Joseph, parmis ses écrits :


 

REGRETS


Ma vie est tissée de regrets ; comme toutes les autres vies. Ils contrebalancent les satisfactions, trop souvent égarées au fin fond de notre mémoire ; les petits bonheurs évacués, par bêtise, aux oubliettes. On pourrait noircir des milliers de pages, pour une simple vie un peu simplette, au sujet de ces regrets et, inévitablement, en chemin surgiraient quelques heures privilégiées, quelques instants de gratifications intimes que notre honnêteté intellectuelle nous interdirait alors d’omettre. Et aussi inévitablement, on serait assailli par le scrupule de devoir classer et hiérarchiser toute cette masse embrouillée de souvenirs. Travail démentiel, surtout si au cours de ce hard labour on s’apercevait, ce qui devrait automatiquement arriver, que certains souvenirs à classer au passif pourraient virer au positif et réciproquement.

C’est ce qui m’est arrivé, il y a une dizaine d’années.

Le meilleur moyen de se croire aimable est d'essayer de le paraître ; souvent ça marche, en un premier temps ; le temps de ferrer le poisson. Combien de pingouins de mes contemporains se sont payés des petites femmes bien sous tous rapports, alors que leurs mérites et vertus intrinsèques n'étaient qu'apparences pâlichonnes. Et beaucoup de ces petites femmes bien sous tous rapports se sont cassées bec et ongles pour, en vain, sonder ces trésors de qualités que leurs galants leur avaient fait miroiter. Chacun de son côté s’est épuisé à cacher son échec et à occulter cette lancinante question : " et si j’avais choisi Untel. Ou Unetelle ? " . En général, les mâles ne se posent guère cette question, ce serait l’aveu de leur échec ; encore faudrait-il qu’ils en aient conscience.

Moi, je n’ai pas choisi ; je n’ai même pas eu l’impression d’avoir été choisi et quand j’en ai eu connaissance, c’était trop tard, la place était enfin prise ; par un autre. Je l’ai su par cette Jeune Dame toute fraîchement sanctifiée ; une semaine après la cérémonie J’ai cru me consoler en me disant que j’étais capable de séduire. J’en étais vraiment content, car ma réussite virtuelle ne m’avait guère coûté d’efforts et les frais avaient été minimes. J’en avais même retirer quelques bénéfices substantiels : plusieurs pull-overs et chandails tricotés mains ; et avec amour, ai-je pu me dire après avoir appris cette promotion : Amoureux comblé par aveu a posteriori.

Bien au chaud dans ce cocon laineux, je n’ai pu m’empêcher de ruminer cet échec par défaut. Et ça a fini par empoisonner ma vie : " Et si j’avais été plus introspectif dans ma psyché, plus sensible aux flux de mon ego, plus clair dans mon logos et plus en phase avec ma libido… Et, enfin, au bout de tout ce travail introspectif plus rapide à la détente…Eh bien la Germaine aurait été à moi comme elle le désirait à mon insu …" Plus le temps passait plus mes regrets se surdimensionnaient. Au point que, j’ai changé de résidence. Cent kilomètres. Manque de chance, un jour dans ma nouvelle ville, je suis tombé nez à nez avec elle. Je vous jure, je ne l’avais jamais vue aussi lumineuse, aussi radieuse " L’archétype de la nouvelle épousée ". Elle m’expliqua qu’elle avait obtenu une mutation pour se rapprocher de son mari en garnison dans le coin. Elle ajouta " ainsi, nous aussi, tous deux nous nous rapprochons " Eh oui Bien sûr, je l’avais informée de mon départ et de ma nouvelle installation. Mais elle, elle m’avait tenu dans l’ignorance de sa nouvelle affectation. Et si nous ne nous étions point rencontrés ? N’importe comment, j’aurais fini par le savoir grâce à des amis communs. Nous nous sommes donné rendez-vous pour la fin de la semaine, au Café de la Mairie. A peine assis, elle m’a suggéré de nous transporter dans son appartement pour que je connaisse son nouveau cadre de vie. Ma foi, l’offre était spontanée, pourquoi refuser. Elle voulu que je fasse l’inspection de son trois pièces ; dans le centre historique : l’entrée, la cuisine, le salon, le bureau. Elle m’a offert un café, je croyais que l’état des lieux était ainsi clos. Tout à coup, tasse à café en main elle s’est exclamée "et la chambre.. " conjugale "ai-je complété " mais elle a fait mine d’ignorer mon impertinence. Et là, mon Dieu, face à cette large surface moelleuse en attente ; nous n’avons pu résister ; ce fût bref, doux et violent. Je crois que nous n’avons soupiré, ensemble qu’un brin de phrase  " Nous deux.." 

Nous nous sommes quittés comme de bons vieux amis, après  un copieux et honnête petit quatre heures.

