s’il avait senti que j’étais disposée à me débloquer. Il me semble qu’il a mesuré sa parole dans l’attente de pouvoir s’alimenter de la mienne.
Laure en se mettant au lit, s’aperçoit qu’elle a oublié ses affaires de nuit, ayant prévu de regagner avant la nuit son domicile. Il fait chaud, les draps sont frais, elle a seulement sa robe qu’elle ne veut pas froisser ; elle dormira donc nue.
Une fois couchée, Laure éteint rapidement pour échapper à l’atmosphère que lui semble secréter cette chambre. Des chambres de couvent, elle en a connues quelques unes ; en garde surtout mémoire de leur odeur. Ici c’est neutre. Peut être un relent de pin. Se relève et ouvre la fenêtre et cette acidité moisie s’évanouit remplacée par la forte fragrance de cèdres dont les branches balaient les volets
A Peine allongée, elle est secouée d’une sorte de rire nerveux dont sur le moment elle n’arrive pas à localiser la cause. Calmée, elle comprend : c’est la première fois qu’elle dort nue ; seule, sans compagnie…
Nue et seule. La première fois, depuis…Et la première fois où elle a dormi nue ? Avec une amie. A 17 ans révolus. Elle se souvient de la date, un vingt et quelque juillet. Nous avions décidé d’apprivoiser notre corps à un autre. C’est Léonie qui en a eu l’idée, après avoir enfilé, après le bain, une série de fausses confidences dont n’étions point dupes. Pour le bain, nous nous étions déjà dépouillées de nos maillots. Je crois que c’est Léonie qui a pris l’initiative, sous prétexte que le sien " la grattait ". Déjà une histoire de peau. Nous sommes remontées de la plage à sa maison, enveloppées dans nos serviettes de bain qui nous donnaient des airs de conspirateurs empotés. Débarrassées de ces oripeaux et après une douche, nous avons convenu, de ne pas nous encombrer, par cette douce chaleur, de nos ridicules accessoires de nuit ; c’aurait été profaner cette journée dédiée aux corps.
Je me souviens que, pour le coucher, nous n’avons pu échapper aux palinodies d’usage. Laure croit se souvenir que cette initiative lui avait été suggérée par Léonie qui lui prêtait plus d’expérience en la circonstance qu’elle n’en avait. En effet, c’est elle qui la première a mené toute l’opération. Léonie s’était à peine plainte de son maillot qu’elle, Laure, s’en était déjà allégé. Chacune a occupé, précautionneusement, une petite portion de la moitié du lit qui lui était impartie ; Chacune, de son côté, allongée, immobile, à ras bord du lit. En dormant, elles se sont rapprochées, puis éloignées ; et à nouveau rapprochées, sans plus.
Au matin, elles se sont reconnues en un bref et farouche corps à corps, "dans un choc d’épiderme" se rappelle Laure. Demain matin, point de ce genre de confrontation, grince-t-elle, en quête de ses étés engloutis. Pour l’instant, elle se débat dans une empoignade d’images furtives et de souvenirs flous qu’elle voudrait bien évacuer. Mais le sommeil tarde à lui venir en aide.
Comme dans toutes les circonstances où elle sent que la maîtrise du quotidien va lui échapper, elle essaie de mettre de l’ordre dans cette cohue de souvenirs qui, elle le sait, va l’éloigner un peu plus de l’endormissement recherché.
La simple fraîcheur de ces draps quasi translucides à force de lessives et contorsions de corps insomniaques, essorés entre des désirs de pureté et de luxure, la ramène à cette expérience primordiale où elle a connu le goût de sa propre peau et gardé le souvenir tactile du grain de celle de Léonie. Sa peau dont elle a soupçonné, sur l’instant, la profondeur et la gamme sans mesure des vibrations dont elle a seulement perçu les premiers timides frémissements. ge ; ; ;a
Et, tout à coup, elle se rappelle que sa dernière sensation tactile a été le bras de Paul sur le sien : un timide (ou prudent ?) affleurement qu’elle a d’abord essayé, par réaction, de repousser. Mais ce léger toucher lui a parlé, à ses sens, sans rien y comprendre et, se laissant aller, elle y a répondu, sans en connaître la portée. Quelques instants avant, elle a recueilli un beau papillon en perdition et, malgré tous les soins mis à le prendre sans l’abîmer, elle a été sensible au velouté de ses ailes. Elle n’a pu s’empêcher de faire partager sa surprise à Paul qui s’est contenté d’en approcher un doigt, de crainte de l’écraser. Est ce pour cela qu’il s’est permis de me prendre ensuite par le bras ? Après, en retrouvant mes esprits, j’ai eu l’impression que cette prise en main, il l’a faite dans une espèce d’état de vide, que maintenant je ressens à son égard. Je crois qu’une solide relation va s’installer entre nous mais s’il doit y avoir un garde-fou qui empêche un trop fort rapprochement, il s’est déjà établi : un vide qui, s’il a beau se remplir jusqu’à la gueule, il en subsistera toujours un espace infime mais infranchissable.
Au fond, on pourrait être deux ce soir et cette halte choisie en dernier minute ne serait ce pas un simulacre ; un comportement fétichiste ?
Cette dernière question, la laissant sans réponse, elle s’endort avec le sentiment qu’il est vain d’en chercher une.
Au réveil, elle a l’impression d’avoir eu un sommeil agité, mais seul le bref souvenir d’un rêve assez simplet l’habite. Elle a rêvé qu’elle faisait l’amour avec Patrick ; c’était encore la première fois, dans un lit. En fait, la première fois a eu pour cadre un buisson gazonné, terriblement en pente ; il faisait frais et le lieu ne se prêtait pas à un striptease sophistiqué, seul le nécessaire a été enlevé. Ensuite, il y eu encore quelques rencontres ; toujours dans les mêmes conditions. Sans draps frais et sans nudité intégrale… A cette évocation, Laure sourit et devient toute songeuse. C’est à croire que Paul l’a envoûtée, l’obligeant à cette halte où souvenirs, espoirs et regrets vont finir pas gâcher la belle journée qui s’annonce, et qui devrait lui permettre de s’écarter tranquillement de lui ; au moins pour un temps…
Au petit déjeuner, elle rencontre une vieille dame, d’allure décidée, qui la soumet à une batterie de questions qu’elle aurait bien aimé appliquer à Paul lors de leur fameux entretien. Passé cet épisode inquisitorial, la vieille dame indigne, repliant sa serviette s’abîme dans une sorte de méditation manuelle dont les miettes de pain font les frais ; elle semble d’abord jouer avec, les éparpillant, puis les rassemblant en petits mulons. Ensuite, elle en forme un gros tas, en prenant garde de ne pas les agglomérer en une boule pétrie. Le tout sans un mot, ponctuant les diverses phases de l’opération d’un bref coup d’œil à Laure qui finit par le remarquer. Laure, constatant que ce travail s’achève et pour prolonger cet étrange tête à tête, elle propose à sa voisine ses mies de pain, matière première pour un nouvel exercice. Ce qui est accepté par un large et franc sourire. Et toujours en silence, le travail recommence sous le regard de Laure qui ne sait quelle attitude adopter. Les mains jointes sous le menton, elle la regarde d’un sourire qui se veut attendri. Peut-être Paul avait raison : on y faisait ici d’étranges et stimulantes rencontres. L’air du temps, maintenant, n’y serait plus propice mais, lui semble-t-il, cependant on pourrait encore y croiser des personnages pittoresques ; cette vieille dame, un peu maniaque par exemple.
