U N R E V E I L L O N
Pourquoi avait il accepté l’invitation de Virginie et surtout pourquoi avait il fini par y répondre. Maintenant, il se trouvait coincé au milieu d’une bousculade qui se voulait festive dans une salle enfumée et bruyante remplie au delà de ses capacités normales d’absorption.
Absorber, pour l’instant, c’était son unique objectif mais il était quasi impossible d’approcher du buffet.
Soucieux de se démêler de cette cohue, il n’avait guère cherché Virginie que sa petite taille dérobait facilement à toute investigation tatillonne.
Enfin, il l’aperçut, se désarticulant face à un escogriffe, qui se contentait d’un nonchalant déhanchement, en soulignant la taille de sa partenaire, d’un mouvement semi circulaire de l’index tendu.
Ayant repéré Léo, elle entraîna hors du cercle infernal son cavalier, sans perdre le rythme de la danse et l’apostropha en hurlant pour se faire entendre : " Alors, tu ne sembles pas dans le coup ! " Piteusement, Léo ne sût que lui répondre " J’ai soif ! " Virginie, avec un accent de pitié : " y a tout ici ; il te manque quelqu’un pour trinquer ; tiens tu vois cette grande en noir, avec un air de godiche, c’est ma recrue de dernière heure " Et de la héler. L’inconnue se rapprocha du trio, d’un pas traînant et d’un air maussade. Virginie fait rapidement les présentations : " Mélusine – Léo ", sans se soucier de son compagnon qui continue à battre la mesure de son long index qui cette fois caresse la taille de sa partenaire. Jusqu’alors, son doigt n’avait jamais effleuré le corps de Virginie.
Mélusine suivit Léo jusqu’au bar, dégagé de la pression des invités maintenant agglutinés au centre de la pièce en une houle syncopée. Léo était taraudé par l’envie de souligner la différence de comportement du compagnon de Virginie, de cet index d’abord épousant sagement et à distance le rythme de sa partenaire et, au repos, semblant s’insinuer sous tous les plis de sa taille où il paraissait découvrir des sentes que ne laissait pas deviner sa morphologie.
Léo constata que le visage de Mélusine se détendait et que ses gestes avaient perdu de cette rigidité qui au départ, l’avait lui même raidi. Ils n’avaient guère parlé et Léo, soulagé, s’étonna des vertus de leur premier verre, même avant d’avoir été absorbé. Tous deux, un peu intimidés, s’employèrent à justifier leur présence en ce lieu. Au fil de leurs explications décousues, chacun percevait l’autre comme une personne déplacée en un endroit qu’elle n’aurait jamais fréquenté, surtout en pareilles circonstances, si n’avait été l’initiative de Virginie à les convier à ces réjouissances baroques. Léo comprit assez vite que Mélusine avait été recrutée in extremis ; " Pour faire nombre ! " Soupira-t-il. Mélusine surprit la réflexion de Léo sifflée entre les dents " C’est ça, et vous ? " Léo lui expliqua qu’il avait été sollicité plus tôt. Certainement, pour aider à remplir le listing des effectifs prévus (" pour effet de surbooking "…) ; ce qui explique son insistance, il y a deux jours pour s’assurer de ma présence. "
Tous deux convinrent des méthodes désinvoltes de Virginie pour arriver à ses fins. " Par tous les moyens, et dans tous les domaines " conclut Mélusine. Ces constatations les rapprochèrent et une sorte de connivence s’établit entre eux.
Mélusine, au bout d’un moment ramena le couple à l’évidence du moment " Nous sommes venus, je crois, pour danser un peu ; vous voulez ? " Un peu hésitant, Léo se laissa entraîner et prit vite plaisir à s’abandonner au bras de cette grande fille au rythme délié faisant fi des mesures de l’orchestre.
