Danse
Reine, à l’aube d’une quarantaine prometteuse, s’était assignée pour but dans la vie de rattraper ses jeunes années gâchées par une aventure amoureuse qui s’était précocement soldée par un bébé femelle qui lui avait, ensuite, phagocyté les vingt années suivante. Elle s’était dévouée corps et âme à cet enfant qu’elle avait du mal à considérer comme un élément distinct de sa propre personne. Mère aimante et consciente de ses devoirs maternels dans toutes ses dimensions, elle s’était acharnée à maintenir une relation vivante entre sa fille et son père. Celui-ci étant l’incarnation même de l’inconstance, elle s’était constamment battue pour présenter à sa fille l’image valorisante d’un père digne d’amour et de respect. Tous les moyens étaient bons, des astuces les plus subtiles aux grosses ficelles de mensonges éhontés.
Sa fille, maintenant élève infirmière, sur les traces de sa mère, et le père étant enfin casé, auprès d’une brave fille un peu niaise, mais de bonne volonté, amoureuse et bien pourvue, Reine pouvait, enfin, envisager l’existence sous un jour moins austère et même gratifiant.
Enfin, elle se sentait libre et dégagée de toute responsabilité ; il y avait bien sa mère, qui croulait sous une vieillesse heureuse et bêtifiante. Mais qu’y faire, sauf de l’assister de sa sollicitude ?
Tout ce qu’elle avait entrepris à ce jour, elle s’y était employée avec sérieux, avec application et détermination. S’amuser, se faire plaisir, devenaient pour elle affaire sérieuse. Mais comment s’y prendre pour commencer ? Jusque alors, elle n’avait trouvé que dans la lecture la façon de s’évader de ses soucis quotidiens. Cette activité s’insérait dans la trame de sa vie ordinaire et elle était bien décidée à ne pas laisser tomber ce loisir qui pendant des années lui avait seul procuré les bouffées d’air nécessaire pour faire face à toutes les charges qui l’accablaient.
Maintenant, libérée de tous ses fardeaux profanes, elle entendait s’aérer, à l’extérieur, en compagnie, sans contraintes. En un mot, elle voulait bouger comme disait sa bonne copine Aude.
Bouger ? Quand quel sens ? Tous répond Reine ; Alors lui a soufflé Aude : il faut commencer par la danse, tous les sens sont permis ; au propre et au figuré ; d’ailleurs dans la danse il est souvent question de figures. Aude n’est point intello, mais quand il est question de danse, sa culture est sans limites. Mais avant de gloser sur le sujet avec Reine, il faut l’initier ; mais avant que Reine soit disposée à franchir le seuil d’une salle de danse, Aude aura la rude tache de lui faire oublier la seule fois où elle s’est hasardée dans pareil lieu : une seule fois ; une seule danse. Un seul cavalier. Et, neuf mois plus tard : une petite fille. Bien sûr, le résultat s’est avéré concluant. Mais après vingt ans de tribulations.
Aude doit d’abord la convaincre qu’un dancing n’est pas un lieu de perdition où se confectionnent les bébés. La preuve, elle, Aude, sans enfant malgré plus de vingt ans d’assiduité active. Lieu de drague ? Ben oui, mais sans engagement ; il est toujours loisible de répondre Non. Elle, Aude, a dit plus souvent Non que Oui. Maintenant, expérimentée, c’est elle qui attend la réponse Oui ; si elle a envie de poser la question.
Reine, se laisse enfin gagner par la force de conviction d’Aude. Sur ses conseils, elle s’inscrit à un cours de danse. Avec son désir forcené de bouger et l’application qu’elle met en toutes choses, les progrès son rapides.
Ainsi bien entraînée, Reine affronte, in live, son premier dancing. Bien sûr ça fait du bruit ; curieusement, il lui semble que l’exiguïté de la piste de danse a été sciemment aménagée pour produire un effet maximum de compression pour ses utilisateurs. Au cours de danse, il y avait toujours de l’espace, ici c’est l’inverse. Nos professeurs sont-ils sadiques ou vraiment ont-ils mis une fois dans leur vie les pieds dans un dancing ? Reine se surprend à philosopher ; ici ce n’est pas le lieu, quoique, expérimentera-t-elle après un certain temps, ça discute dans les coursives, et souvent à haute altitude. Avec les encouragements d’Aude et baby wikquelquechose, elle se lance dans la mêlée. En se trémoussant, son penchant philosophique reprend le dessus : tout ce qu’elle a appris au cours de danse lui semble être inutile. La pleine possession de cet art ne serait-il donc atteint qu’après avoir oublié tous les rudiments acquis au cours de l’apprentissage ? Comme en n’importe quelle autre activité culturelle ? Reine se souvient avoir déjà lu quelque chose de genre. Ce souvenir livresque la renforce dans sa détermination de prendre possession de la piste avec tous les élans de son corps réprimés depuis tant d’années.