La cloche a sonné, pour la deuxième heure " C’est pas pour nous, c’est pour les professionnelles ; à moins que.. " indique la vieille dame pour tranquilliser Laure, en lui précisant que la messe est pour l’heure suivante et qu’elle sera célébrée au sanctuaire, plus haut dans la montagne. Elle lui propose de l’accompagner en lui faisant remarquer que c’est un agréable but de promenade. Elle se lève de table et amasse dans un petit sac sa récolte accumulée devant elle. " Pour les oiseaux …Venez, sans se presser on sera pour le début de l’office." Laure, sans trop le vouloir, la suit.
Dehors la vieille dame lui dit s’appeler Claire et lui demande de ne pas s’offusquer au sujet des " professionnelles ; je veux dire des punaises de sacristie ; pas toujours des sœurs ; vous avez compris ? Moi, je viens ici pour les principaux offices et pour le bon air et la tranquillité et aussi pour des rencontres ; en tous genres…J’ai immédiatement compris que vous n’étiez pas une habituée, ni d’ici ni de pareils autres endroits ". Laure qui se reproche de s’être déjà mal défendue lors de l’interrogatoire d’entrée, ne sait que répondre : " hier soir, j’étais fatiguée et un ami m’a suggéré de m’y arrêter " Au fait Paul m’a-t-il fait effectivement cette suggestion ; je ne crois pas, mais il m’a indubitablement influencée dans ce sens. J’ai déjà le vague sentiment d’être manipulée par lui. Même à distance ?
Claire, à l’angle d’une haie, sème sa récolte et, sans un mot, reprend son cheminement. Quand la montée se fait plus raide, elle ralentit le pas et reprend la parole. " Je suis seule ; dans l’instant ; pour le moment… J’ai un mari, guère encombrant et encore moins quand je m’en éloigne… C’est ça la liberté et même le bonheur, sans attache et avec un grand sentiment de sécurité, il y a quelqu’un, quelque part et qui vous attend ; je pense qu’il doit en être de même, en sens inverse ; Qu’en pensez-vous. Avez-vous déjà expérimenté cette situation ? " Laure sursaute à cette question. La voyant arrêtée, Claire devine son embarras et rajoute : " je vois que cette question ne vous concerne pas. Vous savez, il y a cent mille façons de faire face à la vie et encore plus pour se charger et se décharger d’un mari " Laure se détourne brutalement "pour moi il n’y a qu’une seule méthode : pour s'en défaire ; mais souvent, il y a d’autres espèces plus encombrantes" " Vaste sujet ! " soupire Claire qui laisse tomber le sujet.
La pente s’accentue et la vieille dame maintenant muette, semble réserver son souffle pour continuer l’ascension. Laure ralentit son allure pour rester à quelques pas derrière sa compagne. Cette allure plus lente, calquée sur celle de Claire, au rythme plus régulier, lui confère, suppose Laure, la démarche du pèlerin investi par sa méditation, totalement rempli de sa foi. Cette allure, pour elle, creuse l’écart, par rapport à son importune voisine Elle se sent cernée par cette montagne et les bois qui la garnissent. Le tempo de sa marche la vide de l’encombrement du quotidien, qui ici et à cet instant, est réduit à la scansion de ses pas. Elle a même oublié le but de cette marche.
Parvenues au parvis du sanctuaire, Laure surprend le regard inquisiteur de Claire qui vient de se retourner. Dans ce regard, Laure devine aussi un petit air de triomphe qu’elle interprète comme une volonté de possession. Ce constat ramène Laure à la réalité du moment et à ce petit déjeuner où elle s’est sentie manœuvrée par sa voisine. Elle regrette ne pas avoir été habile à répondre aux questions insidieuses de la bonne femme et d’avoir esquivé gauchement quelques pointes perfides de cet interrogatoire. Sans doute, a-t-elle alors fait figure de pauvre fille en déshérence qui vient, comme c’est fréquent en ces lieux, quêter un brin d’un petit peu plus. Quoi ?
Pendant la messe, Laure s’interroge sur l’étrange pratique dévotieuse de sa voisine : elle se lève, s’assied et s’agenouille à contre temps ; ouvre et referme son missel sans souci de la liturgie du jour, ainsi que Laure le constate en glissant un rapide coup d’œil sur le livre.
A la sortie de la messe ; Laure qui y a assisté, indifférente et l’esprit nulle part, prévient la vieille dame, qu’elle restera dans les parages jusqu’à la fin de l’après midi. Sa voisine du petit déjeuner a l’air déconfit et Laure ne peut refuser sa demande de la descendre en ville, en fin de journée.
A la terrasse de la buvette, Laure se paie un sandwich, un demi et une bonne ration de soleil. Elle a oublié sa bonne femme, et aussi Paul, ce candidat au septuagénat (septuagenant ?) et à autres choses. Enfin, pas tout à fait Paul, car elle ne peut oublier qu’il lui a laissé entendre que ce lieu fut considéré, par des cohortes de chevelus, d'intellos débridés et d'aristos en rupture de ban, il y a environ vingt cinq ans, le temps des vacances et des week-end, comme une montagne inspirée, et hantée et toute l'année par des errants de tous acabits. ancea les wek-end et les vacances ; et à toutes saisonsd’errants de tous gabarits .
Aujourd’hui, il n’y a que des guenilles de bigotes, des randonneurs bâtés comme les mules qui, il n’y a guère, rabotaient la roche pour approvisionner ces hameaux perdus et aujourd’hui désertés. Peut être aussi, quelques quinquagénaires un peu plus décontractés à l’air détaché arpentant le site à la recherche de souvenirs évaporés. Je les ai remarqués quand ils tombent dans les bras de leurs contemporains ; visiblement, certains ont du mal à se reconnaître ; ceux-là, c’est sûr, ont apprivoisé les lieux à une autre époque. Enfin, il n’y a pas à se tromper, quelques uns de leurs cadets, la figure soucieuse, voire tourmentée, ceux là, je les connais, je les fréquente dans les stages psy ; ici ils passent leur week-end par souci hygiénique ; peut être pourrais je tomber sur un stage de formation, ou de perfectionnement, niché dans des salles semi obscures, au fond d’un des nombreux couloirs sillonnant le monastère…
…Laure ferme les yeux et un moment s’assoupit. Le soleil, à l’aplomb, la réveille, et pour se secouer, yeux grands ouverts, elle étale son regard jusqu’à l’horizon qu’elle semble découvrir. Il glisse sur les frondaisons couvrant les pentes en contrebas puis se perd sur les chaumes drus, moignons affûtés de récentes moissons, subsistant sur la plaine insérée entre la lisière des bois et le monastère, pour, au delà, buter sur un ressaut de rocailles, garni de garrigue, qui s’abîme dans un lointain poudreux.