Au bout de trois ou quatre danses, le couple voulut souffler mais ils ne trouvèrent aucune table où s’asseoir. Bien vite, ils comprirent que les places assises étaient toutes occupées par des groupes déjà formés à l’avance. Cette constatation les rapprocha et, sans pathos, ils comprirent que seuls les couples isolés s’accrochaient encore au bar, parfois en des postures grotesques, comme exclus de la convivialité festive ambiante.
Manifestement, Mélusine avait chaud et elle sembla bientôt au bord du malaise. "Sortons ! " proposa-t-elle à Léo qui sans mot dire la précéda vers la porte. Dehors, il faisait un froid vif et piquant et Mélusine qui n’avait aucun manteau à se mettre grelotta ; elle expliqua qu’elle avait laissé ses bagages dans la voiture de Virginie. Elle confia qu’elle ne voulait pas rentrer " dans ce bouge " et pria Léo d’aller demander à leur amie de lui rendre ses affaires ; elle lui demanda de pouvoir attendre son retour dans sa voiture ; Léo lui laissa les clefs et finit ensuite par toucher Virginie qui s’exécuta de mauvaise grâce assaisonnée de ce commentaire " Ca a été vite emballé ! "
De retour à la voiture, il trouva Mélusine renversée sur son siège, yeux clos et jouant avec une espèce de chapelet trouvé sur le tableau de bord. Sans ouvrir les yeux, elle brandit sa trouvaille en l’interpellant "C’est votre radar ? "Une vieille relique ; quand j’ai acheté cette voiture d’occasion je l’ai trouvée. On…ne sait jamais " Mélusine lui demanda s’il était superstitieux. Il lui répondit " pas plus que la moyenne des gens qui se croient raisonnable. Mais enfin, s’il n’y a pas de signes prémonitoires ; il y a des hasards, des fatalités, heureuses ou malheureuses, de petits événements pouvant déclencher d’heureuses surprises ou catastrophes. La vie c’est souvent de ces rencontres improbables dont il faut se méfier, éviter, ou au contraire savoir profiter ".
Mélusine lui demanda dans quelle catégorie entrait leur rencontre. Léo de lui répondre que ça dépendrait de la suite des événements et de ce que nous pourrions en faire. Et de lui demander si cette rencontre était purement fortuite .Mélusine lui répondit que oui car il y a moins de deux heures que Virginie m’a appelée. J’ai juste eu le temps de m’habiller, de prendre un petit bagage et de convenir avec un ami de m’attendre demain après midi ; Il connaît les lieux. " En attendant, trouvez nous un endroit tranquille pour causer et boire un coup." Léo lui expliqua que le lieu de la fiesta était isolé et que le bar le plus proche était situé à environ 2Okm, également en pleine montagne.
Mélusine accepta la proposition en lui avouant qu’une virée à l’orée de la nouvelle année lui convenait. Pendant le parcours, ils n’échangèrent que peu de mots ; Mélusine semblait crispée et Léo, l’ air maussade, ruminait leur brève conversation partie d’une remarque banale de sa compagne sur un objet insolite ; insolite par rapport à qui ? Elle ne le connaissait pas et ne pouvait guère préjuger des rapports qu’il pouvait entretenir avec cet accessoire. Il était mécontent de sa propre réaction et du développement pseudo philosophique dans lequel il s’était hasardé à l’intention de sa passagère ; le comportement de celle-ci frisait la provocation et elle devait être contente de la réaction ainsi déclenchée. Seule la suite de son discours sur le hasard avait ensuite fait réagir Mélusine ; s’était-il ainsi exposé à lui dévoiler un vague espoir ? Et si Virginie avait arrangé cette rencontre fortuite ? En ce cas elle s’était plantée puisque Mélusine allait redescendre le lendemain avec un ami. Vrai ou faux …. Et puis, Virginie ne lui a-t-elle pas arrangé une rencontre avec une autre de ses innombrables amies. Peut être qu’à cette heure on le recherche dans le tumulte de la fiesta …
A cette perspective, Léo accéléra dans la reprise des virages ce qui eut pour effet de faire glisser Mélusine en un état nauséeux. Arrivés au village, c’est presque un paquet inerte que Léo aida à s’extraire de la voiture et c’est chancelant qu’elle entra à son bras dans le bar.