Bien vite, elle se surprend à être à l’unisson des trémoussements de la piste qui ondule comme la Rade par légère brise ; parfois, il lui semble que la houle fraîchit et que si ça continue ça va se gâter, c’est ce qu’elle souhaite. Elle se sent capable d’assumer tous les changements de rythme. Au bout d’un moment, elle constate que cette population ondulante peut se partager en deux espèces : les individuels, la plupart du temps des femmes, et les couples. Se retrouver toujours seule dans ses errances trémoussantes à travers la salle ne lui chaut guère. Prise par l’agitation de la salle et soucieuse de participer à cette sorte de communion quasi convulsive, elle ne s’aperçoit pas, en premier temps, que le rythme de l’ensemble est souvent décalé, et parfois à contre temps, du tempo de la musique.
Cette première constatation la mène à une seconde, plus affligeante : en adoptant cette attitude moutonnière, elle se sent humiliée elle, l’individualiste forcenée se glissant dans un moule conformiste ?
Sur cette remarque, elle quitte la piste, ulcérée de s’être fait ainsi piégée. Méthodique en toute chose, elle veut comprendre et, en tension extrême, elle observe que certaines individualités et quelques couples sont attentifs aux rythmes de la musique, à ses changements, à ses variations.
Rassurée par cette constatation et certaine de ne plus se laisser noyer par cette cohue, elle essaie d’épouser avec son corps, et pour elle même, les rythmes successifs. C’est une révélation : la musique s’empare de son corps, elle en est le maître ; elle se livre à elle, ses mouvements ne lui appartiennent plus ; pour elle, ils ne sont plus que sensations, jouissances. Cette ivresse lui fait oublier toute notion du temps et quand la musique s’arrête, elle ne comprend pas, toute dans ces mouvements qui se sont emparés d’elle.
Revenue à la réalité du bord de la piste, elle essaie de reprendre sa réflexion de tout à l’heure et un sentiment de chaude solitude partagée l’envahit.
C’est ainsi qu’elle a toujours vécu, traçant seule sa route, consciente de ses devoirs, et sûre de ses capacités ; et libre. Maintenant cette liberté tissée de solitude ne lui pèse plus comme parfois, à certains jours de difficultés, ou lorsqu’elle se sentait plombée de vide. Aujourd’hui, cette solitude l’a exaltée et ce vide s’est moulé en mouvements, harmonie, et chaleur.
Maintenant, avec ou sans Aude, Reine pratique les dancings une ou deux fois par semaine. Depuis qu’elle a décidé " de vivre sa vie " , c’est la seule dérogation régulière qu’elle se permet ; affranchie de toute astreinte familiale, elle continue à mener la même existence axée sur son métier et la danse. " Je suis sous addiction.. " s’inquiète elle parfois, et avec sérieux.
Au début, après cette découverte de l’ensorcellement par le rythme, elle ne constate aucune modification de sa place sur la piste ; bien sûr, elle se sent indirectement soutenue par toutes ses personnes qui comme elle, communient de leur corps avec le rythme ; Mais elle ne les perçoit que comme une masse mouvante à laquelle elle participe. Puis, peu à peu, elle s’aperçoit que quelques danseurs, toujours les mêmes, sans distinction de sexes, articulent leurs évolutions en accord avec ses mouvements. Parfois, c’est elle qui, inconsciemment, recherche ces mêmes partenaires. Elle finit par s’étonner de ses choix, de l’ordre de l’instinct, sans tri préalable : homme ou femme peu importe …
Des hommes, elle en a connu quelques uns ; dont le père de Noëlle dont elle n’a jamais su totalement se défaire ; les autres, de simples passagers avec toujours leur billet de retour. Les dancings, lieu de drague, elle sait, et donc elle se méfie de la gente mâle et apprend qu’il est parfois difficile de se débarrasser d’un cavalier dont elle n’a, le plus souvent que perçu de vagues contours. Maintenant, il lui semble plus difficile encore d’éconduire un partenaire de piste avec lequel elle a pris un réel plaisir. Pour ne pas le vexer et garder sous la main un partenaire qui pourra encore resservir, elle apprend, sans s’en rendre compte, l’adresse de ménager l’Homme susceptible, même si l’enjeu se cantonne à conserver, à titre épisodique, un habile cavalier. Ainsi, par la pleine possession de l’art de la danse, apprend-elle un art encore plus subtil, celui de la conversation. Dans sa vie solitaire, jusqu'à présent, la relation n’a qu’un but strictement utilitaire, bassement prosaïque, sauf avec sa fille, et Aude, et aussi dans son métier.