Il y a très longtemps qu’elle n’a pas regardé avec une telle intensité un paysage ; pour s’imprégner de sa diversité elle s’est, un instant, raidie pour ne pas être saisie par l’harmonie de ce tableau. Elle s’est gardée de toute contemplation de l’ensemble, s’appliquant à en détailler toute la diversité. Son regard va sans cesse d’un élément à un autre, revenant sur une singularité qui, de prime, lui a paru floue, s’attardant sur une particularité dont, en premier lieu, elle n’a pas compris le caractère.
Il y a huit jours, elle était en stage dans le Gers ; elle s’est promenée, seule ou en groupe, dans une campagne qu’elle a sentie comme apaisante, rassurante, sans en saisir la singularité , sans pouvoir en appréhender l’originalité. Elle a acheté, en deux exemplaires, une carte postale qui lui semblait résumer ce paysage. Pour s’en assurer, elle sort de son sac le deuxième exemplaire : en haut, à même le cliché, il est écrit " Campagne de Gascogne" : de molles ondulations et des haies, suite de lignes boisées en deux ou trois directions différentes qui, jamais ne se recoupent. Sensible à l’harmonie du paysage, ces détails lui avaient échappé, et elle n’a guère fait attention à cette légende. Elle a envoyé l’un des exemplaires à Paul qui, au cours d’une conversation téléphonique, lui a décrypté ces petits indices. Effectivement, aux cours de leur petite randonnée de ce matin, Paul l’a comblée de commentaire sur ce paysage de Haute Provence qu’elle croyait connaître par cœur. D’ailleurs ça finissait par devenir assommant et aussi un peu déroutant, car Paul ayant des accointances gasconnes a fini par mêler ces deux paysages, l’un charnellement présent, et l’autre virtuel.
La réémergence de Paul dans sa méditation paysagère l’a agacée, elle l’a ressentie comme une intrusion. Ne me manipulerait-il pas par télépathie ?
Ce type, je ne l’ai rencontré que quatre ou cinq fois et nous n’avons pas eu plus d’échanges téléphoniques ; j’en ai certainement oublié beaucoup de choses mais, maintenant, dès que j’accorde un peu d’importance à un événement, à une réflexion, peut être futile, à une impression fût elle fugace, j’ai l’impression qu’il s’y intercale. En quelque sorte, on pourrait dire qu’il me parasite. Mon cher parasite ?
Un peu vite avancé, surtout pour l’épithète ; ou alors " trop… " ou "encombrant… " ou même " emmerdant… " Ce serait peut être le plus adéquat ; s’en méfier ; il peut s’accommoder avec toutes sortes de nuances
A la table voisine, s’installe un jeune couple, expansif, démonstratif, voire un grain agité et cabotin. Laure, instinctivement se refend dans un coin imaginaire, elle se sent surprise en pleine lumière, d’abord comme spectatrice un peu voyeuse puis, ensuite, après s’être détendue, offerte comme repoussoir au couple.
"Je suis bête, pense-t-elle, pourquoi ainsi réagir : un jeune couple, heureux, simplement d’être ensemble. Et qui ne s’en dissimule pas. Pour eux ça semble naturel, aller de soi. Oui, je commence à comprendre : Mes petits bonheurs, mes amours, j’ai l’impression de les avoir toujours vécus dans la clandestinité, du moins jamais exposés au grand jour. Ah oui : Paul m’a charriée lorsque j’ai utilisé la formule " relation amoureuse ". Pourquoi " amoureuse. Pourquoi pas " affective " ?Ou " Tendres " ? Je comprends avec l’expression " Relations amoureuses " il doit s’y glisser un zeste de clandestinité. Tout amour, ou attachement un peu fort, est frappé d’interdit. C’est possible, j’ai vu ma mère plusieurs fois amoureuse, mais jamais de mon père. Entre eux se jouait toujours une partie de cache-cache ; où le perdant était toujours mon père, qui n’était pas dupe. Je l’ai vite compris, mais l’essentiel était que la vérité n’apparaisse jamais toute nue, pour leurs enfants, leur entourage ; et pour eux mêmes… . En ce qui me concerne, je commence à comprendre qu’il en a été de même. Bien sûr, mes premières amourettes. Puis ma première liaison. Et ensuite, mon mariage ; avec quelqu’un guère porté sur les femmes (ni sur les hommes..). Moi seule le savait, et encore. Parce que il fallait " faire avec ", " comme ci " …Et j’ai encore usé de ces maudites expressions avec Paul d’abord, il a feint de les comprendre à la lettre, sur le mode affirmatif et il a fait un peu l’andouille. Mais qui sait ? Ensuite, il m’a fait comprendre que ce genre d’affirmation négative pouvait, en un certain contexte se retourner. En effet, pourquoi ai je eu la maladresse d’utiliser ces expressions, quelque soit le mode utilisé ; surtout en ces circonstances ? Visiblement, je l’intéresse. Mais vouloir le tenir écarté de moi par ce genre de négation qui peut être interprété comme une offre…C’est malin ! Comme ma réaction à l’instant. Je sais ce que j’en trimballe ! J’ai l’impression que Paul aussi, mais avec plus d’aisance, et au moins plus de cynisme… " ; ; ; ; ;.cCn
Laure se retourne légèrement et surprend le jeune couple en plein conciliabule ; elle croit comprendre être l’objet de cette messe basse. Au moment où elle revient à sa première position, une main légère effleure son épaule : la jeune fille lui sourit en lui demandant si elle connaît la région. Laure lui répond, par une formule évasive : qu’elle devrait la connaître mais que c’est la première fois qu’elle monte à ce lieu, et qu’elle peut cependant, avec une carte leur fournir quelques précisions. Le jeune homme à ces propos, déplie sur leur table une carte et l’invite à ce joindre à eux. Laure soupire, c’est bien le premier enseignement de Paul (qui décidemment ne me lâche pas) que je peux mettre en pratique. Sur le parking, avant la tombée de la nuit, il a eu le temps de l’initier aux subtilités de la lecture topographique.
Laure comprend vite que le couple n’a aucune idée sur la région ; ils se sont posés, pour quelques jours sans projet, dans l’annexe du monastère. Tout à leur amour, le monde, pense –t-elle, est pour eux un vague ensemble flou.
Elle a déjà vécu cet état ; une seule fois ; pour quelques semaines ; avec Pierre. Tout s’était aboli, sauf l’intensité qui les unissait. Chaque événement, le plus infime détail, la ramenait, elle, à Pierre qui paraissait alors rebondir vers elle, annexant cette nouvelle réalité pour tisser entre eux un nouvel accord. Lui demeurait l’impression d’avoir passé un hiver, à deux, en un huis clos ouaté, sans témoins et sans événements , les jours s’enchaînant comme un mécanisme bien huilé ; les jours et les heures. Même des absences de Pierre, elle en garde le sentiment de les avoir vécues en un état second où se gommait l’attente… Pourtant, le monde ne s’était pas évanoui, il s’était simplement écarté ; elle conserve de cette époque l’impression que les épisodes qui l’ont ponctué s’ajustaient sans heurt à leur bonheur et contribuaient à le vivifier.