De sa difficulté à encaisser ses accélérations, Léo se douta que Mélusine était du genre délicat, super sensitive (le chapelet) et capable de s’entretenir dans une fragilité pouvant lui permettre de franchir, quand même indemne, certains passages difficiles. Ces constatations, un peu hasardeuses, osa-t-il s’avouer un peu plus tard, l’incitèrent à explorer minutieusement les recoins de la vaste salle déjà bien remplie. Il finit par trouver une table calée dans un angle et protégée par une plante au large port qui semblait glisser vers un lent dépérissement à en juger par les variations de l’étalement de ses verts délavés.
A peine assise, Mélusine un peu remise de son malaise, remarqua la plante et s’apitoya sur sa dégénérescence (" son agonie " dit-elle) " elle est mal en point soupira-t-elle ; comme moi il y a quelques instants ; ici mon assise est plus stable ; ça va mieux . " Léo expliqua sa conduite par son souci de ne pas arriver trop tard à ce café où toutes les tables risquaient d’être prises " Et puis, il va falloir que vous puissiez dormir un brin si vous voulez être fraîche pour accueillir votre ami demain. " Souriante, Mélusine : " Demain, en milieu d’après midi ; nous avons donc tout notre temps… "
Cet usage de la première personne du pluriel laissa Léo d’abord surpris puis, ensuite tout rêveur. "Vous avez raison ; nous pourrons ainsi, entre autre, assister à la progression de l’agonie de cette plante ; drôle de décor de proximité pour un début d’année, Mélusine " " Oui, mais n’oubliez pas que chacun de nous fait partie, au moins pour l’autre, de ce même décor ; c’est un peu réconfortant, n’est ce pas ? "… " Excusez moi ; puisque le décor est ainsi planté, il serait peut-être temps de faire connaissance. Nous n’avons, pour l’instant, qu’un seul point commun : Virginie ; au fond, si je la connais depuis longtemps, je la connais peu ; amie d’amis. Dernièrement, elle m’a consultée sur un point de droit ; je suis conseil juridique, en retraite. A cette occasion, elle m’a demandée ce que j’allais faire pour le premier de l’an. Rien. En effet, je suis seul et je suis devenu un peu sauvage. A moins que devenu sauvage, je vive maintenant seul. A vous de juger …. " Mélusine de lui répondre : " Pour l’instant, c’est trop tôt ; je crois que nous allons avoir une partie de la nuit pour commencer à nous faire une opinion l’un sur l’autre. Je ne connais que depuis peu Virginie, je l’ai rencontrée à l’occasion d’une exposition où je participai. Je suis peintre, même en bâtiment à l’occasion. Elle m’a beaucoup parlé d’elle ; c’est une fille intéressante mais un peu trop excitée à mon goût ; se perdant dans des propos bâclés où on a du mal à se retrouver. J’ignorais votre existence jusqu’à notre rencontre. Au fait, elle m’a invitée à la fois par provocation (nos mondes s’ignorent) et parce qu’elle craignait de faire le voyage seule, de nuit, sur un trajet de montagne. J’ai l’impression que vous ignoriez mon existence jusqu’à ces présentations. Pourtant elle m’a confié avant d’arriver : " j’ai un vieux à caser pourvu que l’aubaine vienne ! "
" Ah ! Une certitude, vous êtes passé à la fête, comme moi, où elle nous a présentés donc il devrait s’agir d’un autre gibier. Nous voici rassurés, pour l’instant….Excusez-moi, le terme gibier est un peu désinvolte, mais dans ce genre d’affaires, les rôles s’inversent facilement ".