De ces conversations de boîtes auxquelles il est souvent très difficile de se soustraire, elle finit par prendre goût, du moins avec certains élus pour lesquels il lui est impossible de nier une certaine préférence. Et, très exceptionnellement, la conversation se prolonge après la fermeture de l’établissement. Ces écarts ne se reproduisent jamais avec le même partenaire. Non par absence d’affinités mais pour éviter le piège de l’exclusivité. Elle y est tombée, une fois, il y a vingt ans ; ça suffit. Cette liberté de son corps dans sa possession plénière par le mouvement et le rythme, elle ne veut plus l’aliéner, même si c’est parfois au prix d’un gros pincement de cœur. Elle n’a jamais regretté ce genre de décision et jamais elle n’a de ce fait perdu un partenaire de piste. Tous lui sont demeurés fidèles. Jusqu’à la fermeture.
Un soir, elle s’est trouvée face à face avec un inconnu qui essaie de suivre son rythme ; découverte maintenant banale pour elle : un nouveau partenaire, peut-être apparition sans lendemain ; peut être au bout de quelques mesures, elle l’évitera …
De prime abord, il lui a semblé quelconque ; relativement jeune, d’une quarantaine indécise ; un peu raide, appliqué, de bonne volonté. Ce qu’elle retient de lui c’est son sourire, insaisissable, timide au début ; au fil des minutes, elle remarque que son visage s’éclaire de ce sourire qu’elle voudrait comprendre et qui lui échappe. Pour le nier elle croît y percevoir le sourire du béat ; Du niais. Mais non il n’y a aucune rigidité dans ses lèvres souples dont les légères ondulations paraissent épouser le rythme de la danse.
Après une pause, Reine accepte de boire un verre avec ce nouveau partenaire. La conversation est banale et lorsque la musique recommence il va s’asseoir à deux rangs de la piste en prétextant qu’il n’a plus l’habitude de ce genre d’exercice. Reine, embarrassée, le quitte en lui faisant remarquer qu’elle, elle n’est pas fatiguée. Il lui répond avec un franc sourire d’où tout mystère semble effacer : "J’espère… ".
Reine se relance en piste avec le même entrain. La soirée se passe avec l’inconnu toujours rivé à la même place. En sortant, elle croise ses yeux toujours énigmatiquement souriant et s’aperçoit alors que derrière ce sourire se profil un regard, profond, scrutateur qui ne la lâche pas.
La fois suivante, l’inconnu est toujours à la même place ; il se hasarde à quelques mesures de danses, seul ou avec diverses partenaires, mais visiblement il évite Reine qui finit par être intriguée par ce comportement. A l’occasion d’une interruption, il l’invite à prendre un verre ce qu’elle accepte. La conversation devient un peu plus personnelle. Il lui précise qu’il aime la danse, et, à l’occasion, danser mais que son plaisir il le prend surtout de sa place de spectateur. La musique reprenant, Reine hésite un moment avant de se relancer sur la piste et finit, sans s’apercevoir, tellement lui paraît déplacée sa démarche, par l’inviter. Il refuse avec délicatesse en lui disant " je suis mieux ici en spectateur " Reine est déçue et tentée de prendre cette réponse pour celle d’un goujat. Elle se console en se disant que la salle est criblée de bons danseurs.
La soirée se passe tranquillement toujours en présence du même spectateur…Au moment de sortir, Reine s’aperçoit que l’Inconnu a déjà disparu.
La fois d’après, exactement le même scénario, devenu rituel. L’inconnu continue à l’inviter à sa table ; la conversation se fait plus confidentielle. Il parle de lui, de sa vie, de son passé que Reine a du mal à resituer à travers divers épisodes lâchés dans un grand désordre, après de longs intermèdes de silence. Ce qui ne l’étonne guère, elle a maintenant l’habitude de ces confidences incohérentes, souvent brouillées par l’enfer de la sono. Ces récits et confidences de partenaires, mâles et femelles, en difficulté d’être, elle en recueille chaque soir de boîte sans trop y attacher d’importance. Elle les oublie aussitôt.