Avec l’arrivée du printemps, le monde a recommencé à bouger, à bousculer ce temps suspendu où le travail, les études et toutes sortes de vaines obligations se glissaient entre eux, grignotaient ce don réciproque qu’ils s’étaient consacrés .
Depuis, Laure n’a jamais connu pareille célébration. Depuis, elle s’en est méfiée. Elle a vécu sa fin avec fatalité du jour où elle a compris que ce bonheur lui avait été aussi échu par grâce, donc par heureuse fatalité. Au tout début ; après un temps d’abattement, elle s’était résignée puis quand elle a admis que la chance était aléatoire, elle s’est lovée dans une morne sérénité. Ainsi, depuis elle a essayé de se tenir écarté de toute tentation.
Cependant, il faut vivre, et ce jeune couple si il la ramène à des souvenirs qui lui sont demeuré chers, lui rappelle la nécessité de vivre.
Comme chaque fois après avoir été traversée par ces souvenirs.
Comme chaque fois qu’elle connaît une petite oasis d’enchantement qui risque de s’achever par le désastre d’une extase la ramenant brutalement à la viduité du désert…
C’est sans doute pour conjurer ce péril qu’elle a évoqué pour Paul son refus de " relations amoureuses ". Cette esquive simplette, Paul a du la ressentir comme une banale manœuvre de vieille fille en mal d’affranchissement… Elle en sourit mais sans pouvoir s’empêcher de dériver vers ses projets qu’elle veut solidement ancrés dans une recherche d’un quotidien qu’elle doit maîtriser selon une ligne directrice qu’elle pense avoir trouvée dans une pratique psychologique d’outre atlantique. Tout à coup, hors de cette fallacieuse maîtrise, elle se sent envahie par une vague inquiétude ; comme après la fin d’une relation amoureuse ; le résultat final serait donc identique ? Pourquoi cette quête, avec le sérieux d’une étudiante retardée ? Par goût de l’ascèse, par ennui ? Ne serait ce pas plutôt pour vivre ensuite une extase qui ne tournerait pas au désastre ?
Contemplant le jeune couple, elle pense que tout leur paraît si simple, de l’ordre de l’évidence. De cette évidence qu’elle recherche à pouvoir saisir dans les choses simples ; pour l’instant avec l’aide du groupe psy qu’elle fréquente actuellement. De l’évidence évaporée de l’instant, pour retrouver peut-être, l’apparence avec l’innocence douloureuse de certains épisodes de son passé qui se résument maintenant en vagues souvenirs asséchés de tout vécu, de tout écho émotionnel.
Et si ça pouvait être possible avec Paul (ou un autre..), ou du moins pouvoir vivre avec lui un état s’en rapprochant ? Peut être que Paul serait il prêt ? Ou aurait pu être prêt…Mais voilà, s’il a manifesté un intérêt évident pour moi, aucune tendresse ne s’est exprimée de part et d’autre. Pourquoi donc ? Sans doute l’objet de leur rencontre était plombée au départ par ce souci de se conformer rigoureusement à un protocole établi par ses maîtres à penser de cette Ecole Psy. Il y a eu frottement de deux intellects ; sans beaucoup plus.
Et ce jeune couple plié sur la carte qu’elle contemple avec quelque distance et une impression de déjà vu qui l’agace. L’image abstraite et cependant si parlante de son pays, elle s’aperçoit que ces graphies si diverses et souvent si opposées elle ne sait les lire, sauf les routes ; lui échappent le tracé des rivières, l’estompage des reliefs qui semblent s’affronter, s’embrasser, s’éloigner, se chevaucher même, les lignes plus accentuées du littoral flirtant avec le bleu marin. Ce pays où elle est née et où elle a passé sa jeunesse, elle ne le connaît pas ; elle l’a seulement traversé, en tous sens, sur ces lignes rouges et jaunes qui bigarrent la carte avec une volonté d’anéantir le reste de cette surface criblée de mystères.
Sur le coup, elle ne comprend pas la fascination de ces amoureux aimantés par ces hiéroglyphes dont ils cherchent à saisir le sens. Elle, s’est d’abord contentée de saisir le sens de leur fascination. Mais non ; finit elle par reconnaître, ce qu’elle essaie de saisir et comprendre c’est simplement leur extase ; leurs regards dans une unique direction ; en un seul regard sur un même axe ; une promesse vers des ailleurs déjà partagés.
Reculant de la carte, le jeune couple se retourne, plein d’interrogations ; vers Laure qui devine leur demande. Elle est paniquée à la perspective d’avoir à répondre sur une foule de détails qu’elle ignore. Elle prend les devants en leur demandant ce qu’ils comptent faire pour les jours à venir ; elle, si discrète quand elle se trouve embarrassée, se surprend en flagrance d’indiscrétion.
Dans un calme éclat de rire, ils répondent on ne sait pas trop ; la carte pourra nous inspirer ; si vous pouviez nous aider, vous qui êtes du pays. Laure confuse, avoue son ignorance " Mon pays, je ne le connais pas pour ne l’avoir guère fréquenté ; j’aimerais ; oui ; puisque j’y suis revenue sans autre motif que c’est mon pays ; je ressens que c’est là que je dois poursuivre mon chemin. C’est bête ; j’ai mis de la distance avec ma vie d’avant, sans renier, mais avec le besoin de le tenir à distance, pour un temps, à l’écart. Que me reste –t-il donc à faire ? Investir un lieu qui m’a échappé, une façon de revenir sur ma jeunesse, sans espoir de la récupérer ; sans projet précis, simplement de le réhabiliter." Laure a entendu ce discours décousu comme si un autre l’avait prononcé. Les jeunes n’y ont certainement rien compris, ils sont restés en contemplation active sur la carte, les doigts un peu plus diligents sur les labyrinthes de ses circonvolutions.
Ayant repris son contrôle, Laure, soulagée, constate qu’elle n’a rien lâché d’intime ; elle s’est cantonnée à un discours qui pourrait passer pour propos anodin, banalité de philosophie de bazard. A la réflexion, cette constatation l’afflige, bien entendu, elle n’a pas voulu se laisser aller aux confidences, mais n’est ce pas une incapacité radicale de parler de soi, en termes directs et simples. Au fond, ses propos n’ont pas gêné les jeunes. En plus vague, s’avoue-t-elle, ce sont les mêmes considérations sur son passé qu’elle a laissé filer à Paul, avec quelques indices chronologiques. Tous ses exercices psy n’auront donc eu, jusqu’à présent, aucun effet pour vaincre son inhibition à entamer dans le vif la chair du sujet, elle-même.