Il commençait à faire chaud dans ce " bastringue " comme Mélusine avait qualifié l’endroit. Elle se débarrassa de son manteau récupéré dans la voiture de Virginie et, pour la mettre à l’aise, Léo s’allégea de sa vieille canadienne. Ils finirent par se faire servir un verre de punch chacun. Léo s’étonna du choix de Mélusine ; il aurait plutôt pensé pour elle à un thé.
Maintenant, il la voyait sous un éclairage neutre ; il l’avait crue un peu plus enrobée " de formes généreuses ". Au contraire, il la découvrait plus svelte, de taille plus souple, avec de larges épaules et de petits seins qu’il s’est empressé de croire effrontés, autant qu’il pouvait les deviner sous un corsage fait, lui semblait- il, d’une triple épaisseur de mousseline. Plus tard, il s’aperçut qu’elle ne portait pas de soutien gorge. Ajouté au verre de punch, commandé d’autorité par elle, ce détail le plongea dans une espèce d’euphorie comme après avoir trouvé la clef d’une énigme. En effet, le visage de Mélusine, plus il essayait de le détailler, de le lire, d’interpréter ses expressions, plus elle lui échappait : un bas de visage hiératique, une bouche qui aurait pu paraître sèche n’était son étonnante mobilité et des yeux profondément enfoncés, difficilement accessibles et dont le regard ne s’exprimait que par un jeu de paupières frisant la virtuosité.
Un mystère qui se métamorphosa en évidence : Mélusine, une femme libre, qui sait s’assumer, s’insérer dans les situations les plus abstruses, les provoquer même ; en apparence sans attaches (même de soutien-gorge, sourit-il) ; tout en cultivant ses secrets. Il serait passionnant de lui en arracher quelques uns ; ou même d’essayer de les partager. Mais aussi, corrigea-t-il, peut être épuisant…
Il avait regardé Mélusine par intervalles entre deux gorgées de punch. Son verre vide, il se plongea dans une laborieuse rumination. Le tintement du verre d’en face l’en sortit et il aperçut Mélusine, insaisissable, sourire ironique ourlant ses lèvres qu’il essaya à plusieurs reprises de capter, ne serait-ce que pour une seule seconde. Elle le regardait, lui semblait-t-il, avec une attention un peu distante : " Encore un verre, pour le retour ; je sais il y a les gendarmes, alcool test au poing, au détour de chaque virage, mais ce soir c’est une nuit exceptionnelle ; s’ils ne sont pas eux-mêmes beurrés il sauront être indulgents. Et puis on s’est dit peu de choses ; je crois qu’on s’est bien regardés. Je crois même que vous m’avez déshabillée ; du moins du haut, je crois. Ne protestez pas, c’est encore de nos âges, et de circonstances "
Et chacun de s’étaler un peu sur certains épisodes de leurs existences ; Léo enregistrait tout, en sachant qu’il oublierait la plupart de ces confidences, avec le vague espoir d’en ranimer certaines, pour le cas où... Mélusine l’écoutait d’un air un peu indifférent mais réagissait vivement à certains détails du récit. Au fur et à mesure, il essayait de discerner une ligne directrice dans les réactions de Mélusine. Mais en vain ; il commençait à être fatigué, ce qui apparemment, n’était pas le cas de Mélusine.