Avec l’inconnu, en raison de son étrange comportement, la conversation devient presque pour elle une épreuve de vérité, de sa vérité à lui qu’elle voudrait bien saisir dans la spontanéité d’un discours décousu. De plus en plus ses propos reviennent sur la danse et plus particulièrement sur celle de Reine. Elle est l’objet d’une description précise et détaillée et l’objet d’une fine analyse qui plonge Reine dans une agitation confuse. .
Plusieurs soirs de suite, donc même scénario. Peu à peu, Reine se sent comme l’objet d’une dissection in vivo ; d’un striptease où un partenaire la dénude avec raffinement et sa participation passive. Peu à peu, Reine se surprend à attendre avec quasi gourmandise cette petite demi heure d’échanges avec l’inconnu. Elle, si transparente, qui lui a lâché si peu de confidences sur sa vie, une vie si neutre qu’elle n’a su que lui en dire très peu, elle a l’impression de se surprendre comme dans un miroir déformant et flatteur dans les propos de l’Inconnu. Et de se complaire dans une image si complexe de sa petite personne. Elle ne se défend plus de cette survalorisation que lui injecte l’Inconnu. Elle commence à avoir peur de ne pouvoir se passer de ce reflet qu’elle considère comme outrageusement surfait. Après la danse, n’est elle pas prête à succomber à une nouvelle addiction ? Celle de Narcisse associé à un Pygmalion, qu’elle ressent comme pervers ?
Avant de faire part à Aude de ses doutes, elle essaie de faire une petite expérience. La fois prochaine elle dansera comme d’habitude, avec la même spontanéité, et la même liberté, mais en observant attentivement l’Inconnu.
Elle fait part de ses observations à Aude : Il ne cesse de la regarder sur la piste. Il doit se douter de mes éventuelles contre mesures car de temps à autre il fixe un ou deux autres danseurs mais il ne s’attarde jamais plus d’une dizaine de secondes. Comme il ne danse pour toute la soirée qu’un petit quart d’heure ; le reste du temps, il se comporte en spectateur ; pour une seule personne : Moi. A la pause, il me dépiaute : Après avoir détaillé toutes mes évolutions sur la piste, il essaie de me faire cracher ce que j’ai alors ressenti, comment ai-je vécu toutes les émotions qui m’habitent à ces instants. Il me force, avec une douce et tendre insistance, à parler. Oui, je dois te surprendre : il est tendre, à sa manière, j’y suis sensible ; quitte à inventer ; ou à improviser, je réponds, souvent ; je suis surprise par mes propos spontanés. Par ses questions, je suis obligée de lui faire des confidences intimes que je n’oserais même pas aborder seule. Et puis, tu sais bien, sauf lors de notre première rencontre, il n’a plus jamais dansé avec moi. Ensemble, sur la piste, il se tient éloigné de moi. Il s’arrange pour partir un peu avant moi, sans que je lui aie annoncé mon départ… ad
La seule chose qui nous relie vraiment, son numéro de portable qu’il m’a donné pour lui indiquer les jours où j’irai danser. Il m’y a obligée. C’est tout ; pas tout à fait car si sa personne ne me hante pas, je me sens de plus en plus impliquée par nos conversations.
Aude a une seule réponse, il est amoureux ; et timide. S’il te plait, vas-y franco, sinon ça deviendra malsain. La prochaine fois, ne danse pas et observe ses réactions
Reine a respecté à la lettre les consignes d’Aude. Pendant trois heures, elle est restée au bord de la piste de danse. Plantée, ou assise à une table. L’inconnu lancé dans l’arène, l’a cherché des yeux, ne la voyant pas, il a semblé accélérer ses mouvements, puis ensuite, les yeux fermés il s’est laissé porter par le rythme. Reine a cru déceler plus d’aisance de sa part. Le morceau achevé, il a fait le tour de l’assemblée avant de l’apercevoir. En la voyant, il a esquissé un sourire, vite réprimé pour rependre son impassibilité d’examinateur.
Reine, décontractée, lui fait remarquer que les rôles ont été inversés : elle au bord de la piste, et lui en pleine lumière, façon de parler pour un éclairage tamisé à outrance. Elle lui fait part de ses impressions de spectatrice : Elle l’a trouvé plus décontracté, plus en accord avec la musique. Il proteste mollement. Reine en profite pour l’acculer par une série de questions qui le trouble. Elle exige des explications sur son comportement à son égard. Elle reconnaît que rien ne les lie qu’une habitude qui s’est établie entre eux, dans une espèce de rituel où elle tient le rôle actif, lui se contentant d’un rôle passif, de simple spectateur.