Elle sent qu’elle a besoin d’y parvenir, mais y est elle, pour l’instant, vraiment disposée à se livrer ? D’abord à elle même. Quelque part, elle pensait que ses retrouvailles avec Paul allaient achever le travail déjà entrepris au sein du groupe psy ; que ces retrouvailles allaient lui conférer une suite plus personnelle, un retour avec un passé qu’elle s’efforçait jusqu’à présent d’oublier et d’en gommer toutes traces, d’un retour à un vécu intime. Elle ne sait qu’aborder un passé en une seule dimension, sans résonances d’affects. Son souhait, maintenant, elle l’ose se l’avouer, était bien avec l’aide de Paul, au hasard de conversations à bâton rompu, de vagabonder dans ce passé et de le relier à ce présent sans saveur.
Après la séance psy, Paul s’est laissé aller ; il a évoqué quelques épisodes de sa vie, de ses joies, de ses peines de ses déceptions, de ses succès, de ses chances, de la façon qu’il les a souvent gâchées. Souvent dans une certaine confusion, avec, parfois, une réelle difficulté à mettre de l’ordre dans une narration erratique, coupée de brefs silences appuyés de roulades d’épaule ou d’un sourire d’enfant en fraude, quémandant de l’indulgence. Elle, elle s’est contentée de débiter une vague chronologie appelant des précisions de Paul qu’elle ressentait comme un harcèlement pervers. Il l’a compris et hier, elle a senti qu’il s’appliquait à une circonspection. Visiblement, il était sur ses gardes tout en essayant avec une prudence de confesseur mondain de la mettre à l’aise pour la faire parler avec plus de spontanéité.
Le jeune couple lui sourit et lui demande si elle veut redescendre avec eux au monastère. Elle cala son pas sur l’allure un peu plus vive du couple. La jeune femme semblait plus pressée de parvenir à destination, lui, musardait, s’arrêtant pour contempler une fleur, suivre la progression d'un insecte vers l’extrémité d’une frêle tige, se retournant pour un dernier coup d’œil sur le sanctuaire dans la lumière déjà rasante du couchant. A un moment, Laure et le jeune homme se trouvèrent un peu distancés par la jeune femme, c’est alors que son compagnon ralentit son allure en incitant Laure à l’imiter "C’est pas grave, Anne quand elle se met en route, avec l’idée d’un but, elle accélère progressivement, sans s’en apercevoir ; simplement, de temps à autre, elle me coule un coup d’œil pour constater que je suis, ainsi est elle tranquillisée même si je ralentis l’allure ; j’en profite pour flâner un peu ; elle le sait et je crois que ça la rassure un peu plus ; l’essentiel pour nous c’est d’ajuster nos pas même à des allures différentes ".
Parvenus aux abords du monastère, ils aperçoivent Anne assise à un banc, causant tranquillement avec la Vieille Dame laquelle aperçoit Laure, en compagnie du Jeune homme ; elle a un léger mouvement d’épaule, marquant, semble-t-il à Laure, un certain dépit. Laure salue sa compagne de petit déjeuner et continue sa marche, avec derrière elle le Jeune homme qui a un peu ralenti le pas pour jeter quelques mots à Anne. Il propose à Laure de s’asseoir sur un banc un peu distant de celui où papotent ces dames. "Voilà, laissons ces dames faire connaissance ; nous pouvons ainsi continuer à bavarder" Cette proposition n’enthousiasme pas trop Laure qui craint d’être à nouveau sollicitée pour ses supposées connaissances locales. Pour prévenir toute question embarrassante pouvant la mettre en difficulté, elle entame la conversation en rappelant qu’originaire de la région, elle l’a quittée à seize ans et n’est revenue au pays que depuis quelques mois et que depuis elle séjourne comme infirmière dans un centre de soins, perdu dans l’arrière pays et, qu’en fait elle n’a pas eu le temps de reprendre contact avec le terroir profond. Il se trouve que le monastère est situé au bord du chemin qu’elle emprunte chaque semaine pratiquement à mi parcours entre son domicile et son lieu de travail. " Je bénéficie en cette fin de semaine de quelques jours de congé supplémentaires, j’en profite donc pour refaire connaissance avec mon pays. Mais hors de cet itinéraire, je suis un peu profane… "
Elle s’arrête brutalement, craignant de retomber dans son soliloque sur la terrasse du sanctuaire Elle n’a aucune obligation de s’expliquer face à un jeune étranger ; pour elle, ça devrait être simple ; elle est revenue au pays natal ; un point c’est tout, par opportunité professionnelle ; pour se rapprocher de son vieux père, pour s’éloigner de ses anciens maris et amants ; pour oublier donc. Comme elle avait oublié le pays natal qu’elle essaie de réapprendre, de faire revivre pour elle ….Mais cette dernière explication sonne faux car elle sent que l’on peut percevoir que sa recherche manque de conviction et, Laure le comprend, le jeune homme, Jean, n’est pas dupe... L’embarras de Laure et, surtout, son ignorance de la région et son indifférence à son égard ; elle craint que son comportement développe à son sujet une ambiance ambiguë appelant un lot de questions délicates. Bien sûr, elle ne doit aucune explication à ce jeune homme ; mais sa fraîcheur dans sa manière de s’inquiéter d’elle la désarme et elle ne se sent pas en état de se dérober.
Elle lui confie en premier lieu qu’elle se sent de nulle part, et qu’ici elle se vit en fausse touriste car, du pays, elle est incapable de s’y intéresser, et pour en parler elle ne pourrait qu’user de clichés d’agences de voyages.
Jean de lui demander : "Et des autres lieux où vous avez habité ? " Laure : " Si, de la Provence, j’ai un peu l’impression de connaître sommairement la carcasse : une carcasse qu’il me faudrait habiter en empathie (je parle comme une apprentie psy..), la garnir, l’habiller en quelque sorte, avec ma personne vivante ; ce n’est pas encore le cas. Des autres lieux, guère nombreux d’ailleurs, et tous du même coin, il m’est aussi difficile d’en parler ; ce serait confus, pulsionnel, et je ne voudrais pas vous servir un squelette trop usé. Vous voyez les mots que j’emploie : carcasse, squelette, je pourrais ajouter : fossile. Peut être suis je, pour l’instant, un vieux fossile en sa prime jeunesse… ;. Avec des bouts de chair que je me garde de raviver ; ils pourraient devenir des excroissances qui me ramèneraient à un passé qui aurait pu être habitable mais où je n’ai pas su m’installer dans la simplicité..." "Quelle ratatouille de précautions verbales ! = s’exclame Jean qui lui sourit = Bon sang, ce coin ou les environs, vous n’avez aucun souvenir qui pourrait nous aider à nous l’approprier ? " Laure : " Si, au pied du plateau, en empruntant le col que j’ai hésité à descendre hier soir, de nuit. Un peu l’envers de ce décor, de l’eau courante, de l’ombre, de grands arbres qui vous offrent leurs branches jusqu’à terre, abbaye archi centenaire, une abbaye de femmes, simple et modeste, rénovée avec beaucoup de tact et de respect. Je l’ai découvert un peu par hasard ; C‘est vraiment la Provence insolite, comme disent certains guides touristiques. Je l’ai découvert par hasard ; ou plus exactement : ma découverte a été celle du guide ; un gars comme ça qui connaissait un pareil lieu et qui savait si bien faire partager sa ferveur pour ce site, ne pouvait être qu’un gars bien ; trop bien, du moins en cet endroit, the right man… "
Jean lui suggère de leur faire connaître cette abbaye si proche. Laure, lui répond que ce serait possible mais pas cette après midi, elle a la Vieille Dame à redescendre, elle s’y est engagée. Ayant retrouvé les deux dames, son importune voisine de table lui rappelle sa promesse en insistant qu’elle voudrait emprunter le col avant la nuit. Laure, se retourne vers Jean d’un air faussement navré : " Vous voyez, c’est difficile, à moins d’embarquer tout le monde ! " Jean se retourne vers Anne pour lui expliquer la proposition de Laure. Anne ne semble pas enthousiaste mais elle est sensible au lyrisme de Jean et lui réplique " Je suis fatiguée. Mon chéri tu as l’air si emballé pour ce site dont tu parles avec tant flamme que je suis certaine qu’au retour, après l’avoir visité, je communierai dans ton délire " Laure est clouée par cette réponse et la Vieille Dame semble déjà ricaner sur les suites de l’aventure.