Pour essayer de reprendre la conduite de la conversation, il relança le sujet de Virginie, mais au-delà de son " rôle d’entremetteuse ". Il crut habile de revenir sur l’étrange comportement du cavalier de Virginie qui semblait, en dansant, de son index dessiner des arabesques autour de Virginie, sans la toucher. Puis, au repos, son danseur se livrait sans ostentation mais avec une application décontractée, et sans se cacher, à l’exploration des plis de sa taille. " Effectivement, lui répond, Mélusine, j’ai fait la même remarque, surtout cet index qui semblait posséder Virginie à distance; c’était fascinant. Une promesse phallique ? " Léo opina du chef en ajoutant : " Ou un substitut, à défaut d’une réalité plus tangible. Vous connaissez le gars ? " " Non, je n’ai jamais vu Virginie deux fois avec le même partenaire ; j’ai l’impression qu’elle change de mecs comme de clients ; j’espère qu’ils ne connaissent pas le même sort que ses patients ; il est vrai qu’on fait toujours appel in extremis à ses soins …. " " C’est aussi mon avis. J’apprécie son tempérament. Au même âge, j’aurais aimé lui ressembler. " " Comment étiez vous alors ? " " Godiche ; je ne savais pas godiller ; je manque encore de maîtrise dans cet art, mais maintenant je sais négocier, avec moi-même ; et paradoxalement, prendre des risques. La preuve, je suis ce soir avec vous, en ce lieu. Rien n’a été prévu et je crois qu’il en est de même pour vous ; et je me sens bien, d’autant que demain sera un autre jour ; pour vous aussi j’espère. Je ne sais qui a dit " l’aventure est au bout de la rue, ou au bout de la nuit ? "
" Moi aussi, pour l’instant, mais vous, n’êtes-vous pas un peu cruelle ? " " Mais non ! Votre imagination vous perdra ; Pascal l’a déjà dit. Demain ? Le copain ? Oui, il nous est arrivé d’être très proches. Mais demain, il y a, je crois, une femme qui vous attend ; vous ne la connaissez pas ; c’est formidable ! Moi, celui qui va me rejoindre, je le connais ; c’est rassurant, mais peut-être moins excitant ; en tous cas moins romantique. Mais, à ce propos, ici , nous sommes deux personnes qui ne se connaissent pas ; entre nous , sur ce point, tout reste à faire Si j’ai bien compris, actuellement, nous connaissons chacun une certaine solitude. Et il y aurait beaucoup à dire. Ainsi, en ce qui vous concerne, la présence insolite de ce chapelet sur votre tableau de bord, d’autres le relègueraient au fond du vide-poche. Provocation ? Relent de vieille pratique superstitieuse ? Un peu des deux, je l’ai bien senti, pourtant je suis fondamentalement areligieuse ; presque fanatiquement ; et j’ai eu tout à l’heure, à la vue de cet objet, largement étalé face au passager avant, une espèce de haut le cœur. Mais, c’est l’âge, je me suis ressaisie et me suis dit : ma fille, ta réaction est un peu trop épidermique, cela veut dire que je reste encore sensible à de telles manifestations….Hein ! "
Léo ne savait quoi lui répondre, emballé et séduit et un peu sidéré et inquiet : comment échapper à son regard qui pourrait dériver en un reflex inquisiteur ? Avant d’affronter la séquence du chapelet, il avait du reconnaître qu’il avait regardé avec grande attention et réel plaisir l’exhibition de Virginie avec son partenaire. Mélusine : " ainsi vous ai-je alors déjà repéré, toute surprise ne pas être la seule à observer cet étrange couple. Je vous l’avoue, de vous avoir ainsi remarqué m’a décidée à accepter ensuite, votre proposition qui, à première vue pouvait me paraître guère honnête "
Léo se sentit flatté de cette confiance qu’il jugea décernée au conditionnel. Il lui avoua que sans être esthète, certaines manifestations, même en apparence anodines, pouvaient retenir son intérêt et finir par le séduire, même à son insu. Souvent, il en prenait conscience après coup, une fois passé l’effet du charme. Bien sûr, il cherchait du regard Virginie, mais son attention avait d’abord été attirée par le ballet de cet index aux volutes magiques. Mélusine l’écoutait avec une grande attention : " La vie, commenta-t-elle, c’est de savoir la prendre, dans ses manifestations les meilleures, sans forcer ; d’être, le plus souvent possible, comme en état d’alerte, et se laisser aller, pour être saisi par l’inspiration, non pour en faire une œuvre, mais pour en jouir. Je suis artiste, peintre, mais, en fait, je produis peu ; j’essaie d’être en état de disponibilité, pour capter la beauté et, souvent de m’en contenter simplement. Et, à l’occasion, de tenter de la rendre par l’art plastique, ou l’écriture … "
Léo lui répond qu’il n’avait jamais réfléchi sur ces sujets mais étant d’un naturel rêveur et dilettante, souvent son attention est sensible à ce qui lui parait en décalage avec une réalité trop prosaïque. " Mais vous êtes poète ! Mon ami est comme moi, peu soucieux d’une œuvre ! " Léo ne sait quoi lui répondre et murmure, dents soudées, comme honteux : " Souvent, je m’ennuie " Mélusine jubile à cette confession : pour elle c’est la condition indispensable pour se tenir en état vigile, afin d’allumer la banalité du quotidien. "Accaparé, jamais vous n’auriez pu remarquer ce couple ". Au même instant, elle aussi s’ennuyait ; ce n’est pas Virginie qui a attiré son attention, mais la virtuosité de cet index. Léo en convient et songe que si leur rencontre devait avoir une suite, ce serait pour, en partie, s’être ennuyés, et ensuite réveillés, dans les mêmes circonstances ; mais chacun dans son coin.