Aude, à qui elle fait le récit de sa soirée, de conclure : " Pauvre biche, ce mec te mate ; c’est flatteur. Mais ce qui me sidère c’est que vous ignorez tout l’un de l’autre ; depuis près de six mois ! Vous ne connaissez l’un de l’autre que vos numéros de portables ; même pas un prénom ! ! Un pareil consentement de ta part à cette espèce de manipulation me laisse rêveuse ! Question : Qui manipule l’autre ? Secrète, Reine, jusqu’alors, s’était abstenue de confier à Aude le détail de cette idylle en pointillés. Son amie la secoue vigoureusement et pour échapper à sa pression, achève sa confession : j’ai pris une décision que jusqu’à présent je n’aurais jamais envisagée : Je l’invite au Resto ! Il accepte : Jeudi prochain ; à midi ; ainsi je le verrai en pleine lumière.
Reine, en qualité de puissance invitante, est arrivée en avance, elle l’attend au bar du restaurant, pour être plus libre de ses mouvements, et l’accueillir debout. Ponctuel il arrive avec un peu l’air d’un fier à bras ; elle le trouve plus grand qu’au dancing, plus distingué aussi ; la classe se dit-elle avec un rien d’inquiétude. Et aussi un peu plus âgé, mais vraiment séduisant. Il sourit naturellement et semble l’examiner sous toutes les coutures. Elle croît discerner une affabilité plus étudiée, alors qu’en boîte elle ressent de sa part une certaine complicité. L’une de ses premières phrases concerne sa taille : " au dancing, je vous vois plus grande, plus déliée ; ici vous me paraissez un peu plus figée statique (zut pense celle, j’ai loupé mon effet ; statique, il veut dire figée ..) Un peu déconcertée, Reine a l’impression de se tasser " Je sens l’épreuve de force, ce serait mieux, ainsi je pourrais l’envoyer balader une fois pour toute " L’inconnu remarque la réaction de Reine et essaie de rattraper sa bourde : " J’ai voulu dire que la danse vous transfigure vraiment. Je crois que chacun recèle un lieu de grâce où il s’accomplit et se révèle ".
Reine saisit ses paroles qui reviennent à son invité en boomerang "Et vous ? " L’inconnu : " Comme vous, la Danse ; ensuite vous ". Reine croit qu’il se moque d’elle et, avec un temps d’arrêt : " Expliquez-vous, c’est le moment ou jamais " Son convive : " d’accord ". Vite à table, tous deux se regardent sidérés par cet emballement. Après un long silence, l’Inconnu commence en remarquant qu’ils se connaissent depuis six mois tout en ignorant leurs prénoms respectifs. " Moi, c’est Pierre ; je suis danseur, plus précisément ancien danseur reconverti en directeur d’un conservatoire de danse. La danse, c’est mon métier ; chorégraphe si vous le voulez. Mais justement, j’aime trop la danse pour me contenter de mon milieu professionnel ; même si tous mes danseurs sont tous plus ou moins inspirés ; au fur et à mesure que j’avance dans la carrière, il m’est impossible de ne pas déceler dans mes danseurs et leurs collègues une pointe de lassitude, une certaine absence de spontanéité, ce qui est normal. Au dancing, la perfection formelle n’est pas de mise, bien sûr, mais chaque fois, je remarque sur la piste quelques participants vraiment possédés par la danse ; en outre, quand ils sont fatigués ils arrêtent, ainsi vous. Mais vous, vous avez une grâce plus particulière que je ne saurais vous expliquer, je l'ai compris, non en dansant avec vous mais en vous regardant. Je danse avec vous, assis. Je redeviens un spectateur profane qui découvre, en communion de corps et de cœur, les sortilèges de la danse.
Je tiens à vous, mais d'abord en tant que possédée par la danse, et je me garderais d'intervenir dans votre vie privée. Le quotidien finit par dégrader toute relation. Cependant, les émotions qui me traversent, j'aimerais que parfois elles se prolongent et que nous puissions les partager en totale union.
Reine fait la moue, une moue un peu plus statique que d'habitude ; elle le regarde de ses yeux lissés en amandes encore plus imperméables que jamais, seuls les coins des orbites se plissent un peu plus fébriles.
Depuis, parfois, un peu avant la fermeture, ils sortent ensemble…