Laure embarque sans attendre tout son monde, l’air penaud face à Anne qui semble la seule à l’aise au départ de l’expédition, Jean ne cachant pas sa satisfaction.
Le trajet à trois est seulement animé par le caquetage de la Vieille Dame qui se fait déposer au premier arrêt de bus à l’entrée de la ville en lâchant à ses deux compagnons "comme ça vous aurez encore un peu plus de temps …".
Les premiers kilomètres, Laure ne dessert pas les dents et aux questions de Jean, elle se contente de lui répondre : " Vous verrez où on va arriver " et autres mono phrases dont elle finit par avoir honte car elle craint que son passager puisse les interpréter comme réactions dilatoires dans le but de le décourager. Ces brèves interventions de Jean, elle les reçoit comme des intrusions dans le manège mental qui s’est emparé d’elle dès qu’elle s’est débarrassé de la bonne femme. Cette route, au volant, elle la traverse au moins en deux dimensions : celle de ce présent, embrouillé, et celle d’un passé, déjà ancien et enfoui et qui revient de plus en plus net et précis au fur et à mesure qu’ils approchent du but. Comme aujourd’hui, elle était avec un jeune homme, à la place du passager, les jambes repliées sous le siège, ce qu’elle ne peut faire aujourd’hui en sa position de conductrice, le buste lancé à l’avant vers le tableau de bord, fébrile et pleine d’un maelström de désirs, celui de fuir, celui de la découverte d’un lieu que le conducteur d’alors ne cesse de célébrer. Elle a alors l’impression de se rendre à une cérémonie initiatique en compagnie du grand prêtre pour percer les mystères du lieu, et aussi de mieux connaître son compagnon qu’elle rencontre depuis quelques semaines. Elle s’attend au pire ou à un miracle qu’elle n’ose pas deviner.
Avec Jean, elle se sent dispose et rassurée ; d’abord c’est elle qui tient le volant ; ensuite, avec Anne qui, en quelque sorte est la garante de cette virée, par sa simplicité lumineuse, son naturel apaisant. Elle sait où elle va, et avec qui ; avec le compagnon de quelques heures qu’elle connaît déjà. Avec Louis, c’était la situation inverse, même si elle le connaissait depuis quelques semaines, mais par brèves approches qui lui laissaient toujours un goût d’inachevé. Et elle connaît les lieux même si elle ne les a plus fréquentés depuis une dizaine d’années. Enfin, tout ce qui ré émerge en elle de cette époque avec son lot de flous, d’indécisions et qui maintenant l’encombre, elle a la certitude que parvenue sur place, elle pourra s’offrir, rassurée, aux charmes des lieux, et à la curiosité de Jean qu’elle saura canaliser. A cette évocation, elle sourit, sa curiosité, à lui ,est aussi probe et claire que l’eau qui s’écoule des diverses sources de l’endroit ; cette remarque la rassure complètement et pour s’en convaincre taquine d’un pied léger l’accélérateur qui amène la voiture à dépasser l’embranchement pour l’Abbaye. La voiture s’engage dans une allée qui se glisse dans un bois touffu et saturé de chaleur et de silence. Laure est surprise, elle garde de ce lieu une impression de fraîcheur qui contrastait violemment avec la canicule du plateau. Et pourtant c’est la fin de l’après midi, il semblerait que toute cette chaleur sèche du plateau soit descendue dans ce vallon où elle se serait imbibée de toute l’humidité du lieu.
Descendus de voiture ils s’engagent, en file indienne, dans un sentier qui se ramifie en multiples branches, Laure, en tête, ne s’aperçoit pas que Jean ne la suit plus ; elle pense qu’il a dû s’embrouiller dans la multitudes des sentiers dont certains ne sont que de simples tracés de pas déjà anciens.. Elle revient vers le grand sentier qu’elle continue sans souci d’orientation, sachant seulement qu’au bout elle retrouvera l’Abbaye. La chaleur se fait moins oppressante et Laure croit retrouver la fraîcheur de sa découverte des lieux, et sentir le parfum évanescent et subtil de son premier compagnon, elle en ressent même la mesure de ses pas. Elle le perçoit tout près d’elle, et se surprend à vouloir lui saisir le bras. Effrayée par ce début d’hallucination, elle s’arrête et appuyée à un arbre essaie de se remémorer, de façon lucide, cette après midi avec Louis, les sentiments qui la bousculaient alors.
Louis, elle le connaît depuis quelques semaines, il l’attire mais toujours elle se sent avec lui déphasée par rapport à elle même ; elle se sent alors coupée de son environnement, de sa vie ordinaire, dans un autre monde que Louis ne suffit pas à remplir ; avec Louis elle voudrait ressentir les émotions de son existence banale, mais plus vibrantes, plus variées ; un coucher de soleil devrait l’exalter plus profondément , être décuplée par les réactions de Louis mais celui ci est déjà ailleurs, vers cet ailleurs où elle voudrait le rejoindre...Qui l’attire ? Son air assuré, son maintien élégant, sa gentillesse vide, sa sollicitude appuyée à son égard pour les petits détails ; enfin quelqu’un s’occupe de moi dans l’instant, sans s’occuper de mon passé. Avec lui, la vie serait une suite d’instants sans lien les uns aux autres. Une vie fragmentaire… Mais ces instants s’ils ne la gratifient pas totalement, jamais elle n’en sort déçue car Louis par une espèce de magie qu’elle n’arrive pas à discerner lui ménage des temps d’oublis, de calmes et de détentes. Elle finit par s’apercevoir que cette magie résulte de la distance qu’il maintient entre elle et lui.
Elle l’a compris quand elle s’est aperçue qu’il est incapable d’exprimer sa tendresse, sa sensibilité. Ne parlons pas de sensualité. . En a-t-il ? Cette question finit par devenir obsessionnelle pour Laure, de plus en plus elle le caresse, le touche, l’embrasse, se pelotonne contre lui, le prend par le cou. Ses réactions à lui semblent toujours contrôlées, il reçoit les offrandes de Laure avec un simple sourire et une légère caresse.