Cet échange finit pour lui de prendre des contours labyrinthiques où il craignait de se perdre, en particulier de se dévoiler au delà de ce qu’il le voulait, non seulement de se trahir, mais de se défausser, d’en arriver à se faire manipuler, en s’abandonnant à une entreprise de remodelage, œuvre de cette amie d’une soirée qui commençait par s’étirer.
Il proposa de rentrer. Mélusine de lui répondre que c’était une bonne idée " dans l’ordre des choses ". Le retour s’est fait à une allure plus paisible ; Mélusine est complètement détendue sifflotant quelques airs de valse ; Léo se laisse bercer par ce tempo, un brin alangui, et la voiture épouse souplement les virages, sans à-coup. A un moment, il se surprend à susurrer " sixitine " ; Mélusine croit entendre Titine qu’elle interprète en " Christine ". Et de lui demander ironiquement : " Ca y est ! Vous vous rappeler qu’ au bout de ce dernier lacet vous attend Christine ! ! " Léo, dans un furtif sourire : " Non ; mais j’y songe ! Il s’agit bien d’un prénom féminin rarissime mais très connu ; j’espère vous l’expliquer un peu plus tard ; demain matin, si nous parvenons à nous rencontrer au petit déjeuner. Pour l’instant, il s’agit de nous préoccuper de l’hébergement que Virginie nous a réservé ; je vais retirer au bar les numéros de nos chambres. Je suppose que vous avez sommeil. Mélusine : " Encore un dernier verre puisque c’est la fête ! Tenez ce troquet que vous avez négligé à aller, dans la seule ligne droite du parcours ! Ne seriez vous pas un petit peu tordu ? "
Mélusine fait part à Léo qu’elle n’a aucune idée de la façon dont est assuré cet hébergement. Léo la rassure, il connaît les lieux, elle sera surprise. Peut-être agréablement, passé le premier étonnement.
Revenus à leur point de départ, Mélusine découvre, de l’autre côté de la route, face au lieu des réjouissances, une large forme massive aux allures de forteresse, ou de prison. Elle s’arrête pile pour essayer de repérer une entrée qu’elle a du mal à localiser. Elle finit par apercevoir, dans un renfoncement, un large portail troué d’une petite porte, constatant au même moment qu’il n’existe aucune autre ouverture et qu’aucune fenêtre n’anime cette façade.
Mélusine fait part à Léo de son inquiétude : s’il est si malaisé de trouver l’entrée de ce blockhaus, il sera peut-être encore plus ardu d’en repérer la sortie ... Pour la rassurer, Léo lui propose de faire le tour des lieux par l’extérieur. Après avoir longé cette longue façade aveugle d’où, paradoxalement filtre, diffus, un patchwork de lumières, ils contournent un petit muret d’où émerge un bouquet de cèdres largement étalés au-dessus de ce qui semble être, à Mélusine, un jardin. " Oui, répond Léo, un jardin très tranquille ; un cimetière. " Puis ils débouchent sur un vaste plateau butant, au loin, sur une falaise ; A droite, une série de petits bâtiments disparates semblent, autant que l’obscurité le permet, donner un peu de vie à cet ensemble.