Je crois que les mois suivants nous avons évité de nous revoir. La dernière fois que j’ai aperçu Germaine., elle était enceinte ; et pressée. J’ai fait un rapide calcul : je n’y étais pour rien .. . . EE

Peu de temps après j’ai quitté R. et je suis resté sans nouvelle d’elle pendant environ trois ans. Le souvenir de cette fougueuse rencontre a tapissé douillettement ma vie pendant plusieurs mois. Je me considérais comme son amant d’élection, aux privautés d’autant plus rares que précieuses. Mais ce sentiment finit par s’estomper et un jour je constatais, surpris et un peu inquiet, que Germaine avait certes occupé une place essentielle dans mon existence, pendant plusieurs années ; et que tout compte fait, elle m’imprégnait encore mais en légers flocons, sans empoisonner mon vécu au jour le jour.

Un soir d’hiver, je reçois un appel téléphonique ; l’opératrice me demande d’attendre et au bout de quelques secondes, et au bout du fil : la voix de Germaine. Elle m’explique qu " elle est de retour au pays natal où elle a retrouvé son poste, mais qu’elle est en disponibilité pour s’occuper de son mari, brave sous-officier, gravement blessé en Algérie ; dans un accident de la circulation. Qu’elle est heureuse d’avoir pu me retrouver (je n’ai jamais su par quelle voie ; elle a toujours refusé de me le dire) ; mais non sans me confier d’avoir récupéré, le mari, en plus ou moins bon état. A plusieurs reprises, elle a insisté pour souligner la gravité de ses blessures et s’il a survécu c’est par miracle. " En somme ce qu’elle me signifie ainsi : encore une fois, une occasion de loupée. . DDDDDs

J’ai ruminé pendant des semaines cette nouvelle avanie. Le souvenir de la très chère amie s’est réactivé et a fini par m’envahir au point que le présent était aboli et de vivre au futur antérieur. J’ai été obligé de prendre un repos de longue durée et ensuite de voyager au vague prétexte de missions aux objectifs hautement improbables. . Curieusement, jamais l’idée ne me vint de la relancer. Tout simplement j’attendais l’avis de décès de ce coriace irremplaçable.

J’ai fini par y renoncer et par l’oublier. Les années ont passé, et je crois l’avoir reléguée en des zones interdites de mémoire, ou du moins de s’être exclue des mes souvenirs vivants.

J’ai eu, bien des années après, l’aubaine de rencontrer une jeune Bretonne du même pays que Germaine et au même âge, lors de notre première rencontre. Vingt ans. Elle était en déshérence et seul son nom à consonance celtique m’a fait tilt. Certes, elle était mieux bâtie que Germaine, plus directe ; et seule à Marseille où elle avait échoué après de rocambolesques péripéties, malgré son jeune âge. Dès le début, nous avons parlé du pays ; ce qui l’a rapidement rassurée. Et nous avons recommencé, tous les jours. Un jour, elle a prononcé le patronyme de Germaine, un simple homonyme. Et le mécanisme s’est remis en branle. Peu à peu, à la perception immédiate d’Anne, s’est superposée l’image de Germaine. Parfois j’avais l’impression de voir double .Lors d’un week-end prolongé nous avons vécu dans une espèce de dédoublement schizophrénique. Anne s’est d’abord pris au jeu et a fini par se lasser et par s’inquiéter de mon équilibre. Sans m’avoir informé, elle a écrit à Germaine. Dans la quinzaine qui a suivi ce week-end démentiel, j’ai reçu une lettre de Germaine dont j’ai reconnu immédiatement l’écriture. Par rapport aux semaines écoulées, je n’y ai vu qu’une simple coïncidence ; j’ai pensé aussi à un phénomène de télépathie. Mais dès la première ligne, j’ai vite compris que cette lettre ne m’était pas destinée pour me tresser des fleurs.