Quand en début d’après midi Louis lui avait proposé cette excursion, pour la décider il avait décrit les lieux à visiter, avec enthousiasme et une force de conviction qu’elle ne lui connaissait pas. Son désir de l’emmener à cette promenade troubla Laure qui se prit à rêver à cette ballade romantique ce qu’elle n’avait jamais osé envisager. Et qui sait, Louis, en fait, elle ne l’a jamais senti que de l’extérieur, en ville, dans des lieux publics, deux ou trois fois, chez elle, assis sur la pointe des fesses ; elle l’a trouvé empoté et toujours avec autant d’ épaisseurs, même l’été. Dans cette nature dont il s’est fait le chantre, peut être consentira-t-il à se rendre à lui même. Ainsi pourrait-elle le posséder, lui, en sa vérité, nu ; c’est ça nu. Et moi aussi.
Ils se sont arrêtés dans une clairière, se sont assis dans l’herbe ; Laure s’est rapprochée de Louis, l’a longuement regardé d’un œil oblique pour mieux l’observer ; il paraît ailleurs, le regard en recherche mais pas vers elle. Avec surprise, elle constate que son compagnon s’allège de sa chemise : il lui reste quand même son tricot. Laure lui en fait la remarque et se rapprochant un peu plus elle soulève ce tricot auquel elle trouve un air tragiquement comique et commence à le chatouiller, à même la peau ; il s’en défend mollement, soucieux de garder suffisamment de distance avec son corps à elle.
Tout à coup, elle s’éloigne de Louis et plantée face à lui, elle retire son corsage et arrache son soutien gorge. Louis fait un bond en arrière et lâche piteusement : "bientôt il va faire nuit ; si tu veux on remet la suite à un prochain jour" Laure se souvient encore du ton de son ricanement "Mais oui mon coco ; à très bientôt ; pour aujourd’hui on a fait le tour de la question ; on s’en va " Louis à cet ordre renfile sa chemise et, semblant soulagé, reprend la direction du parking. Il l’a déposé au pied de son immeuble et depuis n’a plus jamais eu de ses nouvelles. Il l’attend peut être encore se surprend elle à ricaner .
Jean fait irruption dans ses ruminations ; il est content, enthousiaste du site et se promet de le faire découvrir à Anne. Il la prend par le bras et la conduit jusqu’à l’Abbaye. Laure découvre qu’il a déjà pris pleinement possession des lieux et qu’il les connaît mieux qu’elle.
Par une petite porte laissée ouverte, ils pénètrent dans l’église baignant dans une lumière dansante qui filtre par un vitrail, légèrement coloré, situé au couchant, dans l’axe de la nef. Comme régent des lieux, d’un geste ample, Jean invite Laure à s’asseoir. Elle le regarde un bref instant, il lui paraît auréolé de cette lumière étrange qu’il semble avoir domestiquée. Laure est fascinée par sa posture et se sent remplie de ce calme, tranquillement impérial qui émane de lui. Il s’assied à ses côtés regardant la voûte ; tête immobile il semble en inspecter tous les détails. Laure n’ose pas remuer, essayant simplement, comme lui sans bouger, de suivre son regard. A la fin, elle se fatigue et baisse les yeux, et se sent vidée de toute énergie et succombe à ce silence qui sourde tant de lui que de la solennité de l’endroit.
La contemplation (la méditation ?) de Jean paraît longue à Laure. Tout d’un coup, il se lève, et sans un mot, d’un petit geste, il invite Laure à le suivre. Comme tout à l’heure dans le bois, Jean allonge le pas et Laure est paniquée à l’idée de le perdre dans le dédale des sentiers, comme au début de la visite. Mais maintenant c’est elle qui doit le suivre ; elle presse le pas et, instinctivement, s’accroche à son bras ; Jean ralenti et, sans un mot, il s’assure que sa compagne bloque bien son avant bras au creux de son coude. Maintenant, il a adopté le pas du flâneur et Laure n’ose pas décrocher son bras du sien. Son allure est la même que celle du début d’après midi, il lui arrive même de faire un crochet pour découvrir une plante, et d’oublier sa compagne qui a fini par décrocher. Finissant par s’en apercevoir, il revient à elle et lui cale son bras dans le creux de son coude. Laure, sans trop s’en rendre compte, se laisse faire.
Après quelques centaines de mètres ainsi parcourus, Jean aperçoit un vieux banc moussu et s’assied, et sans un mot, invite sa compagne à ses côtés. Pour rompre cet étrange climat onirique qui s’installe entre eux, Laure, reprenant un instant ses sens pour remarquer, pour elle seule, "un vieux banc moussu, tout y est comme décor romantique", hasarde une banalité : "je vois que l’endroit vous plait" Jean lui répond " Oui, tout, les bois, les eaux courantes, l’Eglise, les plantes, les choses et les êtres ; et vous en premier qui savez si bien respecter le silence des lieux, et qui semblez en parfait accord avec ce que je ressens ici " . Avant d’achever sa phrase, Jean entoure de ses bras l’épaule de Laure qui n’esquisse aucun geste de recul. Au contraire, comme fascinée, elle se replie sous lui. Jean s’est tu et, comme un animal bien dressé, elle s’immobilise respectueuse de ce silence que semble lui instiller son compagnon.
Ce silence, pour Laure s’élève vers la futaie au même rythme que décroît le soleil. Cette harmonie des contraires la paralyse et elle se ressent à la fois libérée de la pesanteur des choses et d’elle même, livrée à Jean. Qui brise ce silence par un faible soupir : "Comme vous ! " Laure, surprise par ce soupir, s’interroge avec une légère pointe d’inquiétude sur son sens et, pour la première fois depuis le début de cette halte, regarde Jean, droit dans les yeux. Celui-ci, étonné par ce regard qui lui semble rompre l’accord établi entre eux par cette immobilité (ainsi qu’il l’expliquera après à sa compagne), saisit doucement le visage de Laure et l’embrasse minutieusement, comme le dévot une châsse, se rappellera-elle plus tard. Il l’embrasse d’abord sur le front, puis longuement sur les yeux, aux coins des lèvres et, enfin, très légèrement, sur la bouche. Jusqu’ alors, Laure a été consentante, et même, avec un léger décalage dans ses réponses, active au jeu de Jean. Elle se surprend à offrir un peu plus généreusement ses lèvres. Quand Jean essaie de caresser sa poitrine, elle s’abandonne en se disant " Pourquoi tout ne serait-il pas consommé ? Inévitablement, l’accord que Jean perçoit entre nous doit, pour être parfait, se révéler jusqu’au bout… " A cet instant, alors que cette réflexion encourageante la justifie de franchir le pas, s’impose à elle un doute qui lui semble sans lien direct avec leurs timides ébats : Paul ! Elle n’a répondu à son appel d’hier que par un bref " je suis arrivé à bon port . Aucun message depuis, le salaud ! " Le télescopage de sa réflexion et de la situation présente, qu’elle vit avec une tendre et douce nonchalance, lui paraît si incongru qu’elle est submergée par un ricanement saccadé, prolongé par une espèce de râle jubilatoire qui s’étire, et Jean, surpris, croyant l’ultime phase atteinte sans intervention directe, lâche brusquement prise, la laissant choir au pied du banc.