Revenus au centre de la façade, Léo entre sans hésiter ; avec un brin de sans gène, pense Mélusine, qui aperçoit au fond d’un vaste hall aux formes assez confuses deux larges escaliers partant dans des directions opposées ; Léo : " Passez- moi votre billet de logement ! je me souviens que ma tante, propriétaire d’une petite maison de trois pièces et demi, pour son petit ménage à enfant unique était, même en temps de paix, gratifiée de l’honneur, à l’occasion de manœuvres, d’héberger un homme de troupe, muni d’un billet de ce genre. Bon, je divague, une façon de mesurer l’écart pouvant se glisser entre personnes d’une même génération que sépare une petite différence d’âges. Voyons : A.- 2e, N° 12- Vous avez la clef ; parfait suivez- moi ". Mélusine : " Vous semblez connaître parfaitement les lieux " Léo : " Vous savez, je peux déjà prétendre avoir enfilé quelques bouts de vie en des lieux parfois plus excentriques ".
Parvenus à la porte de la chambre, malgré toute la finesse de leurs manœuvres, ils n’arrivent pas à ouvrir la porte. Mélusine suggère d’essayer toutes les serrures aux numéros se terminant par 2. A l’étage, il y en a quatre. Et il y a trois niveaux. En vain. Léo hasarde la perspective de s’attaquer à l’autre aile où se situe sa chambre Même absence de réussite. Mélusine s’épuise dans ces volées d’escaliers explorées à la limite du malaise. Il faut se rendre à l’évidence : la clef n’est pas utilisable et personne dans ces couloirs à peine éclairés ; en face la fête bat son plein et le déchaînement des enceintes parvient à percer l’épaisseur des murs.
Mélusine suggère sur un ton faussement badin : "Puisque vous avez accès à votre chambre, pouvez-vous me la prêter pour une ou deux heures, pendant que vous allez continuer à festoyer en face ? " Léo " Pas d’objection, je suis moi-même fatigué et me replonger dans la fiesta ça peut me requinquer, et après vous viendrez me rejoindre ; nous aurons ainsi rempli notre contrat à l’égard de Virginie, Entrez ! " Léo s’efface devant Mélusine qui s’arrête net, saisie par le dépouillement de la pièce : " C’est d’une austérité toute monacale ! " " Mais ma chère : Nous sommes dans un couvent ! Je n’ai pas osé vous le dire, à cause de votre réaction en ce qui concerne le chapelet de ma voiture. "
Mélusine frisonne, malgré la tiédeur de la pièce, se rapproche de Léo et lui fait remarquer qu’il y a deux lits, à chaque angle opposé à la porte ; deux lits monacaux. Je ne veux pas rester seule ici ; vous aussi vous commencez par être fatigué ; restez, je vous le demande. Bien entendu, chacun dans son coin "
Donc, chacun dans son coin, de se coucher avec des gestes compassés ; en fait, celui qui paraît le plus embarrassé semble être Léo. Mélusine, un peu mise en confiance et pressée de se glisser au lit, se dépouille sans embarras, à la grande gêne de Léo qui, piteusement tire le drap sur sa tête, ce qui lui attire cette remarque de Mélusine : " Vieux voyeur, vous trichez ! "
Le lendemain, Léo se réveille, un peu embrumé, avec la vague sensation d’une ombre glissant au dessus du lit : Mélusine, penché sur lui, agite le chapelet dérobé dans la voiture : " vous êtes en retard pour Matines ! ". Léo, dressé en sursaut sur sa couche, constate que sa voisine de chambre a bien enfilé un gilet mais a gardé son pantalon de pyjama. "Il fait froid, dit-elle, pour aller aux toilettes je me suis seulement équipée de ce tricot. Bon, le temps pour vous d’aller faire le même pèlerinage, j’aurais le temps de m’accoutrer décemment ". Léo a bien un peu traîné dans ces couloirs glaciaux qu’il n’a jusqu’à présent, fréquentés qu’à la belle saison. Rentré dans la chambre, il surprend Mélusine se débattant avec l’agrafe de son soutien-gorge ; geste suspendu, elle l’apostrophe avec assurance : " vous tombez bien, venez m’aider ".