Sur un ton, à la fois geignard et revendicatif elle se plaint de mon attitude. Je l’aurais croisée à Paris, dans le métro, la même voiture, face à face et je lui aurais fait le coup du mépris de ne pas la reconnaître. Etant accompagnée de sa fille, alors âgée d’une vingtaine d’années, elle n’a pas cru devoir faire le premier pas. Elle voulait ainsi prendre les devants à ma réplique attendue "Qu’à cela tienne, si je vous ai ignorée, il vous appartenait de faire le premier pas. D’ailleurs, mon indifférence s’explique facilement pour toute personne me connaissant un peu, dont vous, j’étais plongé dans mon journal " Je lui ai ainsi répondu dans ces mêmes termes. Je lui ai confessé que mes sentiments pour elle n’avaient pas changé et que quelque part, au tréfonds de moi, gisait toujours une vibration amoureuse qui ne demandait qu’à se réactiver si elle se trouvait dans le même état. J’ajoutais que la lettre d’Anne témoignait de mes dispositions à son égard, lui faisant remarquer que c’était la première fois, en trente ans, que je m’exprimais ainsi, pour, enfin, lui faire la cour : j’étais toujours amoureux d’Elle et que ma vie avait été tissée de regrets que j’avais réussi à assoupir, mais qu’à la moindre occasion ce sentiment reprenait toute sa virulence. Ainsi, d’avoir rencontré cette toute jeune femme me ramenait au même âge, celui où nous nous étions rencontrés. Pour confirmer notre détermination à nous retrouver et étayer notre volonté de réanimer notre désir, un échange de photos récentes nous a rassurés. Anne m'a encouragé car elle savait qu’en cas d’échec notre relation n’aurait plus était viable. Elle était jeune et son dynamisme lui promettait un avenir tranquille. Germaine semblait avoir plus de problèmes : elle avait un mari ; à domicile ; le même depuis près de trente ans, complètement rétabli de ses blessures héroïques dont il ne se ventait plus depuis que ses enfants l’avaient converti à l’écologie militante et surtout pratique : jardinage, élevage et pêche maritime. Bien entendu, elle était maintenant assez grande pour s’accorder elle même un bon de sortie. D’autant plus que la destination n’avait rien d’exotique : Paris. L’objet de l’escapade n’avait rien de secret : retrouver un vieux copain dont le souvenir la hantait parfois au point de pourrir la vie du ménage. Guy, pendant son absence, s’était dit qu’elle s’en purge une bonne fois pour toute et qu’on n’en parle plus. Apparemment, ça n’a pas suffi et il a fallu en rajouter une nouvelle ration ; cette fois de l’autre côté, tout en bas, au bord d’une espèce de mer sans marée. Pendant les premiers jours, elle donnait des nouvelles à son mari chaque soir, puis tous les deux jours, pour ensuite se stabiliser à un rythme hebdomadaire. Guy commençait à s’habituer d’autant plus que la perspective d’une préretraite pour Germaine l’avait un peu inquiété. Et, Oh miracle ! Cette rerencontre avait coïncidé avec cette cessation d’activité. Quelque part ça faisait rigoler Guy qui a fini par s’inquiéter pour moi.

Elle et moi nous nagions dans la félicité, jusqu’au jour où ma femme dont j’étais séparé depuis quelques années commença à s’inquiéter de ne plus me voir à un rythme régulier, comme il avait été initialement convenu. Bien sûr, elle se doutait de quelque chose, car elle aussi avait vécu la même situation que Guy, mais exactement à l’envers, mais dans les mêmes conditions : ces accès de spleen qui

m’anéantissaient m’interdisant toute capacité relationnelle. Parfois le mal était moins aigu mais plus pernicieux : j’étais ailleurs, avec un fantôme. C’est avec soulagement qu’elle comprit les raisons de mon silence. Enfin, elle faisait connaissance avec ce cancer à éclipse qui avait gâché une partie de sa vie. C’est avec une grande circonspection que ces dames entrèrent en relation. De chaque côté, les impressions ne furent pas défavorables et au bout d’un certain temps elle se découvrirent beaucoup d’affinités : un goût prononcé pour la lecture, une certaine lenteur dans le quotidien qui leur permettait de s’accorder sur le même rythme, un côté méditatif, voir contemplatif, qui pouvait s’exprimer par de longues périodes de silence partagées ensemble : un penchant pour l’introspection qui s’alimentait sur des souvenirs semblables vécus en pointillés.

Peu à peu, leurs fréquentations devinrent plus serrées, plus intimes et j’eus alors l’impression d’être en trop, de devenir pour elles un inépuisable sujet de conversation permettant de ravauder à deux des années où elles avaient eu la conviction qu’un être en moins et un être en trop les rongeaient.

J’étais donc en tiers ; donc en trop. Pour me consoler ces Dames me proposèrent d’aller rejoindre Guy, pour un temps. De retour au pays natal, l’accueil fût enthousiaste et pour effacer ses déboires conjugaux que lui prêtait la rumeur publique, il m’exhiba, au début, comme l’amant de sa femme revenu de ses égarements libidineux ; bien entendu, quand on lui demandait des nouvelles de celle-ci, il éludait, maladroitement ; ainsi avons nous acquis la réputation de deux compères cocus. Depuis, je m’initie à toutes les subtilités de la pratique du parfait écolo. Mais j’ai toujours le mal de mer ; ah si mon rival avait été un pur terrien !

En m’abstenant d’avoir fait un choix, il y a plus de trente ans, ai-je bien joué ? Dois je le regretter ; des jours, oui lorsque Guy me détaille le bonheur de leurs premières années de vie conjugale;  même séquestré pendant des mois sur un lit de douleurs, mais aussi de douceurs. D’autre fois, je me sens lâchement soulagé d’avoir pu éviter les périodes de dépressions de Germaine, ses insatisfactions latentes. Ma femme aussi a vécu parfois ces mêmes difficiles passages, et moi avec, mais elle me laissait des possibilités d’évasion. Ce que le couple Guy-Germaine ne savait se permettre.

Au fond, je ne regrette rien ; j’ai même fait une double bonne action à l’égard de nos Dames : permettre leur rencontre.

J’ai retrouvé Anne, revenue au pays, comme institutrice, affublée d’un mari corse ; généreux envers tout le monde, et particulièrement pour l’ancien mentor de son épouse et le mari de l’amie de son épouse…

Que devrais-je alors regretter ? Regretter d’être dans l’embarras pour répondre à cette question ?

Regretter ? Mais quoi. Quel épisode de ma vie. Tous ?

Ou regretter d'avoir regretté ?




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