D’un bond, il se lève pour l’aider à se redresser. Souriante et confuse, elle embrasse tendrement Jean en s’excusant : "Ce n’est rien, je vous expliquerai, je crois que le mystère des lieux ne se prête guère aux suites que nous aurions pu donner à notre rapprochement. C’était bien. Rentrons. " Sans marquer aucune réaction, qu’un léger sourire en biseau, Jean, précédant Laure, se dirige vers le parking.
Le retour, sur les deux premiers kilomètres, se fait à vive allure; Laure en enchaînant les virages avec le brio d’un rallyman, rétrograde presque au creux de la courbe, l’accélération s’enclenchant sans temps mort. Laure ne tarde pas à s’apercevoir que Jean crispé sur son siège est visiblement mal à l’aise. Elle ralentit et pour l’apaiser lui presse la cuisse. Cette pression quasi virile revigore un peu son compagnon qui se retourne vers elle avec un sourire gêné et lui caresse cette main qui se veut si rassurante. Laure comprend vite que si cette main a un effet quasi sédatif, son absence sur le volant peut inquiéter Jean ; elle a vite compris que Jean, lui, n’est pas un pilote de rallye ; elle l’interroge et lui avoue, penaud, qu’il ne sait pas conduire.
Laure s’arrête sur le bord de la route et lui propose de faire une petite halte sur un placitre au sommet du col. Les derniers kilomètres s’effectuent lentement, sans que la main de Laure ne quitte la cuisse de son compagnon ; sa fine caresse ondoyante semble épouser le rythme sage de la voiture. Rassuré, il hasarde une main timide sur la cuisse de sa voisine : il découvre l’étouffe fine d’une robe légère sous laquelle il sent de lents frissons.
Laure s’arrête sur le placitre et, après un court instant d’hésitation, aventure la voiture sur une apparence de chemin que seules des traces de roues balisent. Au bout d’une centaine de mètres s’offre un espace dégagé revêtu d’une herbe rase. Sans un mot, Laure descend et contournant le véhicule ouvre brutalement la portière du passager et en arrache Jean et le traîne sans aucune réaction avant de le laisser glisser sur l’herbe. Plantée face à lui, elle retire sa robe, arrache son petit soutien gorge dont l’armature balconnet ne résiste pas et, sans y mettre la main, se défait de son slip qu’elle balance en direction de Jean totalement sidéré. Elle l’apostrophe : " Vous voulez ? Moi aussi ! " Elle l’abat sur le gazon rêche, après y avoir étalé sa robe. Jean, à terre, essaie de redresser la situation et attire Laure qu’ il plaque sur sa poitrine. Elle comprend que cette posture est grotesquement ridicule, du moins au niveau pratique, une femme nue sur un gars quasi en costume cravate ; de nuit, dans la garrigue ..Elle le débarrasse rapidement de son tee shirt ; Jean se laisse faire, ses mains occupées à d’autres explorations ; reste le jean, il lui faut son aide pour l’en dépiauter et pour requérir son concours actif, elle lui tape sur les mains perdues dans les méandres de son corps. Cette vive intervention surprend Jean qui cesse ses manipulations en murmurant un faible " Eh quoi ! " Laure lui répond : " le bas ". Après, il n’y a plus que chuchotements et soupirs et jeux de deux corps qui se sont reconnus.
Le retour jusqu’au monastère se fait dans un grand silence. Sur le terre plein, Jean se hasarde "Comment tout cela a-t-il pu se passer ? J’ai eu l’impression que vous essayiez de revivre dans ce cadre si romantique un épisode de votre passé qui vous a fortement marqué " Laure : " Surtout pas, j’aurais aimé vivre à cet endroit même l’effusion qui nous a uni au sommet du col ; cela courait dans tout mon être, mais au moment où je vous sentais vraiment, un court circuit s’est produit : j’ai pensé à un ami qui m’a appelé hier soir, inquiet de me voir prendre de nuit cette route, c’est pour ça que je me suis arrêté au couvent ; en oubliant ma promesse ; je me suis tranquillisée en me disant qu’en faisant cette halte j’avais été fidèle à ses conseils. Mais me rappeler cet oubli en un pareil moment m’est apparu si saugrenu, le comble de l’absurdité que je n’ai pu empêcher mon éclat de rire. Ainsi le charme était brisé : Non pas ça à cet endroit !.. Au volant, j’ai tout évacué ; votre proximité m’a aidé et j’ai voulu vous rassurer car c’était la première fois que je vous voyais inquiet en perte de cette sérénité qui m’attire tant en vous. Voilà "…
A la salle à manger, Anne les attendait, tranquille sereine et, avec ce sourire qui submergeait Laure sans qu’elle puisse se l’expliquer, elle leur expliqua que c’était trop tard, mais que le restaurant d’en face fonctionnait encore et qu’elle les invitait. Ce comportement aussi paisible qui frisait l’indifférence agasse Laure, elle aurait tant aimé la voir accuser le coup ; ce retard glissait sur elle comme goutte d’huile sur feuille d’alu. Pour compenser cette maîtrise, elle aurait aimé voir son amant penaud devant Anne entamant ainsi la sérénité de sa compagne ; mais non, leurs comportements s’accordaient si bien qu’une harmonie au delà des petites péripéties banales semblait s’établir en des sphères supérieures où elle ne pouvait elle, Laure, avoir accès. Mais juste retour des choses elle, Laure, avait su faire vivre, vibrer, Jean en ses émotions les plus triviales : l’embarras, la peur, l’hésitation, la stupeur, tous ses petits travers sublimés par un partage de jouissance. Quand ils se quittèrent, elle était sûre de l’avoir possédé en l’obligeant à se dévoiler dans ses faiblesses.
Le repas fût animé et Anne se montra plus vive, primesautière même que Laure aurait pu l’imaginer. De leur escapade, tout fût dit, sauf quelques petits incidents..
Le soir, nue dans son lit aux draps déjà un peu fripés mais plus doux : moins doux que la peau de Jean, elle se remémorait sa journée : outre posséder Jean, elle l’avait arraché, pour un bref instant, à l’hypnose d’Anne. Et elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que cela pouvait avoir une suite entre eux deux …Et puis Paul ; il doit se ronger les sangs, mais trop orgueilleux il s’interdit de la rappeler. Bonne fille, elle l’appelle " Tu sais où je suis depuis hier soir ? A Sainte Bréhaigne. Tu m’en avais tant parlé ; j’ai succombé au sortilège des lieux. Tu doit être à la fois "rassuré et content, tu vois je suis sous influence ; de toi bien sûr !… "
Le lendemain matin Laure constate que le couple est parti aux aurores ; elle aurait aimé leur souhaiter bonne route ; mais elle se console vite : cette petite aventure n’a certainement pas ébranlé le couple ; mais enfin…