Le petit déjeuner, dans une petite salle encore vide des noceurs de la veille, est plein d’entrain, Mélusine est pétillante, il semblerait que la nuit lui a procuré une assurance qu’elle n’a guère exprimée au cours de cette soirée à rallonges.
Léo lui propose de faire un tour dans les collines proches ; elle décline l’invitation prétextant qu’elle n’est pas chaussée pour ce genre d’expédition. Avant de se séparer, elle demande quelques explications au sujet de ce couvent. " Très simple, j’y ai séjourné d’abord, dans une autre vie, comme novice, seulement l’été, puis ensuite dans diverses circonstances, mais celle qui nous a rapprochés cette nuit, c’est une première cependant, je mentirais si je vous disais que j’y ai toujours dormi seul.. " " Quoi ? Vous avez été moinillon ! Alors j’ai couché avec un ancien curé ! " Léo : "Gardons justes mesures des choses, nous avons simplement dormi ensemble; et je n’ai reçu que le premier ordre mineur "
Sur ce, et après avoir échangé leurs numéros de portable, ils se séparent….
En redescendant, en fin d’après-midi, un appel de Mélusine le surprend : Le copain attendu n’est pas au rendez-vous, il s’est trompé d’endroit, il s’est embusqué, à cent kilomètres d’ici, dans le parc d’un quatre étoiles (" ce n’est pas mon genre rassure-t-elle ") où en vain, il l’a cherchée. Il est furieux (" après qui ? ") Elle s’est engueulée avec Virginie qui l’accuse d’avoir détourné Léo du rendez-vous prévu par elle. Pourrait- il la " rapatrier à domicile ? "
Une demie heure plus tard, il fait déjà presque nuit, Léo recueille Mélusine qui se dessèche sur une borne de la route près du monastère. Elle s’excuse confusément, expliquant qu’elle n’a pas scrupule à lui demander ce service, puisque le chemin de Léo ne passe pas loin de son domicile. Le retour est gai, la bonne humeur est contagieuse, les deux passagers sont plus détendus que la veille.
Un peu avant d’arriver, Mélusine commence à se tortiller sur son siège et lance quelques regards inquiets à Léo : " Dites, et cette Christine dont vous chuintiez le nom en allant au Bar, cette nuit ? " Léo d’éclater d’un grand rire qui le fait tanguer sur son siège, au point qu’en se rétablissant au volant, il provoque une embardée à la voiture qui frôle le ravin : " Non, il ne s’agit pas d’une femelle, mais du mec en chef, Dieu, et son doigt démiurge, tel qu’il est peint par Michel Ange, à la Chapelle Sixtine, ma Titine ! J’y pensais à propos du ballet de l’index du copain de Virginie ". Mélusine, soulagée et complètement détendue, se rapproche de Léo.
Un peu avant de parvenir à son domicile, Mélusine demande à Léo de se garer su la berne. Après un long silence d’hésitation elle lui dit " Vous m’avez dit que personne ne vous attendez, vous êtes donc libre ; vous avez encore un bout de chemin à faire, de nuit. Je me propose donc, à titre de réciprocité, de vous offrir l’hospitalité. Mais attention, je vous préviens : dans cette maison inconfortable, il n’y a qu’une chambre chauffée, avec un seul lit ; un grand lit. "